La réaction européenne immédiate à l’urgence sanitaire, sociale et économique a été arrêtée suite à la réunion de l’Eurogroup du 9 avril. Elle se décline autour de six décisions : la Commission a suspendu l’application du pacte de stabilité pour permettre aux Etats-membres de mobiliser leurs politiques fiscales respectives ; elle a également mis en sourdine les règles concernant les aides d’Etat pour leur permettre de fournir des liquidités voire des fonds propres à des entreprises mises en difficulté. Sur proposition de la Commission, le Conseil adoptera le règlement SURE sur la base de l’article 122 TFUE afin de permettre à la Commission de s’endetter à hauteur de 100 milliards d’euros pour constituer un fonds de réassurance chômage pour soutenir les mesures nationales de chômage partiel. Le Conseil a également décidé d’augmenter les capacités de la Banque Européenne d’Investissement pour qu’elle concoure aux efforts de soutien à la liquidité des entreprises. L’Eurogroupe a décidé que le Mécanisme Européen de Stabilité pourra être sollicité par tous les Etats-membres pour financer les dépenses sanitaires et ce sans conditionnalité. Enfin, la BCE a annoncé un nouveau plan de rachat de titres de dette publique (le Pandemic Emergency Purchase Programme) et s’est donnée toute flexibilité pour le mettre en œuvre, tuant dans l’œuf la possibilité d’une nouvelle crise des dettes souveraines et assurant la liquidité des Etats-membres.
Cet ensemble de mesures ne répond qu’à l’urgence immédiate. Passé l’été, leur utilité commencera à s’estomper et dans tous les cas, elles ne contribueront rien à l’effort de reconstruction économique qui devra être consenti pour faire repartir l’économie européenne.
Le principe d’un effort de reconstruction commun a également été acté par les ministres des finances à travers l’accord sur la création future d’un « Recovery Fund » (fonds de reconstruction) ; c’est un rendez-vous pris pour discuter dans les deux ou trois mois qui viennent des moyens concrets d’une politique fiscale commune de reconstruction économique.
C’est, en effet, le gros morceau du débat qui ouvre la porte à la possible émission d’un volume conséquent d’obligations communes (les désormais célèbres « coronabonds »). Cette solution a été proposée par le gouvernement français et acceptée en amont par l’Allemagne. Pour l’instant, cette référence permet de repousser le moment de la décision, tant il est évident que les désaccords sont profonds. Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de cette décision. En actant l’accord sur une réponse fiscale commune, cette décision déplace désormais le débat sur le mode de financement de ce fonds (capital souscrit et garanties nationales), son montant, son administration et ses finalités (quelles dépenses financer avec cet argent).
Interdépendance économique et nécessité d’une politique européenne de reconstruction commune
L’effort de reconstruction requerra nécessairement un vaste plan d’investissement public. Or, les marges de manœuvre dont disposent les Etats-membres de l’Union ne sont pas les mêmes d’un Etat-membre à l’autre, ce qui écarte le scénario d’une coordination de politiques nationales de reconstruction. Comme le montre une analyse comparative rapide des mesures nationales déjà annoncées, certains (l’Allemagne notamment) peuvent se permettre des mesures fiscales fermes (c’est-à-dire au-delà des garanties publiques apportées aux entreprises qui s’endettent et des mesures de report des prélèvements obligatoires) s’élevant à une dizaine de points du PIB tandis que d’autres ne peuvent aller au-delà des 1% ou 2%.
Il y a deux raisons pour lesquelles les Etats-membres qui freinent aujourd’hui (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Finlande) devraient accepter une politique commune.
D’abord, l’inégalité face au défi de la reconstruction est une menace majeure pour la cohésion du continent européen. Si elle n’est pas comblée par une politique commune, cette inégalité conduira à un redémarrage différencié ; les Etats-membres disposant des marges de manœuvre fiscales les plus importantes se reconstruiront vite tandis que les autres risqueront de tomber dans une stagnation durable. Un tel scénario creuserait encore davantage les écarts entre Nord et Sud et saperait les bases de la construction européenne. Afin de préserver le soutien des opinions publiques au projet européen, les Etats-membres les plus réticents ont donc tout intérêt à y contribuer par le biais d’une politique fiscale de reconstruction partiellement commune.
