Une fin qui a l’élan de la lave.
Une fin qui a commencé bien plus tôt. Dans les locaux de l’Unité 731 du Dr Shirō Ishii par exemple, un des pires prédateurs de l’histoire, qui lors de l’envahissement de la Chine par le Japon, passa son temps à découper vivants, puis à empoisonner, hommes, femmes et enfants. Ou son équivalent et non moins célèbre Dr Joseph Mengele et son identique, misérable et prétendue recherche médicale. Ou encore, au début du 19e siècle, l’immense camp de travail et de supplices du Congo Belge de Léopold II. Voire, plus récemment, les expériences de tortures ou de viols sous drogues diverses, du programme MK Ultra des USA. Sans oublier les séjours en soins de santé des goulags sibérien. Et ne parlons pas de la célébration religieuse de nos deux grandes valeurs sacrées en boucherie guerrière, 14/18 et 39/45, ni du colonialisme dans son étendue absolue, telles que les tortures électriques de l’armée française, suivies d'un largage dans le désert depuis un hélicoptère, des résistants algériens encore vivants. Et ne soufflons mot bien sûr, de la traite esclavagiste par toutes les grandes civilisations qui comptent.
Les attaques suicidaires perpétrées par le Hamas, ont ça de particulier qu’elles sont le fait d’une organisation enclavée dans un territoire minuscule, une bande de 41 km de long sur une moyenne de 9 de large, où un tiers des habitants vivent au long cours dans des camps de réfugiés, et sept cent mille, dans la ville de Gaza elle-même. Un lieu dément de rétention et de précarité pour 2,1 millions d’habitants, dont la faute initiale, contrairement aux conquérants listés au-dessus, se trouve d’être seulement, misérablement en vie, ou plutôt, en survie précaire.
Car à cette heure, pour Médecin du Monde, présent sur place, l’ensemble de cette population voit, selon le programme de vengeance et de punition collective annoncées, son pronostic vital pleinement engagé.
Faut-il, et seulement ça, pleurer d’abord les martyrs israéliens et leurs supplices, otages paradoxaux eux aussi de ce nœud gordien qu’est la condition humaine palestinienne ? Le degré d'atrocités, les meurtres de civils,* d’enfants,* les viols et mises à nu publiques de femmes, sur qui l’on crache,* oui, c’est le tréfonds des égouts, le tréfonds du puits dans lequel se compresse l’esprit humain du jour. Avons-nous besoin de consignes pour regarder ça réellement en face ? Et qu’en est-il de la profondeur de champ, qu’en est-il de la fabrication de ces abominations ? Qu’en sera-il des suivantes ?
Après tant d’horreurs lors du siècle précédent, sommes-nous réellement légitimes aujourd'hui, libérés nous-mêmes de ces ingrédients atroces, pour traiter de la fabrique de ce cauchemar ? Pour traiter de cet abandon au si long cours, pour traiter de l’indifférence généralisée quant à la bande de Gaza ? Car il s’agit bien, indubitablement, d’un des ingrédients de cette apocalypse sans révélation, l’indifférence. Serait-ce alors possiblement la fin systémique de l’humanité, par simple implosion structurelle, par simple dégoût interne ? Accepter de regarder cette horreur dans une perception plausible de fin du monde, de désespoir sans bornes, de deuil absolu, est inévitable, probablement, implacablement nécessaire, pour ne pas dire, obligatoire.
Cette monstruosité pour autant, vient-elle juste de commencer ? N’est-elle pas encore chaude, dans son atroce immédiateté, de tout ce qui l’a peu à peu, préparée, construite, privilégiée ? Comme le déroulé passif, automatique, malgré les meilleures volontés du monde, d’une horreur lovée dans une implacable inertie mondiale ?
