Yétpote était un membre de la secte des antisceptiques. Il militait pour l’arrêt de la célébration des grands ancêtres. Il fustigeait, notamment sur le yétiweb, toute sorte d’hommage ou de considération respectueuse. Il aurait voulu un Yétibet révolutionnaire, où il aurait été obligatoire de se teindre la toison en blanc banal afin de faire disparaître les marques discriminatoires liées à l’origine du pelage. Il œuvrait pour que la ridiculotte[1] supplante la culottarie[2]. D’ailleurs, sa devise préférée était : « Oui à l’égalité ! Oui à la ridiculotte ! ». Il parsemait ledit crédo sur les façades des palimpsestaminets[3] avec une obstination frisant l’obsession.
Et ce jour-là, Yétipote faisait une crise de cocutanévrose[4]. Cette maladie étant d’origine psychosomatique et caractérisée par des plaques rosées qui parsèment la pilosité, Yétipote n’osait plus sortir de chez lui. Il avait à régler la névrose sous-jacente, dont il ignorait l’origine, mais qui selon ses camarades de secte, était probablement due à un investissement intempestif dans un honorable combat.
Chez les Yétis, tout le monde le sait, l’automédication est la règle. C’est pourquoi le garçon décida qu’il soignerait sa crise à la crèmasculée[5]. Il ignorait qu’il était devenu allergique au lait de zébulbe[6], parce qu’il avait été victime d’une attaque d’arrimagie[7] orchestrée par un congénère jaloux de sa crédibilité politique. Lequel congénère tenta de faire porter le chapeau à Yétrissotine.
Il commanda un quintal de crèmasculée chez le pâtissier le plus proche de chez lui, et engloutit consciencieusement l’entremet. C’est au quatre-vingt-dix-huitième kilo que l’allergie se manifesta. Il se mit à chanter à tue-tête l’air le plus connu de l’opérapiat[8] « Le Minuscule des Vieux » de Wargnerdeboeuf. Il fallait une tessiture de soprano pour venir à bout de l’épreuve. Et Yétipote, qui n’avait jamais pu sortir que quelques borborygmes vaguement mélodieux, s’entendit dérouler la partition avec une rare maîtrise, réussissant même à pousser le contre-ut qui occasionnait parfois aux artistes lyriques un pilosilence[9]. C’était l’allergie qui exaltait les effets de la crèmasculée. Jusque-là, Yétipote, même sous overdose de crèmasculée, arrivait à peine à massacrer un vieille berceuse traditionnelle : « Tiens, voilà du boudingue[10] ! ».
Yétipote crut que ses incantations secrètes à la constellation de la Bourrique Céleste avaient été entendues. En effet, jamais il n’aurait avoué à ses copains de secte qu’il priait au moment du coucher, afin d’être comblé d’un don d’artiste. Et ouiiiiii ! Yétipote aurait voulu être un artiiiiiiste ! Était-ce la raison de sa hargne sur le yétiweb ?
Bravant sa crise de cocutanévrose et ses symptômes rosissant, il se piqua de défier Yétiporphyre en duel d’opérapiat. Il le darda, le chercha, le taquina jusqu’à ce qu’il le trouvât.
Au Yétibet, il y avait des clans, des contre-clans, des anti-clans, des pro-clans, des sur-clans et des clans-peints. Un des clans était celui des « Gratte-moi le neurone », composé de Yétiporphyre, Yétibig et acolytes, sous l’œil bienveillant de la constellation de la Bourrique Céleste. Yétipote aurait tant voulu gagner leur amitié ainsi que leur approbation ! Mais il aurait mangé sa ridiculotte plutôt que de l’avouer. C’est pourquoi il défia Yétiporphyre en duel d’opérapiat dont ce dernier était l’un des virtuoses du royaume. Ils se donnèrent rendez-vous au yétipi[11] dit « du creux de la glotte ».
Nul ne sut jamais ce qui se passa lors de ce duel, on entendit bien quelques-unes des répliques les plus connues de l’opérapiat…
-« Cyrano de Verge en Vrac ! »
-« Chiant comme une case à nova ! »
-« Putride écervelé !»
-« Pustule éclatée ! »
-« Palimpseste effacé ! »
-« Euh ! C’est quoi un palimpseste ? »
-« Pamplemousse desséché »
Mais une chose est certaine, jamais plus Yétipote ne s’automédicamenta avec l’une des cinq crèmes traditionnelles de la gastronomie yétibétaine.
