Qu’y a-t-il de commun entre Eloge de l’amour, Eloge du théâtre, Eloge des mathématiques et Eloge de la politique du philosophe Alain Badiou ? L’Humanité. Non comme donnée biologique, déterminée, naturelle, mais comme œuvre éternelle et universelle, se faisant ou devant se faire d’arrache-pied, pour qu’advienne enfin une société (mondiale) égale et juste. Cette voie, appelons-là communisme.
Utopique ? Idéaliste ? Franchement, là n’est pas le débat. Et puis, il suffira d’ailleurs de lire le dernier ouvrage d’Alain Badiou, Eloge de la Politique, pour se convaincre que l’auteur tient un « peu trop » compte du réel ; il lui est fidèle, attaché. Ce n’est pas un faussaire, un renégat, un opportuniste, un allumé. Est-il alors borné ? Sans doute ! Mais à quoi ? A l’Humanité tout entière. Comme avant lui le furent Marx, et bien d’autres « loosers » de la cause humaine et avant tout prolétarienne.
Il faut (bien) lire Eloge de la politique
C’est tout de même paradoxal. Le philosophe Alain Badiou ne vote plus depuis Mai 68. Il a écrit un pamphlet contre un ex Président de la République (plus haute figure politique s’il en est), a rédigé plusieurs textes expliquant qu’il faut se désintéresser des élections, et il a même osé clamer que la « démocratie » est une « pornographie du temps présent ». Il ne manque pas d’air celui-là ! Et voilà qu’en 2017, cinq mois après l’élection de Macron (et de Trump), ce même philosophe publie un Eloge de la politique !
Pareil et curieux paradoxe nous oblige à nous poser la question fondamentale : qu’est-ce qu’en fin de compte, la politique ?
Ça tombe bien, la première articulation du livre traite de cette question théorique. Si Machiavel, nous dit Badiou, « a largement défini la politique comme un art souverain du mensonge, elle doit pourtant être autre chose : la capacité d’une société à s’emparer de son destin, à inventer un ordre juste et se placer sous l’impératif du bien commun. » P.11. S’opposent là, de façon claire et nette, deux visions de la politique, deux visions du monde, deux philosophies qui ont un effet concret et durable sur les sociétés humaines.
L’Eloge de la politique de Badiou, ce n’est donc pas l’éloge de Cahuzac, jurant les yeux dans les yeux face à ses amis parlementaires qu’il n’a pas de compte en Suisse. Ce n’est pas l’Eloge d’un François Hollande déclarant à ses électeurs que son ennemi c’est la finance … et pourtant ! Ce n’est pas non plus l’Eloge des élections puisque, de façon évidente, celles-ci entretiennent la politique telle que la conçoit Machiavel. Enfin, ce n’est pas l’Eloge de ce que l’on entend depuis l’élection de Macron, à savoir, la « refondation » du paysage politique français. Cette politique-là, Badiou nous explique et démontre, qu’elle est non seulement sans issue, mais aussi qu’elle relève, par sa légitimation des sociétés inégalitaires, d’une oligarchie dominante, de la propriété privée des moyens de production, d’un Etat protecteur de l’oligarchie, du néolithique. A cet égard, nous dit l’élogiste, Macron est un « néolithique parfait ».
La politique dont Badiou fait l’éloge est celle de l’émancipation mondiale, c'est-à-dire communisme. Voie politique qui ose dire explicitement ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas. C’est la seule capable de proposer autre chose que ce que nous avons là, sous les yeux : le capitalisme triomphant. Il ne suffira plus d’être seulement anticapitaliste, il faudra nommer la seule voie historique qui s’est constituée en alternative au capitalisme, sinon quoi, ça ne vaut pas trop la peine de se déclarer anti-machin.
Qu’est-ce que le communisme ?
Lorsqu’on prononce le mot communiste dans le champ politique contemporain, c’est presque toujours pour disqualifier un adversaire, en étant certain qu’il ne se relèvera pas de sitôt. C’est admis : le communisme est une folie, fin de la discussion. Les propagandistes libéraux, les divers opportunistes à la solde des régimes exportateurs de démocratie et de droits de l’Homme, affirment doctement que le bilan historique du communisme est sans équivoque. Il se résume à la famine, aux millions de morts, aux totalitarismes.
