Franco, ce dictateur sanguinaire que l’État espagnol a subi pendant près de 40 ans, est mort il y a juste 40 ans, le 20 novembre 1975. Son décès est tombé un même jour que celui de l’exécution, en 1936, du fondateur de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera, fils du dictateur des années vingt et véritable fasciste. Celui dont le corps gît à côté de celui du Caudillo dans le sordide monument du Valle de los Caídos.
Aujourd’hui, dans l’État espagnol, des associations se battent pour faire valoir un travail de mémoire, et une reconnaissance des crimes de la dictature, ce que les Espagnols appellent la « mémoire historique ». Ce combat passe en particulier par l’exhumation de fosses communes où gisent les corps de dizaines de milliers de victimes, de la violence franquiste pour la majorité des cas. Or, il est assez pathétique de voir comment le Parti populaire actuellement au pouvoir, mais aussi d’autres forces politiques conservatrices, se moquent de ce travail de mémoire et le rendent impossible. Ce qui justifie largement l’usage d’un terme qui n’existe pas comme tel en français, mais dont le sens est assez aisément perceptible : cette desmemoria qui caractérise le rapport de l’État espagnol avec son passé dictatorial [1].
Toutefois, le paysage mémoriel espagnol nous montre, si c’était encore nécessaire, qu’une mémoire traumatique occultée finit toujours par se ressaisir, par remonter à la surface et par rendre indispensable sa reconnaissance.
Desmemoria. Démémoire [2]. Ce terme désigne à la fois ce qui relève de l’oubli, de la déformation, des abus de la mémoire et des sacralisations d’aspects déterminés du passé. Il a notamment été médiatisé dans le contexte hispanique par l’ouvrage d’une journaliste, Pilar Urbano, qui a remis en cause le rôle prétendument héroïque du roi d’Espagne dans le contexte du coup d’état du 23 février 1981 [3]. Il est particulièrement pertinent pour évoquer un contexte mémoriel marqué par les occultations du parti au pouvoir, un parti, le PP, qui n’a jamais vraiment rompu avec le franquisme. Ainsi, 40 ans après la mort d’un dictateur sanguinaire qui n’appelle aucune indulgence, la desmemoria désigne effectivement l’état précaire et inabouti de la mémoire à ce moment-là dans l’État espagnol.
Un constat particulièrement criant dans ce cas, sans doute valable aussi dans d’autres contextes.
Charles Heimberg (Genève)
[1] Voir le dossier 40 años de desmemoria, publié par El Diario (http://www.eldiario.es) : http://desmemoria.eldiario.es/?_ga=1.120992456.1156866298.1447369439.
[2] Selon la traduction de Mari Carmen Rodríguez, à propos de la manière dont certains musées d'histoire en Espagne occultent les réalités du franquisme et de la guerre civile, dans « Usages politiques des passés traumatiques en Espagne : Muséohistoire de la guerre civile », in Frédéric Rousseau (dir.), Les présents des passé douloureux. Musées d’histoire et configurations mémorielle. Essais de muséohistoire, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2012, pp. 269-303, en particulier pp. 269 et 296.
[3] Pilar Urbano, La gran desmemoria. Lo que Suárez olvidó y el Rey prefiere no recordar, Barcelone, Planeta, 2014. Voir à ce propos : http://www.eldiario.es/politica/Pilar-Urbano-extremis-puesto-marcha_0_244626194.html.