Une vieille femme
Il y a 10 ans. L’auxiliaire de vie me téléphone. (Déjà une parenthèse : c’est une aide-ménagère, elle assure tous les rôles d’une auxiliaire de vie). La vieille dame a eu une attaque, elle est hospitalisée. Elle va avoir 96 ans. Elle n’a plus qu’un but dans la vie : devenir centenaire. Sinon, elle passe son temps à des réussites. Elle vit chez elle, trop sauvage pour supporter l’EHPAD.
Le lendemain matin, je téléphone à l’hôpital, un interne me répond :
— Mes collègues ont fait une bêtise cette nuit : X. a eu une nouvelle attaque et ils l’ont réanimée. (!)
Le surlendemain, je vais la voir, trouve une bonne pâtisserie devant l’hôpital. Elle mange son gâteau avec gourmandise.
Deux jours plus tard, elle est chez elle. Quelques semaines plus tard, elle a de nouvelles attaques, de petits vaisseaux qui s’obstruent dans le cerveau, dit-on, son aide-ménagère appelle à chaque fois SOS médecins : les médecins jugent inutile de l’hospitaliser, on le la soignera pas et elle sera plus mal que chez elle. Compte-tenu de ce que m’avait dit l’interne à l’hôpital, je pense qu’ils ont raison.
Elle vivra encore 6 mois, passés la plupart du temps à essayer de faire des réussites sans plus connaître les règles, en remuant les cartes n’importe comment. Mais toujours avec l’idée de vivre cent ans. Un matin l’infirmière la trouvera morte dans son lit, elle n’avait pas 97 ans.
Un homme jeune
Il y a 2 ans. Il n’a pas quarante ans. Il n’a pas envie de mourir, en tout cas, le plus tard possible. Il sort de 5 mois d’hôpital en sachant qu’il ne sera pas guéri. Il est sous oxygène, trachéotomisé, il a 3 dialyses par semaine et un cancer qui lui laisse un répit depuis qu’on a renoncé à le soigner et qu’on lui administre de la cortisone.
Il est alors « hospitalisé à domicile », via une structure « associative », la seule qui ait accepté de le prendre en charge. Mais il n’y a pas de prise en charge. Les infirmières libérales du secteur sont livrées à elles-mêmes avec des livraisons de médicaments parfois erronées, un médecin chargé du suivi qui doit se déplacer une fois par mois, une absence totale de réponse aux questions, qu’elles viennent des infirmières libérales ou de sa famille. Cela ne dure pas trois semaines, il est ré-hospitalisé en réanimation. Il manifeste le désir de sortir, pas celui d’en finir prématurément. Il sort au bout de 2 semaines.
Le médecin de famille (comme on disait dans le temps) s’entremet auprès d’un hôpital plus proche du domicile (mais situé dans une autre région) pour qu’il soit pris par le service d’hospitalisation à domicile (HAD) de cet hôpital. C’est accepté à condition que les visites de médecin soient faites par le médecin traitant et non par les médecins de l’hôpital. Il (ou son associée) viendra deux fois par semaine (sans compter les appels d’urgence). En revanche les infirmier-e-s et une kiné de l’hôpital se déplaceront. Il a environ deux heures de soins infirmiers chaque matin (assurés par l’hôpital) une bonne demi-heure le soir (assurés par les infirmières libérales), sans compter les 3 dialyses hebdomadaires.
Il ne parle plus, utilise des carnets de conversation, lit, élabore des projets artistiques, écoute de la musique, mais aussi l’émission humoristique Par Jupiter (en différé quand il rentre de dialyse). Il marche quelques dizaines de mètres, va dans le jardin, on le suit en portant une source d’oxygène. Son état se dégrade beaucoup plus lentement.
Il nécessite toutefois une nouvelle hospitalisation, cette fois dans l’hôpital qui le suit à domicile. Une réunion sur sa fin de vie a lieu dans sa chambre avec une des infirmières et un des médecins de l’HAD ainsi que son médecin traitant et sa famille proche. Il regrette qu’on l’oblige à discuter de « trucs plombants » mais le protocole de sa fin de vie est défini.
Deux mois plus tard, son état a empiré. Le médecin lui pose la question de la « sédation profonde ». Il hoche la tête. Le lendemain soir, une infirmière vient le préparer, il refuse la fin de vie. Il vivra une semaine de plus, reverra du coup tous ses amis. Ce ne sera pas une semaine triste, il en profitera, famille et amis aussi.
La semaine suivante, il ne supporte plus la dialyse, nouvelle proposition du médecin traitant, acceptation. L’infirmière vient pour la « sédation profonde ». Il ne la renvoie pas. Il était déjà à peine conscient. Il meurt dans la seconde nuit. L’infirmière de permanence à l’HAD vient lui faire sa toilette mortuaire et réconforter sa famille.
Commentaires
La discussion sur la fin de vie telle qu’elle est organisée porte en fait uniquement sur les cas où le patient souhaite mourir plus vite que l’évolution de sa maladie ne l’induit. Dans les 2 cas ci-dessus, le patient ou la patente ne souhaitait pas mourir plus vite.
Dans le cas de la vieille femme, clairement, le choix médical, le choix de la société a été de ne pas se préoccuper du désir de la patiente, considérant qu’à son âge, la norme est de mourir.
Dans le cas de l’homme jeune, ses demandes pour sa fin de vie ont été respectées, mais il faut souligner que c’est par un concours de circonstances. L’HAD associative qui gère la plus grande partie des patients de la grande ville où il était hospitalisé était en fait incapable de le prendre en charge. Sans l’intervention du médecin traitant, le patient ne pouvait que retourner à l’hôpital (où compte-tenu de ses multiples pathologies, aucun service spécialisé ne le voulait ; il aurait dû passer des soins intensifs à la réanimation en attendant une éventuelle place dans un service de soins palliatifs).
Qu’un hôpital public ait les moyens d’un service HAD de cette qualité, et en plus d’un service de soins palliatifs (qui lui aussi intervient au domicile de certains patients) est loin d’être la norme. Je pense même que pour celles et ceux qui nous gouvernent, offrir à tout le monde ce dont a pu bénéficier cet homme de 40 ans (en plus pas riche) serait un gâchis des deniers publics, un pognon de dingue, un argent qui serait mieux en bourse.
Bref, le choix de fin de vie qu’on propose d’instituer est un choix biaisé. D’un côté, « mourir dans la dignité », mais à condition d’abréger significativement sa vie. De l’autre une prise en charge le plus souvent insuffisante, parfois (pour les plus âgés sans doute) plus de soins. On présuppose que la vieille (ou le vieux) veut mourir, c’est plus simple, moins cher. Je n’ose imaginer combien de malades auront l’impression que choisir d’abréger sa vie est mieux… pour les autres, les proches, la société. Je n’ose imaginer l’autre terme de l’alternative si le système de santé reste le même. Quand on devra choisir entre donner des moyens à un service qui permet à des malades de guérir ou à un service qui leur permet une fin de vie plus longue dans de bonnes conditions, que choisira-t-on ?
Pourtant, la possibilité du suicide assisté me paraît intellectuellement inattaquable. (L’euthanasie me paraît plus discutable : elle présuppose des directives anticipées qu’on considèrera comme valables au moment où le corps médical décidera d’abréger la vie du patient : ce qui pose le problème de l’inconscient du patient et de la permanence de validité d’un choix exclusivement conscient et hors contexte concret. Passons.) Mais, suicide assisté ou directives anticipées, dans la société actuelle, avec le système de santé qu’on continue à dégrader, la question que pose Macron n’inspire pas confiance, c'est le moins que je puisse dire.