Pour certains, il est peut-être vain de retourner en arrière, vain de chercher les préambules de ces abominations. Mais il se trouve qu’à Gaza en particulier, nous ne sommes pas dans le Champ des Merles du monde serbe au 14ᵉ siècle. Nous sommes à l’échéance de moins d’un siècle, un temps ultra court à l’échelle historique, un temps univoque fossilisé par la guerre, le colonialisme et l’apartheid d’Israël. Un Etat fossilisé lui-même par l’appui, si parfaitement désintéressé, si parfaitement surjoué et hypocrite, des pays occidentaux. Le confinement absolu de l’horizon des Gazaouis, s’est fait relativement récemment certes, mais dans le même esprit que le confinement au long cours de la diaspora juive pendant des siècles, au cœur de l’impitoyable développement européen. Et cette répétition, par délégation, devrait nous questionner.
Que ce soit pour les leaders palestiniens du Hamas, ou les Juifs dirigeants du Likoud, cette guerre, n’est-elle pas, peu à peu, l’accomplissement d’un long processus de radicalisation idéologique, religieuse et nationaliste, et finalement, de terrible et simple déshumanisation ? Laquelle, contrairement à ce que l’Etat israélien a décrété pour en justifier la suite symétrique et militaire sans limites, n’est pas le fait de bêtes humaines - les bêtes n’élaborent pas de sentiments génocidaires ou sadiques - mais le fait d’humains, y compris lorqu'on on les nomme, faucons israéliens ou palestiniens.
Que sont des humains que l’on traite pour une part, comme des bêtes ? Que l’on finit de nommer comme des animaux, que l’on finit par considérer comme tels, faisant d’eux, profondément, des être ravagés par leur condition de déclassés, précipités en miroir dans les bras des pires idéologies. Ce qui veut dire, des êtres humains d’abord abandonnés des leurs, et devenus irréductiblement haineux, face à des maîtres prétendus, qui ne sont que des bourreaux avérés.
Après 70 années d’apartheid, après de si longues décennies sans droits, sans espoirs de changement, sans sécurité minimale, celle de simplement pouvoir survivre sans se courber chaque jour devant un occupant à l’autorité de plus en plus robotisée, un occupant aux armes d’extra-terrestre, volant et détruisant les terres et les habitations, blessant ou tuant de sang-froid, journalistes et manifestants, adultes comme enfants, emprisonnant tant d’entre eux, les maltraitant, voire les torturant, comme il se doit dans toute société fasciste.
Pour nombre de personnes, juives ou pas, conscientes dès 1948 du piège dans lequel les réfugiés optant pour l’Etat israélien naissant, risquaient de tomber, ou étaient d’ors et déjà tombées, il restait toujours plus ou moins puissamment l’idée que dans les kibboutz naissants, pourrait s’élaborer un autre modèle social, écologique, politique, voire, philosophique, à l’opposé des monstruosités nazies. Modèle qui eut lieu pour partie, modèle promis à développement, et qui allait le réaliser, et puissamment, comme tout le monde le sait. Mais avec qui ? A l’exclusion de qui ? D'actes conflictuels en tueries, en expropriations de villages ou de propriétés, puis d’affrontement militaire, et finalement de guerre, pour l’ensemble des habitants de l’ex-colonie britannique, la donne ne pouvait que changer dans le sens d’une aggravation exponentielle.
A cette même époque, des débuts de l’implantation/retour de populations juives, d’autres consciences, bien plus au fait des réalités complexes qu'impliquait la création d’un nouvel Etat dans le cadre d'un Protectorat britannique, en particulier sur des commandes à horizons multiples, savaient déjà que cette utopie en partie légitime, en partie féroce, et par ailleurs, passe-passe colonial de défaussement et d’arbitrages impossibles, cachait une grande partie de ses contradictions les plus virulentes. D’autres vigilances savaient parfaitement en effet, que plusieurs mouvements juifs d’extrême droite ou réellement fascistes, étaient organisés en groupes paramilitaires, comme l’Irgoun, et surtout le Brit Ha'birionim, Le Lehi, ou le groupe Stern, ce dernier n’ayant pas hésité à proposer une alliance à l’Allemagne nazie, en contrepartie d’un appui contre les Britanniques, puissance colonisatrice de la Palestine. Cette dernière, risquant de voir disparaître rapidement les projets les moins claniques, ceux d’une terre pacifiée, habitée par des peuples divers.
