Les médias reparlent ces jours-ci du suicide de la jeune Lily à l’occasion de la plainte de l’association CDP-Enfance contre le département qui l’accueillait, comme ils parlaient le mois dernier d’Alison ou plus avant de Kimberley (2021), d’Annas (2021), de Mandolina (2013), Noa (2013), d’Inaya (2012), de Bastien (2011), de Marina (2009). Si tous, comme le récent rapport d’enquête parlementaire sur « Les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance » pointent à juste titre les défaillances de l’aide sociale à l’enfance, aucun n’interroge les textes réglementaires dont elles procèdent, confortant de la sorte les manquements observés.

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La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance proposée par Philippe Bas (UMP), ministre délégué à la Famille, faisant suite au rapport « Repenser la protection de l’enfance et agir » présenté par Patrick Bloche (PS) et Valérie Pécresse (UMP), est adoptée à une large majorité. Elle est en tout point conforme au projet de réforme de l’ASE annoncé en 2000 par Ségolène Royal (PS), ministre en charge de la Famille de l’époque.
La loi institue le département « chef de file » de la protection de l’enfance, à renfort d’une contractualisation des mesures d’assistance éducative supposée alternative à la judiciarisation dont relevaient 50 % d’entre elles jusque là. A la notion de maltraitance se substitue celle de risque, domaine de la prévention et de l’accompagnement social. L’évaluation du danger passe des mains du juge pour enfants (Services d’investigation et d’orientation éducatives, sous tutelle de l’Etat) à celles du président du conseil général (Cellules de recueil des informations préoccupantes, sous tutelle du département). Le principe « qui paye décide » est retenu par le législateur.
Philippe Bas avance que « l’opposition entre droits des parents et droits de l’enfant est stérile », en écho au propos de Ségolène Royal en 2000 : « Il est vain d’opposer droit de l’enfant et des parents, sauf cas de délit, crime, abus sexuel ». Il faut y entendre deux choses. La première, c’est que cette opposabilité - au principe de la saisine du juge pour enfants – est désuète. La seconde, qui l’éclaire, c’est que les cas de délit, crime, abus sexuel - le « danger imminent » de la loi de 2007 - ne représentent qu’un tiers des saisines du parquet jusque là. Le conseil général peut donc estimer que 2/3 des enfants précédemment « en danger » sont désormais « en risque », pour relever de sa seule compétence. Leurs droits ne sont plus opposables à ceux de leurs parents, leur intérêt confondu avec celui de la Famille.
C’est un retour sur la notion d’ « intérêt supérieur de l’enfant » introduite par la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant en 1989. Un retour sur l’ordonnance de 1958 instituant la double compétence, civile et pénale, du juge pour enfants, comme les mesures d’assistance éducative (milieu ouvert ou accueil) relevant de sa compétence. C’est un repli en faveur d’une certaine Famille, contre laquelle se sont élevées les lois sur l’école laïque, gratuite et obligatoire (1881) et celles dites « dans l’intérêt de l’enfant » (1889 et 1898), lesquelles consacrent la prééminence du juge dans la régulation des affaires de famille, substitutivement au chef de famille.
Un intérêt général confondu avec la somme des intérêts particuliers
Le moteur de la réforme de la protection de l’enfance n’est pas qu’économique. Une fois cette Famille sanctuarisée et le juge neutralisé, la protection de l’enfance peut se poser en termes d’offre et de demande - contractualisation oblige - et le danger, au profit du risque, se dissoudre dans le marché. Ce « réarmement parental » (Michel Chauvière) associé à une mainmise du département fort d’un magistrat dé-missionné, avec pour souci affiché de « clarifier le rôle des acteurs », a moins pour conséquence de « sortir du flou de la notion de danger » - leitmotivs de la réforme - que d’obtenir que l’économique et l’idéologique s’y floutent mutuellement.
Sous couvert de « déjudiciarisation », c’est de dérèglementation dont il s’agit, au même titre que la « désaliénation » invoquée pour conduire le démantèlement des services de psychiatrie, que celles intervenues dans le droit social, à la santé, au logement, le droit du travail, d’asile. Cette doctrine soucieuse d’individualisation des problématiques pour mieux confondre intérêt général et somme des intérêts particuliers – le credo libéral, a trouvé son mode d’entrée dans la protection de l’enfance. Par cette nouvelle et généreuse « responsabilisation » des parents, le contrat va trouver à se placer dans les finances d’un département mises à l’épreuve par les demandes croissantes de RSA, d’APA et de PCH.
