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Billet de blog 7 décembre 2022

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Un génocide de plus…

Fin novembre, le Bundestag a décrété que la famine de 1932-33 qui a touché l’Ukraine était un génocide. Le sénat irlandais et le parlement roumain (bicaméral) ont fait de même. On est en droit de se demander la part d’histoire et la part de propagande dans cette qualification. Le problème semble être d’abord historique et linguistique.

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Contexte de la famine de 1932-1933

Entre 1921 et 1927, la NEP (nouvelle politique économique) imaginée par Lénine avait suspendu la collectivisation des terres agricoles. Les paysans avaient la possibilité d’exploiter eux-mêmes un lopin de terre et de vendre le produit de leur récolte. Cette politique n’avait pas totalement supprimé les famines, d’autant que l’industrialisation à grande échelle avait privé les campagnes d’une partie de leur population agricole. Cela s’aggrava à partir du « Grand tournant » (titre d’un article de Staline pour le 12ème anniversaire de la Révolution d’Octobre qui inaugure la collectivisation forcée dans les campagnes et la dékoulakisation).

Parallèlement, la victoire de Staline que Lénine soupçonnait de « chauvinisme grand-russien » malgré ses origines géorgiennes avait entraîné une main-mise de plus en plus importante des institutions de la République de Russie sur l’union et les autres Républiques soviétiques fédérées.

Dernier élément de contexte, l’Ukraine fait partie de la bande de « terres noires » particulièrement fertiles (qui s’étend aussi au nord du Caucase et jusqu’au Kazakhstan) qui constitue le grenier à blé de l’URSS

De la dékoulakisation à la grande famine

Un article de Nicolas Werth aisément accessible en ligne, malheureusement en anglais fait le point sur cette famine, du moins (on y reviendra) sur cette famine en Ukraine et dans le Kuban (région russe à l’est de la mer d’Azov alors majoritairement peuplée d’Ukrainiens). Il date de 2008 et se termine par la question du génocide.

La dékoulakisation, commencée dès le début 1930 est, selon Werth un mélange de rafle policière et de règlements de comptes entre paysans. Elle prive les meilleures terres de 2 millions de paysans déportés vers la Sibérie. Liée à la collectivisation forcée (les paysans qui la refusent sont considérés comme koulaks), elle désorganise la production. Enfin, elle entraîne les paysans à résister au pouvoir central.

En 1931, les récoltes sont mauvaises, notamment en Sibérie occidentale et au Kazakhstan, ce qui pousse les autorités à prélever beaucoup plus de grains dans les régions plus productives (42 % en Ukraine) pour nourrir les régions industrielles et urbaines. Cela entraîna un début de famine au moment de la soudure et la faim paysanne n’augmenta pas le rendement de la récolte 1932. Les officiels de la Rébublique d’Ukraine s’adressèrent aux autorités de l’Union, Molotov, chef du gouvernement et Staline soi-même. Il n’y eut pas de réponse. Molotov assista au Congrès du Parti communiste ukrainien en juillet 32 pour faire valider les réquisitions alors que tous les orateurs les avaient déclarées inapplicables.

Évidemment, la contestation des objectifs du plan par le parti ukrainien préoccupa plus Staline que la famine qui commençait. Après une campagne de collecte de grain qui peina à récolter 1/3 de la quantité fixée par le Plan en septembre et octobre 32, l’intervention de deux missions plénipotentiaires présidées respectivement par Molotov et Lazare Kaganovitch, deux éminents staliniens, aidés de la Guépéou fut décidée pour faire face à « l’échec particulièrement honteux du plan de collecte des céréales, obliger les organisations locales du Parti à casser le sabotage organisé par les éléments koulaks contre-révolutionnaires, anéantir la résistance des communistes ruraux et des présidents de kolkhozes qui ont pris la tête de ce sabotage ». Malgré des nouveaux essais des dirigeants communistes locaux, argumentant qu’il faut nourrir les paysans si l'on veut espérer des récoltes, la confiscation de toutes les réserves des kolkhozes qui n’avaient pas rempli leurs quotas fixés par le Plan. Les tentatives de préserver (en le cachant) un minimum vital furent considérées comme contre-révolutionnaires. Résultat : particulièrement entre février et juillet 1933, famine, cannibalisme, tentatives d’exode, déportation comme contre-révolutionnaires de paysans mourant de faim, abandon d’enfants, environ 4 millions de morts selon les estimations des historiens mais dont 1/3 seulement furent enregistrées à l’époque tant la désorganisation était grande. À la répression s’ajoutait la bataille pour survivre qui pouvait opposer des victimes entre elles.