Soumises, comme tous les peuples d’Europe, aux grands brassages idéologiques du siècle, les diasporas juives, habitées de rêves de protection et d’émancipation multiples, les réfugiés revenus de l’horreur des camps, ou n’accordant plus aucun crédit au pays qui n’avaient pas su les défendre, toute cette diversité, sera projetée en peu de temps au milieu d’une population palestinienne, qui, si elle elle n’était pas systématiquement opposée à toute venue, était déjà en conflit cyclique, ancien, inextricable, avec nombre des mouvements nationalistes juifs les plus radicaux, préexistants sur place. En particulier, les plus entreprenants dans leur activités ou leurs efforts de transfert de population vers la Palestine.
Albert Einstein, référence majeure pour beaucoup de citoyens progressistes de cette époque, fit dès la fin des années 40, une déclaration tonitruante au New York Times à propos du nouveau parti de Menahem Begin, venu en visite aux USA. Une déclaration dont la radicalité et la précision s’avèrent hélas aujourd'hui, visionnaires :
« Parmi les phénomènes politiques les plus inquiétants de notre époque, est l'émergence, à l'intérieur de l'Etat d'Israël, nouvellement créé, du "Parti de la Liberté" ( Tnuat Haherut ), un parti politique qui ressemble beaucoup, dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et ses prétentions sociales, aux partis politiques nazis et fascistes. Il a été créé par des membres et sympathisants de l'ancien Irgun Zvai Leumi, une organisation chauvine, droitière et terroriste, en Palestine....
... ce sont effectivement les épigones des « organisations terroristes » de 1948 qui inéluctablement conduisent Israël - qu’ils gouvernent - vers la « catastrophe finale » ! Un Israël qui peut se montrer maintenant plus puissant et arrogant que jamais, mais qui, en même temps, est en train de traverser la plus grande crise existentielle de son histoire, pourrissant et se désintégrant à son intérieur. Le compte à rebours a déjà commencé et l’heure de la vérité approche…"
Albert Einstein, dont André Bernold, vient de me confier par ailleurs : « N’oublions pas que le FBI et la CIA ont traqué Einstein toute sa vie. McCarthy perso. Il y a un gros livre à ce sujet paru dans les années 1990, The Einstein Files. C’est à ça qu’il a dû de ne PAS participer au Projet Manhattan, concernant la bombe. Einstein était un anarchiste proclamé. »
Ici, la lettre intégrale d’Einstein, et bien davantage, dans le billet de Yorgo Mitralias, sur Mediapart, billet indispensable, rare et extrêmement complet.
Quand Einstein appelait “fascistes” ceux qui gouvernent Israël… »
https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/020423/quand-einstein-appelait-fascistes-ceux-qui-gouvernent-israel
De la même façon qu’un voile, tout autant qu’un désir de noblesse dans la vision héroïsée que beaucoup de citoyens sortant de l’occupation nazie, pouvait se faire des combattants et résistants juifs, réputations légitimes pour nombre d’entre eux, une majorité de personnes ignoraient dans le même temps certains détails guerriers sur les assassinats déjà commis par d'autres groupes. Des paramilitaires juifs, clairement fascistes, comme le Lehi et l’Irgoun, à qui on devait par exemple le pogrom du village de Deir Yassin. Des crimes qui dans un contexte de prise de pouvoir et d’opposition frontale échevelée, face également aux violences provenant des Palestiniens, face à un occupant britannique à peine sortie de la seconde guerre mondiale, tentant de ménager son statut d’arbitre entre population arabe et juive, face à une population juive immigrant en accéléré en Palestine, tout cela augurait assez mal de la suite.