Ce dévoiement et ses conséquences prévisibles ont été dénoncés par les organisations professionnelles concernées (AFMJF, CNAEMO, ANPASE, ANAS) au fur et à mesure de l’annonce du projet de réforme. Elles sont exposées dans ce billet https://blogs.mediapart.fr/charles-segalen/blog/030424/protection-de-lenfance-une-derive-politique-et-un-repli-ideologique. L’exécutif considérera toutefois la loi « élaborée au terme d’une très large concertation », dans la langue de l’entre-soi.
La majorité des dysfonctionnements et des tragédies dénoncés dans l’aide sociale à l’enfance ces dernières années s’inscrivent dans les dispositions introduites par la réforme de 2007. A savoir :
- ordonnances de placement non exécutées faute d’accueil possible. «Nous sommes devenus les juges de mesures fictives» https://www.mediapart.fr/journal/france/051118/le-cri-d-alarme-des-juges-pour-enfants-en-seine-saint-denis ;
- placement éducatif à domicile (PEAD) qualifié par Jean-Pierre Rosenczvieg, président du tribunal pour enfants de Bobigny, de « Kafka en protection de l’enfance » https://www.lemonde.fr/blog/jprosen/2023/02/18/la-placement-a-domicile-kafka-en-protection-de-lenfance/ ; PEAD dont le mésusage sert de palliatif à la pénurie structuelle des places d’accueil ; PEAD dont la Cour de cassation, saisie par l’Association des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), déclare la formulation comme la pratique illégales (octobre 2024) ;
- adolescents livrés à eux-mêmes dans des hôtels financés par l’ASE ;
- contractualisation surfaite, mise en lumière lors du procès des parents de la petite Marina ;
- accueils tardifs d’enfants, plus déstructurés, plus difficiles à accueillir en institution et en famille d’accueil, professionnels essoufflés, difficiles à recruter, remplacés par du personnel peu ou pas qualifié https://france3-regions.franceinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gironde/bordeaux/bordeaux-enfants-places-documentaire-choc-france-3-1606943.html
La référence à Michèle Créoff dans le dernier article de Mediapart sur le sujet https://www.mediapart.fr/journal/france/080725/suicide-de-lily-dans-un-hotel-de-l-ase-une-plainte-deposee-contre-le-departement-du-puy-de-dome est l’occasion de citer cette juriste, ancienne inspectrice ASE, administratrice de CDP-Enfance (Comprendre défendre et protéger l’Enfance), association spécialisée dans l’aide juridique à apporter aux enfants victimes de maltraitance, porteuse de la plainte contre le département du Puy-de-Dôme pour mise en danger de la vie d’autrui dans le cas de la jeune Lilly :
- « Le principe de déjudiciarisation de la protection de l’enfance semble acquis sans qu’il ait jamais été clairement énoncé, ni élaboré à partir d’une évaluation du dispositif. Le texte du projet de loi signe la construction du dispositif autour de la place des parents et non plus des enfants. L’usager du dispositif devient la famille et non l’enfant. La protection de l’enfant s’efface. Il n’est ainsi fait aucune mention de l’intérêt de l’enfant, sujet de droit, qui peut-être incompatible avec l’intérêt de ses parents. La famille est sacralisée » (Nouveau dictionnaire critique d’action sociale - 2006).
- « La réforme du 5 mars 2007 relative à la protection de l'enfance repose sur un malentendu. Présentée comme organisant la prise en compte de l'intérêt de l'enfant et l'amélioration de la prise en charge de celui-ci, elle est surtout une loi organisant la déjudiciarisation de la protection de l'enfance à partir d'un présupposé idéologique : la primauté de la contractualisation administrative avec la famille. Présupposé dont l'efficacité en termes de respect de l'intérêt de l'enfant et d'efficacité de sa protection n'a été vérifiée par aucune recherche. Le malentendu s'observe dès la définition de la mission. La protection de l'enfance est un ensemble de dispositifs d'accompagnement et de prise en charge qui correspond non pas à de simples difficultés éventuelles que rencontrent les parents dans l'exercice de leur responsabilité, mais à des situations de mise en danger avérées de l'enfant. Ainsi la déjudiciarisation de la protection de l'enfance est une conséquence inéluctable de ce malentendu et l'organisation des prises en charge s'en trouve complexifiée. » (La réforme de la protection de l'enfance : la loi du 5 mars 2007 Le malentendu ? – 2014 https://www.creaibfc.org/wp-content/uploads/edd/340-05-1.pdf ).
