Congrés Sciences de l’Homme et Sociétés
Violences
Table Ronde : Entreprises : entre créativité et destructivité.
Violence et interstices
Christine Marsan
4-5-6 et 7 juin 2003
Qualifications : Doctorant en sociologie compréhensive. Doctorat en psychologie interculturelle (non soutenu).
Publications : Article : Transformation et ruptures chez les managers. Journal des Psychologues. Mars 2003. Livres : En quoi le mal nous rend plus humain. L’Harmattan. 2001. Violences et entreprise. Editions d’Organisation. Septembre / octobre 2003.
Introduction :
C’est dans le cadre d’une observation régulière et continue des violences manifestes en entreprise que j’ai décidé de m’atteler à une recherche pour en comprendre les mécanismes. Intervenant en entreprise en tant que consultante en accompagnement du changement et coach j’ai pu entendre et observer un certain nombre de situations où les personnes faisaient part de leur souffrance. Parallèlement la gestion difficile des contradictions liées à un certain nombre de dysfonctionnements a attiré mon attention. Il semblait qu’ils étaient à l’origine d’un certain nombre de violences.
De part mon approche pluridisciplinaire, de formation initiale en psychosociologie, puis en psychologie clinique et à présent en sociologie, j’ai tenté de poser un regard pluriel sur des phénomènes complexes. Ma conviction est qu’aucune discipline ne peut en rendre compte sur un mode exclusif, ce n’est qu’en dialogue, en interaction qu’une compréhension systémique pourra peut-être faite du phénomène de violence et alors qu’un certain nombre de pistes pourront être envisagées.
Dans cette contribution, je m’attacherai à rendre compte d’un aspect particulier de ce qui peut s’observer dans l’entreprise. Il s’agit du lien inextricable et ténu qui lient les interstices sociaux et la violence.
Argument :
Ce qui me conduit tout d’abord à préciser ce que j’entends par violence. Il s’agit de cette capacité spécifiquement humaine d’annihilation de l’autre par l’exercice immodéré d’une force contre lui. Je pars du principe que la violence est toujours là au sein de l’homme comme potentiel au même titre que l’amour d’ailleurs. Et c’est la capacité de libre arbitre qui pourra faire la différence. Donc, je postule que la violence n’est pas inéluctable, elle peut être gérée à titre individuel et assumée en décidant ou non de la manifester. Pour autant, la violence dans le corps social ne peut pas forcément être gérée par le libre-arbitre d’un seul et envisager que chacun simultanément puisse choisir entre l’éthique ou la violence n’est peut-être pas encore totalement réaliste.
C’est pourquoi nous allons chercher à rendre compte d’une forme particulièrement discrète de condition de génération de la violence qui est la notion d’interstices, petits espaces de liberté, qui peuvent être les lieux du dialogue de l’échange et de l’évitement de la violence et qui semblent dangereusement menacés ces temps-ci.
Je propose de faire un rapide cheminement au travers de différentes formes d’interstices et de tirer les fils connexes de seuils et de frontières et de mesurer en quoi la violence peut être présente lorsque ceux-ci viennent à manquer.
La chasse aux interstices
Dans le fil droit du paradigme moderne, sur le terrain particulier des entreprises, il existe une réelle chasse aux gaspi. C’est la volonté d’éradiquer tout ce qui dépasse, dans le sens de tout ce qui dérange et qui pourrait contrevenir au mythe de l’asepsie, la chasse aux virus, à l’étranger, au nuisible, au violent, à l’humain en quelque sorte ! C’est l’époque de la quête du Graal du zéro défaut, la volonté de rendre le monde stérile et vidé de tous ces virus nocifs, la moindre déviance est combattue. C’est l’ère de la norme qui fait tout entrer dans la même boîte.
