Les récentes modifications des conditions de départ à la retraite pour le versement des retraites complémentaires ont remis sur le devant de la scène ce sujet si important. Les mesures paraissent techniques mais elles entérinent des évolutions lourdes et dangereuses. Mais revenons-y.
Lorsque j’ai démarré ma carrière professionnelle au début des années 90, la retraite était un horizon réaliste quoique lointain. A l’époque il fallait l’équivalent de 37,5 années de cotisations pour pouvoir partir en retraite, dont l’âge légal était fixé à 60 ans. Pour quelqu’un qui avait fait quelques années d’études supérieures et commencé à travailler à un peu plus de vingt ans les deux paramètres convergeaient.
Aujourd’hui la retraite est un fantasme, une chimère, à mesure qu’elle semble se rapprocher on la voit s’éloigner.
Tout d’abord les chiffres : l’âge légal de départ à la retraite est désormais fixé à 62 ans et il faut 172 trimestres soit 43 ans de cotisations pour les personnes nées après 1973, pour prétendre à une retraite à taux plein. Concrètement dans le cas évoqué plus haut cela revient à prendre sa retraite au mieux – car on peut s’attendre à de nouveaux changements si l’approche générale de ce sujet n’évolue pas – autour de 64/65 ans, et ce en faisant l’hypothèse, de moins en moins réaliste, d’une carrière sans heurts, continue. Pour un jeune en 2015 qui entre réellement dans la vie professionnelle après une licence, de longs mois de stage et de recherche d’emploi, soit vers 22/23 ans, on arrive déjà au delà de 65 ans pour 43 ans de cotisations sans aucune interruption…
La retraite à 60 ans fait donc partie de l’histoire et celle à 62 ans est un leurre. Dans ce contexte la récente réforme des régimes de retraite complémentaires, qui de facto repousse l’âge légal de départ à 63 ans, ne fait qu’entériner une réalité. Une réalité soigneusement occultée mais une réalité.
Or, disons le clairement, cette évolution nous paraît injuste et stupide.
Pour justifier les changements du régime des retraites deux types d’arguments sont avancés d’ordinaire : d’une part des arguments économiques, et d’autre part des arguments que je qualifieraisde moraux ou de (faux) bon sens.
La réalité économique
C’est l’argument imparable, celui de la nécessité : les régimes de retraite sont lourdement déficitaires, en effet le rapport entre actifs et inactifs devient intenable dans une société vieillissante, et de surcroît avec un chômage qui détériore les montants des cotisations encaissées. Le modèle de retraite par répartition est à l’agonie. Il faut donc réformer.
Dès lors on peut jouer sur trois leviers : le montant des cotisations, le montant des pensions, la durée de cotisation (via l’âge légal de départ à la retraite ou le nombre de trimestres cotisés requis).
Les gouvernements successifs ont joué sur tous ces paramètres – évidemment dans un sens qui est toujours moins disant pour les salariés et futurs retraités, ce qui est désormais le sens premier du mot réforme dans la bouche des politiques – mais avec un prédilection pour des actions autour de la durée de cotisation. Or en jouant sur l’âge effectif de départ à la retraite on ne résout aucun problème, on ne fait que le déplacer. En effet la France a un des taux d’emploi des seniors parmi les plus faibles en Europe (En 2012, 44,5 % des personnes âgées de 55 à 64 ans sont en emploi, ce taux tombe à 21% pour les 60-64 ans ).
Que va-t-il donc se passer ? De plus en plus de seniors devront attendre de pouvoir partir à la retraite en venant gonfler les statistiques Pôle Emploi (le chômage des seniors ne cesse d’augmenter depuis 10 ans) ou symétriquement retarderont leur départ ce qui freinera les embauches d’autres catégories de la population. Pour ceux qui seront indemnisés la collectivité devra supporter une charge supplémentaire, qui viendra augmenter le déficit des comptes sociaux, et pour ceux qui ne seront pas indemnisés ils ne cotiseront pas et relèveront très rapidement de la solidarité nationale. On aura simplement transféré une charge et un déficit (le régime des retraites) vers un autre régime (l’assurance chômage ou la solidarité). Au passage on aura désespéré quelques centaines de milliers de personnes qui resteront pendant 5 à 10 ans dans une situation de précarité mentale et financière absolument intenable.
