À Stéphanie Ruphy, présidente de l'Office français de l'intégrité scientifique
Madame la présidente,
vous organisez ce jour — 9 juin 2022 — une journée de réflexion sur la prise de parole des chercheuses et des chercheurs dans l'espace public. Plaçant cette interrogation dans la séquence ouverte par la Covid-19, vous souhaitez que les débats abordent les tensions entre intégrité scientifique, liberté académique et liberté d'expression. Cette initiative prend place à une période où l'on mesure désormais les profonds changements qu'ont connus depuis vingt ans les modalités de communication des chercheuses et des chercheurs, à la fois vers des formes ouvertes de communication — publications en ligne et en libre accès, réseaux sociaux — et vers une industrie de l'édition scientifique de plus en plus prédatrice. Or, en observatrice attentive du monde universitaire dont le blog Academia rend compte qutodiennement, on peut s'étonner de l'effet de distorsion que propose votre journée : l'intégrité scientifique n'est pas mise en danger par les chercheurs et chercheuses elles-mêmes, mais par l'environnement de plus en plus hostile auquel iels font face.

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Le champ scientifique — on le sait depuis les travaux de Harriet A. Zuckermann, Robert K. Merton, Pierre Bourdieu ou de Margaret W. Rossiter — est un espace social contraint par des rapports de pouvoir. Ces rapports de pouvoir s'exercent au sein du monde académique même, reposant sur des hiérarchies statutaires ou tacites, des techniques d'invisibilisation et de silenciement, et des violences au travail pouvant conduire jusqu'à la mort par suicide.
C'est d'abord là, dans les couloirs des laboratoires, que se joue l'intégrité scientifique, par la protection des personnes et de leur travail. Comment est-il possible, en 2022, qu'un chercheur qui soumet un projet, refusé par l'ANR, puisse voir son travail pillé par l'évaluateur dudit projet ? Comment une professeure de mathématiques peut-elle faire l'objet de plagiat sans trouver le soutien de son laboratoire d'exercice ? Comment un chercheur peut-il se voir usurper par un collègue les brevets qu'il a déposés avec la bénédiction de son institut ? Comment une enseignante-chercheuse titulaire peut-elle être empêchée de faire cours au sein de son institution ? Comment des harceleur∙ses notoires peuvent-iels être promu∙es, menaçant ainsi davantage d'agentes ? Cela est d'autant plus préjudiciable que les institutions, qui sont pourtant tenues de le faire suivant l'article 11 de la loi Anicet Le Pors du 13 juillet 1983, refusent trop fréquemment la protection fonctionnelle à leurs agent∙es. Les efforts récents des institutions comme récemment l'INRAE, etc. d'imposer une charte qui viserait à encadrer et donc contraindre la liberté d'expression des chercheuses et des chercheurs ou encore la conduite d'enquêtes administratives à l'endroit de certain∙es collègues contrastent singulièrement avec la faiblesse desdites institutions à protéger les agents titulaires et contractuel-les de la Fonction publique, quand elles ne menacent pas elles-mêmes leurs propres chercheuses et chercheuses.
Le monde académique est également — et désormais puissamment — contraint par les ordres politique, économique et judiciaire. Si certains chercheuses ou chercheurs se trouvent soutenu∙es par le pouvoir politique — c'est le cas du professeur Didier Raoult, qui a reçu la visite du chef de l'État au plus fort de la controverse que ses prises de position avaient initiée, visite effectuée sur les conseils de son Conseiller Education, devenu président du Hcéres — les chercheurs, chercheuses, universitaires en France subissent plus souvent des atteintes politiques graves à l'étranger, comme Fariba Abdelkhah incarcérée en Iran depuis 3 ans, mais aussi en France de la part d'hommes politiques et ce, jusqu'au sommet de l'État. Avant le député Aubert, ou le ministre Blanquer, c'est le président de la République lui-même qui a accusé les universitaires de certains champs disciplinaires de "casser la République" en deux. Dans la sphère médiatique, que l'on sait concentrée aux mains de quelques personnalités fortunées, les sciences humaines et sociales ont été la cible des chaînes et de magazines d'opinion surtout après la demande de la Ministre Vidal, d'abord sur CNews, au CNRS de conduire une enquête sur les dérives à l'université, conduisant même au fichage de centaines d'universitaires sur un site d'extrême-droite. Tout particulièrement, ce sont les colloques et séminaires en études de genre ou études féministes en ligne, quand iels ne s'agit pas de personnes LQBTQ+ elles-mêmes, qui font très régulièrement l'objet d'attaques d'extrême-droite et de menaces de mort, sans que les universités ne se donnent toujours les moyens pour les protéger et poursuivre les contrevenant∙es.
Les universitaires s'avèrent particulièrement vulnérables aux attaques politiques et médiatiques, mais aussi à ce que l'on peut appeler des atteintes matérielles à la fonction universitaire. Les procès en diffamation par les industrsies dits "procédures-baillons" touchent de nombreux∙ses chercheuses et chercheurs qui n'ont fait que leur métier. Tout récemment, le politiste Alexandre Dézé s'inquiétant des méthodes fautives de l'IFOP dans la mesure des sondages électoraux est désormais la cible d'un tel procès ; ces attaques touchent toutes les disciplines, mais particulièrement les sciences de l'environnement et le droit. Le gouvernement, qui a réduit les financements de recherche pérennes depuis 2007, privilégie désormais les appels à projet, ce qui fragilise le statut des chercheurs et des chercheuses, soumet leur travail aux contraintes des conditions d'obtention et de prolongation des budgets, menaçant l'intégrité des résultats. Plus largement, la disparition des postes sous statut au profit d'emplois scientifiques contractuels variés, quelquefois très courts et sous-financés, fragilise de facto la protection des libertés académiques et partant celle de l'ntégrité scientifique.
Ces atteintes au travail scientifique ont des effets délétères sur la liberté d'expression des chercheurs et des chercheuses et partant sur la liberté académique : la France doit se saisir urgemment de ce problème criant qui menace l'intégrité scientifique dont votre Office est garant. Les initiatives existent en Europe, sans réel soutien français : il y a deux ans, la ministre Vidal avait passé sous silence la Déclaration de Bonn sur la liberté académique. De l'autre côté de l'Atlantique, les professeur∙es universitaires québecois∙es se félicitent du vote de la Loi sur la liberté académique dans le milieu universitaire le 3 juin 2022, rétablissant la définition de liberté académique de l'UNESCO de 1997, qui « leur permettra de poursuivre leur travail d’enseignement, de recherche et de création librement et sans contrainte doctrinale, idéologique ou morale » Parmi les avancées majeures de cette loi, on trouve l'interdiction de "censure institutionnelle" c'est-à-dire l'impossibilité de l'agent∙e d'exprimer son opinion sur son propre établissement et rend obligatoire le soutien financier de l'établissement en cas de "procédures-baillons". À quand son équivalent français ?