Ainsi que ce soit dans les compressions du temps comme dans les recherches d’optimisation et de performance, la guerre aux interstices est ouverte, il s’agit d’éliminer ce qui semble inutile et non essentiel ou non rentable. Avec les 35 heures les espaces de dialogue, d’échanges, les moments comme les lieux ou les échanges informels, sans objets, uniquement conviviaux disparaissent et sont traqués. Ainsi tandis que M6 nous présente régulièrement son émission caméra-café, il se trouve que les machines à café disparaissent peu à peu des entreprises ou alors que le temps consacré aux pauses-café est de plus en contingenté. Et d’aucuns reconnaissaient que ces temps perdus, certains les nomment même temps morts, doivent être éliminés pour optimiser la performance et se conformer à la loi sur le temps de travail. Ainsi les interstices sont-ils peu à peu éradiqués. Et cette élimination des temps informels rend l’équilibre social fragile car chacun se comporte vis-à-vis de l’autre dans une logique de production à flux tendus. A la moindre demande hors délais, hors norme, inhabituelle, les personnes peuvent exploser. Sous pression et dans un rapport tayloriste à l’efficacité les charges émotionnelles ne trouvent pas d’exutoire et l’explosion est beaucoup plus patente que par le passé. La violence peut alors survenir à n’importe quel moment, elle est là, en puissance, prête à se déverser au moindre écart de langage. Elle est le fait d’individus qui expriment de manière imprévisible, leurs humeurs. Par ailleurs, ses formes sont plus labiles et inattendues. Les échanges optimisés encouragent l’incertitude, on ne peut plus connaître le comportement de l’autre, le voisin de bureau devient peu à peu un étranger et l’on sait quelle place lui est réservée. Celle de focaliser tous les maux et les dysfonctionnements. Ainsi le risque est de créer un environnement tendu et particulièrement fragile, potentiellement prêt à exploser.
Emails et communication minimaliste
Les technologies ayant changé avec Internet, les emails sont les supports les plus fréquents de la communication entre une majorité d’individus dans l’entreprise et constitue le référentiel relationnel de base de quasiment tous les jeunes aujourd’hui. Ceux-ci sont nés avec la souris entre les mains et l’habitude de surfer d’un espace à un temps et d’un temps à un territoire. Ce zapping polymorphe compresse les temps et les espaces. Tout le monde sait qu’Internet a ramené le monde à la taille d’un village. Les frontières sont inexistantes. L’immédiateté est la loi et la simultanéité des informations reçues devient la règle des marqueteurs qui ont envahi la toile pour en faire un grand marché aux potentiels illimités. Par conséquent, il existe de moins en moins d’espaces privatifs et reconnus comme tels. L’étendue se limite à l’intervalle voire à l’interstice entre deux activités, entre plusieurs projets, entre deux communications. Les frontières disparaissent et avec elles les sphères privées et professionnelles qui se confondent comme des bulles poreuses.
L’image peut se glisser partout et dépouille l’intimité de ses dernières parures. L’absence d’espaces réduits d’intimité à soi, de capacité prendre du temps pour soi et de ce fait aussi pour l’autre est encore une chasse aux interstices d’humanité. Et c’est alors la porte ouverte à la violence. Nombreux sont ceux qui vivent mal la forme de la communication prise par les emails, il n’existe plus de « bonjour » ni « d’au revoir », les formules élémentaires de politesse disparaissent, le texte s’appauvrit, tout est abrégé et ce langage atrophié, quasiment phonétique parfois, ne permet plus les nuances. Ce temps qui facilite la reconnaissance de l’autre dans ce qu’on lui dit. L’autre et moi-même n’avons plus d’épaisseur comprenant avec elle rugosités et imperfections, il n’y a plus d’espace de rencontre durable, de place, d’attention, etc. Mus par l’efficacité, les emails doivent être brefs et aller à l’essentiel. Ainsi dès que le message perd de sa neutralité, l’escalade des violences écrites peut très vite advenir. Notamment par la mise en copie systématique d’un certain nombre de personnes, particulièrement la hiérarchie de manière à piéger l’autre qui dérange, soit avec une stratégie avérée pour l’éliminer, soit simplement pour le contraindre à faire ce que je veux.
Par exemple, les pratiques des chercheurs d’emploi ont changé. Aujourd’hui ils envoient des e-mailings et se moquent éperdument à qui ils écrivent, ils partent à la pêche et on verra bien ! Ce qui est le symptôme d’un manque de considération d’autrui. Il en est de même pour les sites de rencontre. Le principe est d’envoyer quantitativement des annonces standard à tout le monde et de voir qui répond.
Ceci remet alors en cause le rapport à l’autre, à l’altérité et bien entendu à la relation d’amour. L’autre devient indifférencié, et c’est à lui à prendre l’initiative d’apprécier celui qui aura adressé quantitativement ce message. Comment dans ces conditions une relation de qualité peut-elle se créer ? Comment la prise en compte élémentaire de l’autre peut-elle avoir lieu si celui-ci est considéré comme un objet, un instrument satisfaisant mes projets.
Si depuis toujours la relation à l’autre était une véritable question et que dépasser la relation d’objet pour envisager l’autre comme sujet est rarement résolu et prend souvent tout le temps d’une cure analytique et plus, la réduction du temps à l’autre et l’annihilation de son espace ne contribue pas à la faciliter.
