Le jugement rendu par la Cour Constitutionnelle Allemande à propos du Public Sector Purchase Programme de la BCE n’est en réalité que le dernier épisode du feuilleton judiciaire déclenché par la crise qui a secoué la zone euro en 2010-12 et les innovations institutionnelles mises en œuvre pour préserver la monnaie unique. Ce feuilleton est le fait de conservateurs allemands (dont certains comptent parmi les fondateurs de l’AfD) attachés à la conception maastrichtienne de l’union monétaire rendue obsolète par l’impératif de la préservation de la zone euro. Cette conception se cristallise dans la double interdiction de la mutualisation du passif des Etats-membres et de leur financement monétaire ; deux principes qui ont indirectement été écartés par la création du MES et les rachats de titres de dette publique par la BCE et la mutualisation fiscale par défaut que ces rachats occasionnent.
La CCA s’impatiente du refus de la CJUE de poser des limites à ce processus (en particulier à la BCE) à travers les questions préjudicielles successives qu’elle lui a soumises au fil des procédures judiciaires. Mardi 5 mai donc, la CCA a osé un geste audacieux, si ce n’est totalement irresponsable : rendre un jugement contraire au jugement de la CJUE et ordonner à la Bundesbank de ne plus participer au PSPP si les conditions qu’elle pose ne sont pas satisfaites. La CCA lance donc deux défis à travers ce jugement : le premier contre la BCE, le deuxième contre la CJUE.
La suite se jouera probablement sur une période de plusieurs mois, si ce n’est plusieurs années. Mais il n’est pas trop tôt pour avancer l’analyse selon laquelle ce jugement est un faux pas de la part de la CCA qui ne fera qu’entériner et renforcer le processus de transformation de la zone euro.
CCA vs BCE
Il y a, d’abord, le défi lancé à la BCE, dans une tentative de poser des limites à la politique de rachats de titres de dette publique par cette dernière. Or, après une semaine, tout indique que ce défi ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau.
La BCE a d’abord refusé de réagir officiellement au jugement, puis réagi par le biais de sa présidente qui a assuré dans des termes très clairs que la BCE continuerait sur sa lancée et qu’elle n’était concernée que par les jugements de la CJUE. Le Conseil des gouverneurs a écarté l’option de fournir les justifications réclamées par la CCA ; en revanche, le Conseil envisage que ce soit la Bundesbank qui fournisse ces justifications. Son président, Jens Weidmann, est membre du Conseil des gouverneurs et est donc lié par les décisions de cette instance du Système européen des banques centrales et ce d’autant plus que la politique monétaire est une politique unique qui relève des compétences exclusives de l’Union. Voici donc que les répercussions pratiques du jugement risquent fort de souligner l’impossibilité dans laquelle la CCA se retrouve de contraindre la BCE elle-même d’agir.
Le jugement anticipe cela bien entendu, en se cantonnant à donner des ordres à la Bundesbank. Celle-ci serait contrainte de ne plus participer au PSPP et de revendre les titres de dette publique allemande qu’elle a acquis dans le cadre de ce programme si la BCE ne fournissait les justifications réclamées par la CCA. Or, ceci n’est pas une menace crédible de la part de la CCA. Dans une telle situation, l’offre de titres allemands augmenterait ainsi donc que les coûts de refinancement de l’Etat fédéral, dans un contexte d’accroissement historique de ses besoins d’endettement. Ceci n’aurait par ailleurs aucun impact sur la capacité de la BCE à continuer à racheter les titres émis par les autres Etats-membres (les investisseurs ne s’y trompent pas par ailleurs puisque le jugement n’a pas eu d’effet manifeste sur les taux d’intérêt des titres de dette publique). La menace de la CCA reviendrait donc à annuler le privilège fiscal dont jouit l’Etat fédéral allemand depuis dix ans.
Enfin, le jugement de la CCA crée un conflit au sein de l’appareil d’Etat fédéral allemand plus qu’il ne crée un conflit entre l’Allemagne et la BCE ou la Commission. La CCA a ordonné le gouvernement fédéral et le Bundestag de contester la légalité du PSPP. Or, pendant les audiences, le gouvernement fédéral a témoigné en faveur de la BCE et ses principaux responsables – Angela Merkel et Olaf Scholz – soutiennent les rachats de dette publique par la BCE. La chancelière a apporté son soutien au communiqué du Conseil européen du 26 mars dernier qui applaudit des deux mains le nouveau programme de rachats (le PEPP) lancé par la BCE le 18 mars tandis que son ministre des finances a réagi au jugement de la CCA en estimant qu’il consacre la capacité de la BCE à réaliser de tels achats. Scholz a par ailleurs assuré ses collègues de l’Eurogroupe qu’une solution serait trouvée pour permettre à la Bundesbank de continuer à participer aux programmes de la BCE. En ouvrant donc ce conflit au sein de l’Etat allemand, la CCA oblige le gouvernement fédéral à se positionner encore plus clairement en faveur de la BCE. La Cour suscite donc l’apparition d’un front pro-BCE contre elle qui va du gouvernement fédéral à la CJUE en passant par la Commission.
CCA vs CJUE
Vient, ensuite, le défi lancé par la CCA contre la CJUE, voire contre l’ordre juridique européen fondé sur la primauté du droit et juridictions européens sur les droits et juridictions nationaux. En se permettant de rejeter le jugement rendu par la CJUE sur cette affaire, la CCA dit en creux non seulement que le raisonnement de la CJUE n’est pas valable, mais surtout que la jurisprudence de la CJUE n’est pas contraignante pour les juridictions nationales. Ce qui revient à contester l’unicité de l’ordre juridique européen et la hiérarchie entre juridictions.
En rendant ce jugement, la CCA se range du côté des gouvernements polonais et hongrois, les seuls qui aujourd’hui contestent cette primauté dans des procédures d’infraction intentées par la Commission. Le coût réputationnel d’un tel positionnement pour la CCA sera immense. Une cour qui s’enorgueillit de veiller sans faille sur le respect des droits humains et des libertés se verra assimilée à deux régimes ouvertement liberticides et ne pourra s’appuyer que sur le soutien de forces d’extrême droite.
Dans ce conflit ouvert avec la CJUE, la CCA se retrouvera donc bien seule. La CJUE et la Commission ont déjà réagi officiellement en réaffirmant la primauté du droit européen, tandis que la réaction du gouvernement de Berlin ne pourra qu’abonder dans ce sens. La Commission envisage même d’engager une procédure d’infraction contre l’Allemagne qui finirait bien par arriver devant la CJUE avec une issue certaine. Bref, un concert puissant s’érigera pour expliquer à la CCA qu’elle doit se soumettre à l’autorité de la CJUE. Si la CCA persistait alors, elle irait ouvertement contre les institutions et le droit européens, ce qu’elle n’est certainement encline à faire. Rappelons tout de même que l’intégration européenne figure dans la loi fondamentale allemande et que les traités européens ont été ratifiés par le Bundestag.
Certains évoquent même une éventuelle modification des traités pour écrire noir sur blanc que la jurisprudence de la CJUE est contraignante pour les cours nationales. La CCA perdrait alors le peu de marge de manœuvre dont le flou juridique de la situation actuelle lui permet de profiter. Le jugement du 5 mai pourrait alors avoir comme conséquence l’exact opposé de celle envisagée par la Cour de Karlsruhe.