Ont coexisté alors, parmi les autorités, des plans de répression incluant des déportations de masse et des mesures d’approvisionnement pour les districts touchés par des « problèmes de nourriture ». L’approvisionnement d’urgence devait être distribué « sur une bse de classe » et il était sans commune mesure avec le problème : il représentait 10 kilos par habitant, si l’on compte 30 millions de personnes touchées par la famine, moins d’un cinquième des exportations de blé de l’Union soviétique pour chacune des années 32 et 33, 1/6 seulement des réserves de l’État. La crainte que l’état de santé de la population survivante ne permette pas les cultures pour la récolte 1933 a entraîné aussi une importation massive et forcée d’environ 200 000 paysans originaire d’autres régions et envoyés à la fin de leur service militaire.

Des horreurs dont ont pu témoigner quelques survivants à partir de la dissolution de l’URSS et qui ont été dès lors qualifiées de génocide par des historiens et politiques ukrainiens.

S’agit-il d’un génocide ?

La réponse de Nicolas Werth est mi-chèvre mi-chou. Si la famine a touché de plus vastes zones, la répression a touché spécifiquement des région à la population majoritairement ukrainienne, qu’elles soient rattachées à la République d’Ukraine ou la la RSFS de Russie. Mais cette répression visait-elle spécifiquement des Ukrainiens ou des paysans réfractaires à la collectivisation (ou même simplement réfractaires aux réquisitions délirantes demandées par le Plan) ? Nicolas Werth conclut qu’on peu qualifier cette famine (Holomodor selon la terminologie ukrainienne) de génocide, mais qu’elle n’a pas pour objet d’exterminer entièrement la nation ukrainienne et qu’elle a entraîné une telle horreur sur la base d’un raisonnement politique et non de critères ethniques ou raciaux.

Je serais plus catégorique. Si l’on élargit le focus sur ces famines soviétiques du début des années 30, la peuple le plus touché fut, proportionnellement le peuple kazakh qui perdit 1,4 millions de personnes sur 4 millions. Les victimes ruses furent environ un million et demi. Tous ces chiffres sont sujets à caution, ce sont des estimations que je ne peux juger.

Je ne crois pas trop à la volonté initiale d’affamer. La faim était devenue une arme de répression à la fin d’un engrenage qui a commencé par une famine issue involontairement des décisions politiques qui ont constitué le Grand Tournant. Si les élites politiques ukrainiennes ont été visées, c’est que, connaissant la réalité du terrain, elles s’opposaient à cette criminelle folie politique.

Qu'est-ce qu'un génocide ?

Or l’intentionnalité est un élément essentiel de la définition du génocide. Ce mot, proposé par le juriste Raphaël Lemkin n’a pas été employé lors du procès de Nuremberg où la notion de crime contre l’humanité fut utilisée pour caractériser (avec les notions de crime contre la paix et de crime de guerre) les crimes nazis. C’est un traité international approuvé à l’unanimité par l’assemblée générale de l’ONU qui a donné une définition juridique du génocide.

« Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) meurtre de membres du groupe ;

b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »

On conçoit qu’une telle définition adoptée à l’unanimité est le résultat de discussions et de compromis politiques. La définition de l’Académie française pose autant de problèmes, même si le commentaire qui l’accompagne les réduit et si sa concision la rend a priori plus stricte :

« Entreprise d'extermination systématique d'un groupe humain. »

L’intentionnalité est bien comprise dans le mot « entreprise ». La notion d’extermination me paraît préférable à celle de « détruire », surtout « en tout ou en partie ». Mais ce qui pêche, c’est la notion de « groupe humain » qui peut désigner un peu n’importe quoi. Les ultras d’un club de foot forment-ils un groupe humain au sens de cette définition ? Bien sûr que non. Les koulaks formaient-ils un groupe humain ? Probablement pas. Cette couche sociale a pu être définie comme la fraction de la paysannerie qui produisant des excédents qu’elle commercialisait. Elle a émergé après l’abolition du servage (1861). Mais après la Révolution de 17, les bolcheviks ont fait varier les critères d’appartenance au groupe des koulaks au gré de besoins politiques (tout paysan hostile à la collectivisation) ou de fantasmes. Selon Boris Souvarine, Zinoviev aurait dit en 1924 ; « On aime parfois chez nous qualifier de koulak tout paysan qui a de quoi manger ».

Bref, on ne peut pas parler de génocide des koulaks et il n’y a pas eu d’intention de détruire, encore moins d’exterminer le peuple ukrainien. Quelle que soit l’horreur du crime, même si le qualifier de crime contre l’humanité est raisonnable, on ne saurait le qualifier de génocide si l’on veut que les mots gardent un sens. Le soutien légitime à l’Ukraine agressée ne doit pas nous faire accepter n’importe quoi.

Jusqu’à plus ample informé, je considère que 4 génocides ont eu lieu au vingtième siècle :

- le génocide des Herreros

- le génocide des Arméniens

- la Shoah et le génocide concomitant des Rroms

- le génocide des Tutsi du Rwanda.

Les victimes d’autres crimes ne sont pas moins honorables que les victimes de génocides et la comparaison des souffrances est obscène. Leur instrumentalisation aussi.

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