Internet pose ainsi crucialement les questions des frontières et de l’altérité.
Le problème que pose la rapidité, le zapping et surfer d’une fenêtre à l’autre c’est le consumérisme de l’autre et de la relation. « Ce que tu me dis me dérange, je zappe, je me déconnecte, je ne continue pas. » Internet permet de ne jamais rentrer dans l’intimité, je préserve ma bulle autiste de consumériste ravageur mais je ne sais plus être dans la durée et la qualité du lien à l’autre. Il est question de survoler l’autre et d’être séduit, vite pour ensuite pourvoir passer à une autre aventure. Nombreux sont ceux qui envisagent l’autre comme une compagnie virtuelle, jetable et interchangeable.
Elle peut parfois être idéalisée par l’intermédiaire de l’écran chacun s’est rendu parfait, magnifique et il s’agit alors d’échanges d’idéaux du moi et non de réelles communications inter-indidivuelles. A la première difficulté, stop ! Pourtant la relation humaine fonctionne dans la durée.
Donc ces intermédiaires que sont les écrans en créant de la relation artificielle, virtuelle et éphémère crée aussi une solitude charnelle. L’autre devient fantasmatique, il entre dans le monde de l’imaginaire et le pire c’est d’envisager la véritable rencontre, tout le monde se souvient de se film américain où deux personnes vivent une passion sur Internet et ne se supportent pas dans la réalité. Pourtant nous sommes encore faits de chair et la question est alors de se demander que faire avec toute cette tension libidinale ? Où et comment l’évacuer ? Les jeux vidéo contribuent à constituer cet exutoire mais ne règlent en rien le rapport à l’altérité et nombreux sont ceux qui ne sont pas d’accord quant au fait qu’ils règleraient le rapport à la violence.
Interstices et seuils
La question de territoire dont nous avons parlé avait pour corrélat des seuils qui permettaient d’entrer dans une maison, chez l’autre, il existait un certain nombre d’étapes spatiales qui permettaient de passer de l’extérieur, territoire de l’étrangeté, progressivement par seuils successifs jusqu’à l’intimité des habitants de la maison. Cette notion de progressivité a disparu avec Internet et les nouvelles technologies, les formes de communication violent, en quelque sorte, toutes ces étapes préliminaires. Qualifiées de bienséance ces phases facilitaient pour chacun de prendre le temps de s’apprivoiser. Pourquoi parler de viol ? Parce que l’entrée intempestive, brutale, sans y être invité dans la sphère la plus intime de l’autre est perçu comme intrusif. D’autant que justement la communication, elle, n’est pas forcément respectueuse et basée sur la rencontre. Il s’agit le plus souvent de demandes intempestives, égoïstes et professionnellement tournées vers la performance et non vers l’accueil de l’autre ou la rencontre.
Sans frontières que deviennent les limites ?
Internet pose aussi la question des frontières, nous venons de dire qu’il n’y en a plus ni dans la l’espace ni dans le temps et ceci pose alors la question des limites. Limites dont on sait combien elles sont essentielles pour endiguer la violence. Sans contenant, sans limites qui montrent la loi et ce qui doit être respecté, c’est-à-dire ce qui est autorisé ou interdit, la puissance des pulsions individuelles ou collectives déverse ses exigences sur autrui et s’illustre par la violence. C’est-à-dire le non-respect de l’autre pour atteindre la satisfaction de son désir à son détriment.
Internet permet l’envahissement par les Newsletter et toutes sortes de publicités et si nous voulons nous en départir il faut payer pour être débarrassés de choses qui nous n’avons pas choisi de consulter. Pire encore ces mises en copie systématique de toutes les âneries de la terre qui nous arrivent, par des amis bienveillants par dizaines par semaine envahissent notre boîte de réception. Ils nous encombrent sans même nous avoir demandé notre avis. Autre forme de violence. Ces pratiques illustrent le non-respect patent de l’autre. La boite de réception de l’autre est perçu comme opportunité commerciale comme dévidoir, comme moyen de pression et occasionnellement comme espace privatif de rencontre réelle.
Parler d’interstices, de frontières et de limites invite à se poser la question du seuil et avec lui celui de la violence.