Aujourd’hui, l'idée que d’autres résistants, cette fois palestiniens, puissent à leur tour combattre sous des standards de barbarie semblables, évoque quelque chose d'une épidémie de violences fatales et universelles. L'implacable fuite en avant, ou coup de poker suicidaire du Hamas, dont il est urgent de comprendre les modalités intimes, s’inscrit forcément dans cette durée et cette dureté générale, absolue, qu’aucune vision non guerrière ne semble pouvoir infléchir.
Quels sont les habits trompeurs de beaucoup de résistances armées ? Quels sont les ingrédients maudits du fighting for freedom de nombre de combattants armés. Et que pouvons-nous soutenir intellectuellement, éthiquement, philosophiquement, sans mettre en balance tel courant, tel peuple face à tel l’autre, mais en mettant simplement, tout sur la table, c’est-à-dire sur le sol, l’ensemble des pièces irrédentiques d’un puzzle d’expropriation basiquement humain et pour l’instant maudit.
Quels sont les ingrédients de cette maladie sans fin, le virilisme essentialiste guerrier, encore confondu à l'aune d'un territoire considéré comme sacré, supérieur à la vie même ? Quel scénario bis, post Shoah, pouvait, aurait pu se jouer là, pour une partie de la société israélienne ?
Noor Or, vient de publier, également sur Mediapart, un billet magistral à ce sujet. Un billet à la hauteur minimale pour commencer à se saisir de ces pièces atroces, qu’on ne peut tenir dans chaque main et sous chaque prunelle, sans vaciller d’abord : le crime au très long cours de l’Etat Israélien et les crimes pour certains atroces * du Hamas.
Noor Or - La nausée
https://blogs.mediapart.fr/noor-or/blog/121023/la-nausee
* A la date où j’ai écrit ce premier billet, je ne savais encore rien de tangible des manipulations de l’Etat israélien quant aux abominations prétendues ou réelles des combattants, du Hamas. Nous avons appris beaucoup de choses depuis. Je ferai une mise régulière sur ces points absolument capitaux.
Quelques jours avant le 7 octobre, les services secrets égyptien auraient prévenu leurs homologues israéliens, selon Michael McCaul, chef de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, d’une attaque imminente. Serait-ce un clone du 11 septembre 2001 et de ses artefacts irrésolus à ce jour, à visées, ici aussi, stratégiques ?
Ou bien sarcasmes cyniques des dieux de la guerre ?
Quand allons-nous sortir des pinces terrifiantes du grégaire nihiliste et de son incapacité à créer la vie et les sociétés à la hauteur des besoins humains réels ? Quand allons-nous comprendre ce simple fait, commun aux deux peuples sémitiques, et partant, à la Terre entière : qui sauve ou qui tue un homme, sauve ou tue l’humanité toute entière ?
Je me souviens de la couverture d’un Charlie Hebdo de la grande époque, accessoirement du 15 octobre 1973, il y a exactement 50 ans, jour pour jour, lors de la guerre du Kippour, une couverture géniale signée Gébé, et qui trônait dans le salon familial cosmopolite, abritant, bretons, juifs, catalans espagnols, beaucerons, anars et chats de gouttière :
Agrandissement : Illustration 1
Pourtant, cette couverture, n’est pas absolument appropriée ici.
Car ce ne sont plus seulement des jeunes gens combattant, morts pour rien, qui sont à pleurer. C’est l’idée même que la vie ne vaut plus rien, que la vraie vie est interdite aux Palestiniens, que leur propre pays leur est interdit, car volé « de plein droit ». De même que les vies volées à des femmes ou des enfants innocents, parfaitement innocents, qu’ils soient israéliens ou palestiniens, ne valent plus rien, car moins qu’une bande de sable, moins que l’idée d’habiter un pays, pur comme la mort.
Pourrions-nous enfin vivre en alter-égos ? Pouvons-nous prier les dieux de nous laisser expérimenter le bonheur de devenir nous-mêmes, des dieux modestes, mais brûlant de vie, sans châtiments de gnomes ?