[1] Ridiculotte : Sorte de pantalon bouffant que porte les yétis quand ils veulent parader ou encore quand ils sont pris d’accès de pudeur. Ce sont plutôt les mâles qui adoptent cet accoutrement. Le summum de l’élégance, pour un couple, c’est monsieur en ridiculotte et madame en culottarie.
[2] Culottarie : dessous des femelles yétis particulièrement expansif, noir et glissant, voire visqueux pour les modèles de luxe.
[3] Palimpsestaminet : Sorte de saharade qui est régulièrement tagué. Les tagueurs grattent les précédentes créations pour créer des surfaces vierges afin d’exprimer à nouveau leur créativité. Compte tenu des conditions climatiques du Yétibet, c’est sur son territoire qu’on repère le plus de palimsestaminets.
[4] Cutanévrose : Trace matérielle de l'existence d'une névrose. En général, il s'agit d'éruptions rosâtres, urticantes, disséminées selon la nature de la névrose. Parfois, l'éruption est cocutanée.
[5] Crèmasculée : Première des cinq sortes de crème qui sont confectionnées au Yétibet. Chacune des crèmes a des fonctions festives et conviviales très particulières. Toutes les préparations sont à base de lait de zébulbe. Il s’agit de fouetter la crème sans le moindre arrêt durant une bonne dizaine d’heures. Le yéti est solide et constant, mais quand même ! Souvent, quand sont lancées des cuisines de crèmes, les familles s’organisent afin de se relayer. Le seul yéti connu qui bricolait dans son coin ses crèmes, sans demander de l’aide, était le Chef Yétilote. Mais le fait est contesté par les yétistoriens.
La crémasculée est constituée de la préparation de base, agrémentée de férociboulette ou de tortulipe selon la saison. Son effet est assez curieux puisqu’elle transforme les ténors yétis en haute-contre pendant 24 heures, qui atteignent au sublime contre-ut. Certains chanteurs d’opérapiat mangent de la crémasculée pour tenir la note.
[6] Zébulbe : animal des montagnes, repéré pour la dernière fois au Yétibet. Ruminant laineux équipé d'une infinité d'excroissances rondes tout le long de l'échine. Se nourrit de tortulipes. Met préféré des Yétis et souvent sacrifié lors des grandes fêtes rituelles.
[7] Arrimagie : Sort qui se colle à vous avec une hargne frisant l’agressivité. Ce type de sort est en général lancé à la demande d’un tiers qui a un compte à régler avec la victime. Seuls les harrimages sont compétents pour organiser leur mise en œuvre. L’orthographe atypique de « harrimage » est liée au fait qu’il existe un homophone (même prononciation) dans une langue latine, dont le sens est totalement différent… quoique.
[8] Opérapiat : type de spectacle particulièrement ennuyeux. En effet, un seul chanteur est chargé de jouer tous les rôles, qu’ils soient féminins, masculins ou neutres. Du coup, la tessiture de l’artiste étant en général peu étendue, le public ne comprend pas l’histoire. D’autant qu’un opérapiat est souvent écrit dans une langue incompréhensible, sur la base d’un livret stupide. Wagnerdeboeuf s’est risqué à composer quelques opérapiats ayant pour thème les légendes que se racontent les yétis à la veillée. Sont particulièrement connus, mais rarement joués : « Distant et Les Soldes » ou encore « Le Minuscule des Vieux ». Tous les opérapiats ont en commun une mise en scène appauvrie, un orchestre réduit à sa plus simple expression, ils sont donc peu coûteux à mettre en œuvre.
[9] Pilosilence : Attaque sourde et muette d'un cheveu sur la langue.
[10] Boudingue : Préparation traditionnelle yétibétaine à base de sang de zébulbe. Souvent servi lors des commémorations rituelles, accompagné de blinibards. L’effet du boudingue sur les yétis est fulgurant : ils se lancent dans des carmagnôles effrénées. Le plat est si ancien qu’une des berceuses du royaume, souvent fredonnée par les mamans, s’appelle « Tiens, voilà du boudingue ! ».
[11] Yétipi : espace aménagé dédié à la consommation partagée d’arnicalumets.