Il baisse régulièrement depuis les progrès historiques apportés par les civilisations comme en rendent compte les historiens de la violence (Alain Corbin, Nicole Gonthier, Robert Muchenbeld, Jean Chesnais) ou les travaux de Norbert Elias. Nous ne voulons plus voir de barbarie sous nos fenêtres ! Tentative battue en brèche avec les différents génocides et autres industrialisations de la mort réalisés au siècle dernier. Pour autant, nous ne voulons plus de violence physique. Vouloir éradiquer la violence comme beaucoup s’en réclame comprime alors dangereusement l’expression d’une violence primordiale qui est là. Elle a besoin de s’exprimer et doit trouver un canal qui pourra permettre son expression tout en évitant de nuire à autrui. C’est ainsi que l’argument de la catharsis légitime l’usage croissant de la violence par toutes sortes de médias. Pourtant la violence augmente incontestablement et surtout dans ses manifestations les plus banales que sont les incivilités et autres petites anicroches à la bienséance vécues quotidiennement. Une violence, qui nous agresse par définition, ne trouve pas forcément sa résolution par le procédé de l’éradication. En effet, il s’agirait alors d’éliminer une composante humaine aussi essentielle que l’amour et la capacité artistique, qui bien entendu sont trois composantes qui bien agencées peuvent permettre justement le dépassement de la violence. Celle-ci ne serait plus alors que l’expression étymologique initiale de force de vie canalisée par l’amour du prochain plutôt que par la haine de l’étranger et l’art serait alors la forme aboutie de sublimation des pulsions et des violences.
Seulement voilà, aujourd’hui la violence qui n’est plus tolérée, est traquée comme un animal nuisible. Elle est justement reléguée dans la sphère de l’animalité alors que ses raffinements constituent notre particularité. La constante médiatisation de la violence nous la rend toujours plus omniprésente aussi bien familière qu’insupportable. Au lieu d’avoir cet effet cathartique et donc résolutoire, la répétition de scènes de violences nous y sensibilise comme si nous étions fascinés par l’horreur et que nous nous délections du mal infligé à autrui. Quel seuil avons-nous franchi ? L’interstice entre l’intolérance à la violence et la répétition de la jouissance de la souffrance de l’autre apparaît comme ténu.
Interstices et violences
Ce n’est alors pas un hasard si de manière concourante, certains termes deviennent de plus en plus présents dans le champ de l’organisation tels que souffrance, violence et harcèlement. Pour autant l’engouement social pour ce dernier concept laisse penser que c’est probablement le fait que cette souffrance est subie et qu’il n’y a pas lieu de tout ramener à des facteurs psychologiques mais plutôt à rendre compte d’une certaine complexité sociale. La violence exercée de l’organisation sur l’individu fait jour et elle est rendue visible par ce concept unique qui rassemble l’expression de toutes les souffrances et des manques de reconnaissance. Certes elle n’est pas nouvelle mais le phénomène de cristallisation sur le concept de harcèlement lui l’est et interroge quant à ses multiples significations. En quoi est-il indicateur d’un besoin que formulent les salariés vis-à-vis de leur organisation ? De quel type de souffrance est-il le symptôme ?
Notre propos n’est pas d’y répondre ici mais davantage de se demander quelle est la marge de manœuvre restante aux acteurs des organisations lorsque tout devient violence et harcèlement ? Quels interstices de négociation ont-ils face à ce nouvel amalgame ?
Il existe là aussi une forme de violence dans le fait qu’il n’y a plus de distinction entre les événements, tout procède d’une même chose, le harcèlement. Quand tout est dans tout, on ne peut plus distinguer les frontières, les limites et les seuils et cette indifférenciation rappelle les dépendances archaïques et ramène avec elles soit la violence cannibale du stade oral, soit la violence de la différenciation. Dans les deux cas, l’amalgame et l’indifférenciation sont sources de violences.
Il est alors légitime de se poser la question suivante : quelles formes d’échanges sociaux cela préfigure-t-il ?