Non seulement c’est un jeu à somme nulle voire négative financièrement mais c’est une mesure qui va dégrader très sérieusement le moral collectif.
Le faux bon sens
L’autre argument avancé se pare des vertus du bon sens. On nous explique fréquemment qu’il est normal que l’âge de départ à la retraite recule car l’espérance de vie augmente. Remarquons tout d’abord que cet argument est nouveau et renverse le paradigme habituel de ce qu’on a appelé le progrès social : depuis le milieu du XIX siècle la diminution constante du temps de travail (quotidienne, hebdomadaire, annuelle et sur la durée d’une carrière) a été une des grandes avancées sociales. La conquête du temps libre a été l’un des grands progrès des dernières décennies et s’est accompagnée en même temps d’une augmentation significative de la richesse nationale et de la productivité. Passer plus de temps en retraite était un des marqueurs d’un vrai progrès social. Or soudainement le recul de l’âge de départ à la retraite serait normal puisque implicitement le nombre d’années passées en retraite resterait le même. En fait il s’agit au contraire d’une rupture fondamentale avec une vision progressiste du rapport au temps dans la vie des individus.
Ce discours doit donc être pris pour ce qu’il est : un discours idéologique, visant à « faire passer la pilule » d’une mesure foncièrement régressive.
En outre l’argument du temps de retraite constant malgré un départ en retraite plus tardif, puisque l’espérance de vie augmente, est fallacieux. En effet ce qui compte ce n’est pas tant l’espérance de vie que l’espérance de vie en bonne santé. Or ce celle-ci n’évolue plus de façon positive dans les sociétés occidentales, elle tend même à baisser ! – sachant que certains signes laissent penser que l’espérance de vie elle même pourrait stagner. On passera peut être autant de temps à la retraite mais un temps de bien moins bonne qualité. Quel progrès ! Ce qu’on comprend intuitivement – passer 20 ans en retraite de 60 à 80 ans ce n’est pas la même chose que passer 20 ans de retraite de 65 à 85 ans – est validé par les statistiques.
Concrètement toutes les mesures prises ces dernières années sont des mesures à courte vue qui ne font que poser des rustines sur un système qui ne peut tenir en l’état car il repose sur des hypothèses qui n’ont plus aucune validité. Le paysage est désormais celui-ci : chômage massif, entrée dans la vie active plus tardive, taux d’emploi des seniors très faible, espérance de vie en augmentation mais avec des pathologies lourdes à prendre en charge, croissance faible, parcours professionnels beaucoup plus diversifiés et chaotiques.. Dès lors il semble fondamental de repenser le système dans sa globalité, tant par rapport aux objectifs qu’aux moyens.
Il faut tout d’abord acter que les retraites comme la santé vont voir leur poids augmenter dans la richesse nationale. Et c’est normal. Cela doit être un choix de société. Vouloir à toute force équilibrer le régime des retraites n’a pas de sens, car c’est une dépense que la société doit être prête à faire comme pour l’éducation ou la justice.
D’autres part le droit à la retraite doit être réexaminée dans le contexte global de parcours professionnels qui vont être totalement différents : études plus longues, changement de statuts, alternance de périodes de formation, de chômage, et d’emplois…
Il faut individualiser les schémas, en garantissant des socles de droits notamment pour les plus défavorisés, ce qui veut dire en prenant en compte les durées réelles d’espérance de vie en fonction des catégories. On pourrait fixer des durées de cotisation minimum sans âge légal de départ à la retraite. Ces durées pourraient être modulées en fonction des métiers, des montants qu’on serait prêt à cotiser et des pensions cibles. Par exemple je pourrais décider de cotiser plus mais moins longtemps pour partir vite en retraite, ou inversement cotiser moins mais plus longtemps…
En conclusion la retraite devrait faire partie d’une réflexion ambitieuse, sereine et de long terme sur notre rapport au travail.