Dans sa tribune publiée le 3 mars 2025 dans Le Figaro, François de Rugy s’inquiète de la décision du tribunal administratif de Toulouse qui a suspendu les travaux de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres. Il plaide pour que l’« intérêt public » soit défini exclusivement par les autorités politiques, sans intervention du juge administratif. Cette position pose un double problème : d’un point de vue juridique, elle méconnaît les principes fondamentaux de l’État de droit ; d’un point de vue politique, elle sous-estime l’importance du contrôle démocratique des grands projets d’infrastructure.
- Une confusion sur la séparation des pouvoirs et l’État de droit
- Le rôle du juge administratif : garant du respect du droit
François de Rugy semble considérer que la justice ne devrait pas intervenir dans la définition de l’intérêt public. Or, en démocratie, les décisions politiques doivent respecter le cadre légal, et c’est précisément le rôle du juge administratif d’en contrôler la conformité. Loin d’être une ingérence dans les affaires politiques, ce contrôle judiciaire est une garantie contre l’arbitraire.
- L’article 16 de la directive européenne de 1992, qu’il cite lui-même, conditionne les dérogations aux règles de protection environnementale à l’existence d’un intérêt public majeur. C’est donc au juge administratif qu’il appartient de vérifier si cette exigence est bien respectée.
- En France, le Conseil d’État a depuis longtemps reconnu que le juge administratif peut annuler des décisions prises par l’administration si elles ne respectent pas la loi, y compris lorsqu’elles touchent à des projets d’infrastructure.
Ignorer cette réalité revient à considérer que le gouvernement pourrait agir sans aucun contrôle légal dès lors qu’il estime un projet d’« utilité publique ». Cette approche serait une régression majeure en matière d’État de droit.
- L’argument d’un « excès de pouvoir » des juges ne tient pas
De Rugy s’inquiète d’une justice qui bloquerait les grands projets d’aménagement. Mais la suspension des travaux de l’A69 ne relève pas d’un excès de pouvoir du juge : elle découle de l’application stricte des textes en vigueur.
- Il est faux de dire que le juge administratif s’octroie un rôle politique. Il applique simplement les critères fixés par le législateur et les traités internationaux.
- Loin d’être une instance militante, la justice administrative examine les dossiers sur la base d’éléments objectifs : études d’impact, consultation du public, respect des normes environnementales, etc.
Si un projet comme l’A69 est bloqué, c’est qu’il n’a pas apporté la preuve suffisante de son caractère impératif au regard des contraintes environnementales existantes.
- Une conception Réductrice de l’intérêt public
- L’intérêt public ne se décrète pas : il se prouve
François de Rugy sous-entend que la simple déclaration d’un projet comme étant d’intérêt général par le gouvernement suffirait à lui conférer une légitimité incontestable. Or, l’intérêt public ne se réduit pas à une déclaration politique : il doit être objectivement démontré et mis en balance avec d’autres impératifs, notamment environnementaux.
Tout d’abord, l’autoroute A69 a été contestée parce que son utilité n’a pas été suffisamment prouvée. En effet, d’une part la liaison entre Castres et Toulouse existe déjà via une route nationale ; d’autre part, il existe des alternatives plus écologiques et moins destructrices du territoire, comme l’amélioration du réseau ferroviaire.
Ensuite, le tribunal a motivé sa décision en s’appuyant sur des critères économiques et environnementaux. Il ne s’agit donc pas d’un blocage idéologique, mais d’un contrôle de la validité des arguments avancés par les promoteurs du projet.
- Un développement économique qui ne justifie pas tout
De Rugy semble défendre une vision dépassée du progrès, où le développement économique prévaut sur toute autre considération. Pourtant, la notion d’intérêt général ne peut plus être définie uniquement en termes d’infrastructure routière et de croissance économique immédiate.
La transition écologique impose aujourd’hui de revoir les modèles d’aménagement du territoire. Multiplier les autoroutes alors que des solutions plus durables existent (comme le rail ou les voies rapides améliorées) est une approche anachronique.
La destruction d’écosystèmes protégés pour des gains économiques à court terme entre directement en contradiction avec les engagements environnementaux de la France et de l’Europe.
Ce discours sous la plume d’un ancien ministre de l’écologie a de quoi surprendre !
- Une approche politique dangereuse pour la démocratie
- Une remise en cause des mécanismes démocratiques
L’argument de Rugy selon lequel seuls les élus doivent décider de l’intérêt public pose un sérieux problème démocratique. La définition de l’intérêt public ne peut pas être le monopole du pouvoir exécutif. Les citoyens ont le droit de contester les décisions politiques. C’est le fondement de la démocratie participative et du droit à l’action en justice. Par ailleurs, le Parlement et le gouvernement ne sont pas infaillibles. Il est donc normal que des contre-pouvoirs existent pour éviter des erreurs ou des abus.
Vouloir restreindre le droit de recours sous prétexte d’« accélérer » les projets reviendrait à affaiblir les garanties démocratiques et juridiques.
- Une rhétorique anti-écologiste simpliste
De Rugy caricature l’opposition au projet en sous-entendant que les mêmes militants écologistes pourraient bloquer des projets comme des éoliennes ou un tramway. Cet argument est fallacieux :
Tout d’abord, les écologistes ne s’opposent pas au progrès, mais à un modèle dépassé de développement. Le débat ne porte pas sur la modernité ou l’archaïsme, mais sur la pertinence des projets.
Ensuite, de nombreux projets écologiques sont contestés sur d’autres fondement tels que l’impact paysager ou le foncier agricole. L’enjeu est toujours de trouver un équilibre.
Enfin, loin d’être une idéologie de blocage, la critique de l’A69 relève d’une volonté de proposer des alternatives plus cohérentes avec les enjeux actuels.
Conclusion : un plaidoyer pour l’arbitraire politique
En s’opposant au rôle du juge administratif dans la définition de l’intérêt public, François de Rugy propose en réalité un affaiblissement du contrôle de la légalité des décisions politiques.
Il oublie que l’intérêt général ne se décrète pas par les seuls élus, mais doit être évalué objectivement et confronté aux autres principes fondamentaux de notre société.
Son approche traduit une vision passéiste du progrès, ignorant les exigences écologiques contemporaines et les alternatives existantes.
Enfin, vouloir restreindre les recours contre ce type de projet serait un recul démocratique, en réduisant la possibilité pour les citoyens de faire valoir leurs droits.
Le véritable enjeu n’est pas de savoir si l’autoroute A69 est ou non un projet viable. Il est de comprendre que la démocratie repose sur un équilibre entre décision politique, contrôle judiciaire et participation citoyenne.
Et cet équilibre est précisément ce que François de Rugy remet en cause.