« La déjudiciarisation actée par la loi du 5 mars 2007 rejoint des préoccupations extérieures à la protection de l’enfance. La situation budgétaire délicate des départements (principalement due à la montée en puissance du dispositif de solidarité active mais aussi, dans le champ de la protection de l’enfance, au désengagement de la Protection judiciaire de la jeunesse) les conduit à réduire leurs dépenses de fonctionnement notamment par la réduction des placements des enfants en danger, dont le coût est particulièrement élevé. On assiste par ailleurs à une collusion entre ces intérêts strictement budgétaires et, d’une part, la promotion d’une idéologie familialiste et, d’autre part, l’intérêt de la justice des mineurs de faire diminuer les mesures civiles afin de laisser au juge des enfants un temps supplémentaire pour traiter de la délinquance juvénile. (…) La solution est de réformer la loi. Il faut inscrire à la fin de l’article L224-6 du Code de l’action sociale et des familles que lorsque que le président du conseil général a connaissance d’une situation de maltraitance avérée ou supposée, il doit sans délai en aviser le procureur de la République ». (L’affaire Marina, un cas d’école pour étudier la protection de l’enfance. Journal du droit des jeunes, août 2012).
Une contractualisation surfaite
Le contrat, cheval de Troie d’une réforme à double fond, est érigé en clé universelle présupposée démocratique et comme outil d’évaluation des bonnes pratiques des parents comme des professionnels. Pour certains parents, dans l’incapacité de comprendre le danger ou d’occuper un rôle différent, ou sachant dissimuler leur adhésion (Marina), le contrat est présenté ou perçu comme une chance d’échapper au signalement à la justice, donnant lieu à un consentement inconsidéré, sous emprise ou surjoué.
« Pris entre le déficit d’offre d’autonomisation sociale et une fausse demande autonome, le ‘’parler contrat’’ vient substituer aux liens de subordination des rapports obligatoires de coopération » (Michel Chauvière). Ceci sous couvert de « déjudiciarisation », plus exactement de dérèglementation, au même titre que la « désaliénation » invoquée pour conduire le démantèlement de la psychiatrie, à l’instar de celles intervenues dans le droit social, le droit au logement, le droit du travail, d’asile, etc. Dans les pays où il n’y a pas de santé publique, il n’y a pas de malades. Cette politique de dépolitisation, soucieuse d’individualisation des problématiques, pour mieux confondre intérêt général et somme des intérêts particuliers - le credo libéral - signe, sous couvert de parentalité alternative à la solidarité, la volonté de substituer à l'Etat social une Famille providence.
Il est difficilement concevable que les médias ou les commissions d’enquête parlementaires, avec les moyens d’analyse et d’investigation dont ils disposent, s’en tiennent à déplorer des dysfonctionnements, bien réels, s’attachant alors, même de bonne foi, à ignorer leurs causes réglementaires pour en rester à attendre une meilleure intendance d’un dispositif lequel, en l’état des textes, ne peut que reproduire les souffrances et les drames déplorés.
Ce n’est pas faute d’avoir attiré leur attention sur les égarements de cette réforme - au sens de mise hors service – d’un édifice de la protection. En persévérant à les ignorer, en demeurant dans la plainte - agent de la reproduction du même - c’est leurs propres manquements qu’ils affichent. D’autant que cette presse (Libération, Le Monde, Télérama, Le Monde diplomatique, La Croix), en prenant une part active en termes de désinformation, de partialité et de démagogie (détails dans le billet Protection de l’enfance. Une dérive politique et idéologique) à la campagne de dénigrement de la fonction du juge pour enfants et des modalités de prise en charge entre 2000 et 2007, a une dette considérable à leur endroit.
Reconsidérer les verrous réglementaires
Les jugements de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Marina puis celui de la Cour de cassation à propos du Placement éducatif à domicile, sont les premiers revers juridiques de cette réforme. Il convient d‘aller plus avant pour sensibiliser l’opinion et engager les parlementaires à reconsidérer notamment :
- La distinction faite par Guide méthodologique de l'Observatoire de la décentralisation de l’action sociale (ODAS) dans la catégorie “enfant en danger”, entre "enfant maltraité“ et ”enfant en risque" renvoyant ces derniers (2/3 des saisines du juge pour enfants avant 2007) dans le champ de la contractualisation.
- La circulaire du 6 juillet 2010 du ministère de la Justice précisant que, même dans les situations de danger grave et immédiat, les autorités doivent proposer une mesure contractuelle.
- Le principe faisant que « Le président du Conseil général est chargé du recueil, du traitement et de l’évaluation, à tout moment et quelle qu’en soit l’origine, des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l’être » (Réforme de 2007, article du Code de l’action sociale et des familles). Pour faire que si le président du conseil départemental a connaissance d’une situation de maltraitance avérée ou supposée, il doit sans délai en aviser le procureur de la République.
Il appartenait au juge, non au président de conseil départemental, de décider du mode de prise en charge de Lily.