Zones de flous, zones de pouvoir : nouvel espace de violences
Par ailleurs, les conflits liés aux prises de pouvoir sont identifiés par les sociologues des organisations (Crozier, Friedberg) comme le fait des flous laissés volontairement ou non par l’organisation. C’est-à-dire ces zones non prévues, des limites non clarifiées qui conduisent les acteurs à prendre position dans ces espaces mal définis et créant ainsi des conflits de rôles et plus largement de territoire et des conflits de pouvoir. Car il s’agit de savoir qui sera le premier à déployer sa stratégie de conquête sur l’espace et sur ses concurrents. Jusqu’ici ces phénomènes apportaient surtout leur lot de conflits, mais il semble qu’aujourd’hui, la violence apparaisse parce qu’il n’y a pas d’instances de régulation à ce type de comportement (Wieviorka). L’ambiguïté pouvait se gérer auparavant parce que les instances de régulation étaient clairement identifiées, aujourd’hui les pouvoirs des classes sociales (Etat, patronat contre syndicats) deviennent les composantes d’anciens paradigmes de société. La jeunesse aujourd’hui se retrouve dans la performance des organisations réticulaires et se reposent alors sur la notion d’interstices de contact propres aux réseaux technologiques comme physiologiques. Si les flous organisationnels étaient jusqu’ici réglés par l’autorégulation des acteurs, aujourd’hui, ceux-ci surfent et laissent les incohérences béantes générer davantage de violences dans l’espace inachevé d’une altérité qui doit se redéfinir avec de pouvoir se reconnaître. Il serait alors nécessaire de repenser un stade du miroir à l’état adulte et que l’entreprise aura a repensé comme nouvel accès à la symbolisation.
Que ces instances de régulation dont nous avons parlé prennent la forme de réglementation, de procédures de définition de postes, de tâches, de frontières d’équipes ou autres, toutes ces initiatives ont pour fonction de créer du tiers à la fois séparateur et médiateur. Les espaces informels, ces temps morts étaient aussi des espaces régulateurs et médiateurs par la possibilité qu’ils laissaient à chacun de pouvoir se connaître, échanger, dialoguer et évacuer les sources de tensions excessives.
Interstices, violence et choc de paradigmes
La violence se glisse dans les espaces non clarifiés, dans l’hésitation du corps social qui se cherche, elle vient comme une énergie vitale, surgir, comme le magma, du choc des deux plaques tectoniques à la suite d’un tremblement de terre. Le paradigme moderne s’éteint difficilement, dans les derniers soubresauts et barouds d’honneur pour monter qu’il est encore vivace a du mal à laisser la place à un nouveau qui trépigne de toute la sève de sa facette juvénile. Le post-moderne plasmodie le bit du changement. Le choc frontal des deux paradigmes crée la violence de l’affrontement, l’écart se creuse et elle se déverse comme indicateur d’une mutation essentielle, d’un tournant de société. La question est alors de savoir comment endiguer cette sève féconde.
Alors lorsque l’entreprise cherche à savoir comment éliminer ses sources de violence et ses tensions internes, nous pouvons rendre compte de l’erreur fondamentale qui est alors faite. Le mythe moderne, universaliste et moralisateur cherche à éradiquer une constante consubstantielle de l’homme. Il ne s’agit pas d’éliminer cette particularité humaine mais davantage de savoir comment composer avec elle. De la sorte, elle pourra exprimer et dégager énergie, vitalité et créativité mais sous une forme relativement canalisée et acceptable par le corps social afin qu’elle ne lui nuise pas au point de le détruire.
Ainsi les moyens d’apprivoiser cette violence pourront-ils se rechercher chez René Girard au travers des processus de ritualisation permettant de sortir de la violence mimétique ou encore selon Michel Maffesoli de lui préférer une certaine homéopathisation du mal par la restauration d’interstices ludiques, exutoires sublimatoires à la violence.
La question qui pourra alors se poser est de savoir si l’entreprise va, à son tour, devenir le décor d’une érotisation de la violence permettant de créer, à nouveau, par la sensibilité de cette part obscure de la relation, ce lien perdu. Alors à la suite du constat classique selon lequel la violence détruit l’altérité peut-être que la post-modernité serait le paradigme éclairant les nouvelles modalités du sens émergeant de la reconstruction du lien social. Et ceci par l’expression brute d’une violence qui vise à réunir les personnes autour de ritualisations tribales encourageant la passion d’être ensemble.
Conclusion :
Envisager de régler la violence s’entend plus raisonnablement comme considérer tout d’abord sa propre violence et apprendre à la regarder en face, à la verbaliser, à la contenir et à la dépasser. Puis il sera question de restaurer des espaces et du temps, de manière à se réapproprier ces langueurs humaines, ces temps gaspillés et vivants afin de recréer de la qualité dans le lien social. Redonner de l’épaisseur aux interstices sociaux, leur permettre de se déployer conduira à ce que les acteurs redonnent du sens à leur actions et par extension à leur existence. Tout en se reconnaissant une existence propre ils pourront alors reconnaître l’autre dans sa différence. Valorisation aussi élémentaire qu’essentielle pour endiguer la violence et retrouver la compassion et l’amour de l’autre, au sens biblique ou laïque, pourvu que cela se passe sans violence et dans la reconnaissance de la différence.