Ensuite, la distribution inégale des marges de manœuvre fiscales est un obstacle majeur pour la reconstruction même de l’économie européenne. Le niveau d’interdépendance des économies des Etats-membres est tel que si tout un pan du marché unique européen ne réussit à se relancer rapidement, l’ensemble de l’économie européenne pâtira. Il faut quand même rappeler qu’aujourd’hui, les quelques quatorze Etats-membres qui soutiennent l’émission de coronabonds représentent plus de 60% du PIB de la zone euro. Laisser l’Italie et l’Espagne se débattre dans la stagnation ne profitera aucunement à l’économie allemande ou néerlandaise. Et ces Etats-membres, qui exportent fortement vers le reste de l’économie mondiale, ne pourront, cette fois, compter sur les marchés extra-européens pour tirer leur croissance. Déjà avant la crise sanitaire, la guerre commerciale entre Etats-Unis et Chine avait plombé l’économie allemande et des voix de plus en plus nombreuses s’élevaient pour réclamer une politique de croissance endogène via la relance de l’investissement privé et public. Or, il y a tout à parier que dans le monde post-pandémique, ces deux grands blocs économiques se fermeront encore davantage aux importations européennes. Le commerce mondial s’est effondré, les frontières ferment et les égoïsmes nationaux se renforcent ; en témoigne l’attaque de Donald Trump contre l’Organisation Mondiale de la Santé et ses saillies anti-chinoises récurrentes.
Par conséquent, un redémarrage simultané des grandes économies nationales qui composent le marché unique européen n’est pas simplement une question de solidarité intra-européenne. C’est aussi un bien public européen qui doit être produit collectivement pour profiter à tous les Etats-membres. D’où la nécessité impérieuse d’une réponse fiscale européenne commune à partir de cet automne.
Activer à nouveau l’article 122 TFUE pour constituer un fonds de reconstruction économique
La situation économique dans laquelle l’ensemble des Etats-membres se trouveront passé l’urgence sanitaire peut légitimement être conçue comme une « difficulté ou menace sérieuse de graves difficultés, en raison … d’événements exceptionnels échappant à son contrôle », ce qui permet au Conseil sur proposition de la Commission « dans un esprit de solidarité entre les Etats-membres » de prendre « des mesures appropriées à la situation économique ». L’article 122 TFUE fournit donc la base juridique nécessaire pour lancer un vaste programme d’investissement public piloté par la Commission, de manière à intégrer et coordonner les ressources que ce fonds pourra mobiliser avec celles du budget régulier de l’UE et de ses programmes.
C’est précisément la principale raison pour laquelle il ne faut pas créer un fonds intergouvernemental dédié à l’effort de reconstruction et encore moins utiliser le MES. Le choc auquel font face les Etats-membres n’est pas asymétrique mais symétrique et il ne touche pas la seule zone euro mais l’ensemble de l’UE. Il appelle donc une réponse commune de l’ensemble de l’UE et par conséquent une adaptation de son budget à ce nouveau contexte économique. Désormais par ailleurs, suite au Brexit et en mettant de côté l’opt-out danois, c’est la totalité des Etats-membres n’appartenant pas à la zone euro qui sont sous l’obligation juridique qui leur est faite par les traités de la rejoindre. Une politique commune à 27 et non pas à 19 ne pourra que favoriser ce processus et donc éviter de creuser l’écart entre zone euro et sa périphérie.
Il y a une autre raison majeure pour avoir recours à l’article 122 TFUE. L’Eurogroupe vient de le faire pour le fonds de réassurance chômage. Rappel : ce fonds se financera par émission de dette obligataire gagée sur le budget de l’UE et des garanties nationales. Ce dernier point est capital car il s’agit là du principe même qui sous-tend le concept de « coronabonds » (émission obligataire reposant sur la responsabilité conjointe des Etats-membres). Si l’Allemagne et ses alliés du Nord ont accepté le fonds de réassurance, comment pourraient-ils justifier leur rejet du même mécanisme pour un fonds dédié aux investissements publics ? Le débat se concentrera alors sur le montant de ce fonds, les modalités par lesquelles ce montant sera dépensé et la nature de ces dépenses.
La gestion d’un tel fonds se fait aujourd’hui sur la base d’une procédure législative spéciale où la Commission propose et la Conseil décide à la majorité qualifiée (ce qui élimine le véto dont dispose l’Allemagne au sein du conseil d’administration du MES). Les dépenses auxquelles ce fonds devrait se consacrer doivent être les dépenses d’avenir prioritaires de l’UE, c’est-à-dire les dépenses de transition énergétique prévue par le Green Deal et la reconversion numérique de l’économie européenne. Enfin, dans la mesure où ce fonds sera administré par la Commission, il pourra être soumis au contrôle du parquet européen qui vient de commencer ses activités en 2020, afin de lutter contre le détournement de ses ressources dans les Etats-membres.