Ces ennemis déclarés de l’hypothèse communiste pour cause de Crime oublient souvent de rappeler, ne serait-ce qu’à titre informatif, ce qu’est le communisme. Et pourtant, c’est peut-être par là qu’il faut commencer. Quels sont les principes du communisme? Badiou en voit quatre :
- Abolition de la propriété privée des moyens de production
- Fin de la division spécialisée du travail (travail manuel vs travail intellectuel)
- Internalisation de la politique et fin des obsessions identitaires (« les prolétaires n’ont pas de patrie »)
- Dépérissement de l’Etat
Voilà les quatre principes directeurs de l’hypothèse communiste.
La vérité des « communismes d’Etats » du XXe siècle. est que « ce n’est pas parce qu’ils étaient communistes que les « Etats socialistes » ont échoué, c’est parce qu’ils étaient bien trop peu et ne maintenaient pas la tension politique, la discussion incessante, bref, la lutte entre les deux voies, dans la vie collective du peuple, sur toutes les questions concrètes décisives engageant les principes du communisme. ».
Si échec du communisme il y a eu, c’est précisément par défaut de communisme. Au lieu du dépérissement de l’Etat, on a assisté au renforcement de celui-ci. Au lieu d’une fin de la division du travail, on a assisté à une bureaucratie sans précédant coupée de la paysannerie.
Il ne s’agit pas de renier l’histoire éphémère et sombre du communisme du XXe siècle, mais il importe d’en faire un bilan indépendant, c'est-à-dire, qui ne se rallie pas « au bilan dominant des expériences communistes, bilan qui est évidemment tout à fait vicié et intéressé et qui est une pièce majeure du triomphe apparent du libéralisme contemporain. » P.31. La seule comptabilité des morts, c’est le degré zéro de l’analyse politique. Toutefois, « la question des crimes » existe, on ne saurait dire qu’il ne s’est rien passé. Mais cette question « ne conduit nullement à leur conclusion conservatrice, à savoir l’éloge aveugle des démocraties occidentales et de leurs prétendues « valeurs » »P.91
Pour l’auteur de la République de Platon, il ne faut pas jeter le mot communisme aux orties. Il faut le réintroduire. Il faut répéter qu’autre chose est possible et doit être possible.
Badiou: un penseur mondial
Eloge de la politique est un livre qui traverse le temps et les continents. C’est une brève savante sur la politique, l’Histoire, et donc sur l’avenir. C’est un legs précieux pour tous ces jeunes esprits qui ont le profond sentiment que tout ça, ça ne pourra pas continuer ainsi. Livre sous le signe non pas du « Bien », de la « morale, morale », façon « droits de l’homme » mais de l’Emancipation mondiale, de l’égalité.
Le mérite de ce livre est qu’il peut se lire universellement, se discuter par deux français, un français et chinois, un allemand et un togolais, un camerounais et un italien….Un jeune militant et un paisible retraité, un novice et tranquille parlementaire de Macron et un migrant installé Porte de la Chapelle. Un insoumis mélenchoniste et un insoumis tout court.
C’est pourquoi, il est résolument politique, puisque profondément internationaliste. L’internationalisme est le commencement de toute politique véritable. Marx l’a théorisé et expérimenté, Badiou veut le réactiver et le mettre à jour.
Et en France, il est bien le seul dans ce registre. Le paysage médiatique est rempli d’experts en civilisation française, judéo-chrétienne, d’expert en décadence, en terrorisme, en Islam, en coupe budgétaire. Experts pour qui, la France est déjà assez communiste, il n’y a qu’à voir le trou de la Sécu. Le problème pour ces petits penseurs locaux est que la France n’est plus la France : tant mieux !
Troisième voie du communisme
La tâche (politique) actuelle,pour Badiou, consiste à réinstaller dans l’opinion la conviction qu’il y a une autre voie quant au devenir de l'humanité. Eloge de la politique c’est en effet éloge de l’engagement dans cette voie-là. Ce n’est qu’à partir du moment où le mot aura repris de sa belle force, ce n’est qu’à partir de cette victoire subjective-là, et d’un réel bilan du « léninisme », de la révolution d’Octobre dont on fête le centenaire, que pourra être engagée, pour de vrai, la troisième séquence du communisme.
Lisez donc, et discutez l’Eloge de la politique d’Alain Badiou