Nouvelles ressources propres et capacité d’endettement de la Commission
Ce fonds devra pouvoir émettre de la dette obligataire à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros. Il est impossible d’y mettre un chiffre précis à ce stade, mais si l’on estime que l’investissement public devra croître de 4% à 5% du PIB de l’UE par an afin de compenser le recul de l’investissement privé, nous avons un ordre de grandeur annuel d’environ 620 milliards d’euros. Le budget de l’UE s’élevait en 2019 à environ 150 milliards ; sur la base de ce calcul de coin de table, il s’agirait donc de quadrupler le volume des dépenses communautaires.
Comment s’y prendre ? Il est évident qu’il faudra un mélange de nouvelles ressources propres et d’une capacité d’endettement gagée sur le budget et des garanties nationales.
Le débat sur de nouvelles ressources propres pour le budget de l’UE est déjà vieux de six ans, puisque c’est en février 2014 qu’un groupe d’experts sous la présidence de Mario Monti a été chargé par la Commission, le Conseil et le Parlement de faire des propositions dans ce sens. Le plus raisonnable serait donc de retenir les principales propositions de ce rapport. Elles se déclinent selon deux axes. D’abord, le marché unique et la coordination fiscale : une TVA européenne élargie (le taux européen est de 0,30% et, de manière dérogatoire, de 0,15% pour l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède) ; un impôt européen sur les sociétés et une taxe sur les transactions financières. Ensuite, les politiques environnementales et énergétiques : les recettes provenant du Système d’échange de quotas d’émission européen ; une taxe sur l’électricité ; et une taxe carbone aux frontières.
A ces propositions, il faudrait ajouter également le versement des profits du SEBC (BCE et banques centrales nationales) au budget de l’UE. La moyenne annuelle de ces profits s’est élevée à 23 milliards durant la période 2008-2017 et il y a tout à parier que cette somme sera plus importante dans les années qui viennent étant donné l’’augmentation de la taille du bilan du SEBC qui résultera de ses nouveaux programmes d’achats d’actifs. Dans la mesure où la politique monétaire est conduite à l’échelle européenne, il est tout à fait logique que les profits qu’elle génère soient appropriés par l’institution communautaire correspondante sur le plan fiscal, à savoir la Commission. Et, dans l’esprit décrit plus haut, consistant à vouloir rapprocher la zone euro et les Etats-membres qui n’en font pas partie, les banques centrales nationales de ces derniers pourraient également verser leurs profits au budget européen.
L’augmentation ainsi obtenue du budget de l’UE faciliterait l’émission de dette obligataire, à laquelle il faudrait aussi apporter à nouveau de garanties nationales. Dans la mesure où l’effort de reconstruction devrait se financer par des déficits budgétaires, il est logique d’estimer qu’environ deux tiers des 620 milliards mentionnés plus haut proviendraient de l’endettement, c’est-à-dire environ 400 milliards d’euros annuels pour une période de trois ou quatre ans (pour un total donc d’entre 1200 et 1600 milliards d’euros).
Transformer SURE en fonds pérenne de réassurance chômage
Dernier élément, le fonds de réassurance chômage SURE devrait être pérennisé. Cela serait un moyen d’avancer vers un système européen d’assurance contre les chocs asymétriques, ce qui depuis la crise de 2010-12 est régulièrement débattu à Bruxelles dans le cadre du débat sur la réforme de la zone euro. Rappelons ici que cette idée figure dans le programme de la Commission von der Leyen et qu’il jouit du soutien explicite et public du ministre des finances allemand, Olaf Scholz.
La pérennisation du fonds SURE jouerait également un rôle actif dans la lutte contre le creusement des écarts économiques entre Nord et Sud et par conséquent contribuerait à l’effort d’un redémarrage aussi uniforme que possible de l’économie européenne. Les Etats-membres les plus durement frappés économiquement par la crise sanitaire pourraient ainsi soutenir plus longtemps leur demande domestique grâce à ce fonds de réassurance chômage pérennisé et aussi éviter la fuite des cerveaux dont les effets sur la productivité de long-terme sont néfastes.