D’articles en articles, la chronique de la descente aux enfer des pays du Sahel et de leurs habitants continue. L’accélération des coups d’État donne le sentiment que le chaos s’étend. Comme pour une tectonique des plaques comprimées depuis trop longtemps par des forces inouïes, un tremblement de terre a lieu sous nos yeux, des secousses telluriques sociétales bouleversent la topographie politique de l’Afrique subsaharienne. Elle ne sera plus la même dans quelques mois. Après le Mali, le Tchad, la Guinée, le Soudan, le Burkina et la tentative en Guinée Bissau, à qui le tour ? Dans une sorte de « retour vers le futur » la guerre froide semble se réinstaller et on voit à nouveau des putschistes en treillis s’exprimer dans les télévisions d’Etat. On voit la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CDEAO) qui ne sait plus où donner de la tête. A force de suspendre plusieurs de ses États membres, on se demande si elle ne devrait pas, dans un moment de lucidité crépusculaire, s’auto suspendre. On voit les « sociétés civiles » faire la claque aux militaires alors que quelques années auparavant elles étaient les fers de lance du renouveau démocratique d’un printemps africain après celui des pays arabes. Symboles de la situation en cours, il y a dix mois on voyait à N’Djamena le président Macron assis à côté d’un militaire qui avait pris le pouvoir sans aucun état d’âme institutionnel ou démocratique et le 3 février dernier on a vu à la télévision malienne l’ambassadeur de France expulsé poussant son chariot à bagages à l’aéroport de Bamako.
Le changement climatique, l’incurie de régimes civils corrompus, les intérêts géostratégiques de la France, des États-Unis, de la Russie, de la Chine et de nouveaux pays émergents sur la scène africaine comme la Turquie et les pays du golfe, les erreurs politiques et stratégiques du président Macron, l’incapacité de l’Europe, l’échec des coalitions armées pour venir à bout du terrorisme, le naufrage de cinquante années d’aide au développement, la démographie, les politiques d’ajustement structurels menées depuis les années 90, toutes ces explications sont au centre des commentaires et des analyses sur la situation au Sahel. Le populisme anti français y prend souvent le pas sur les responsabilités des régimes en place mais surtout elles occultent la cause initiale qui a déclenché ces bouleversements : l’islamisme radical violent et sa chronicisation sur des sociétés agraires et pastorales déstructurées où la majorité des habitants vit en dessous du seuil de pauvreté soixante années après les indépendances. Les islamistes armés ont assassiné et sont responsables depuis 2013, directement ou indirectement de la mort de plus de 3000 civils au Mali, 600 au Burkina et 420 au Niger rien que pour l’année 2021. Plusieurs millions de personnes sont déplacées, d’immenses territoires ne sont plus contrôlés et la question qui est posée en premier lieu aux responsables politiques et militaires des pays concernés est celle de la survie de leurs États. Les militaires du Mali, du Burkina et de la Guinée ont déjà répondu : nos pouvoirs civils incompétents, à la légitimité politique contestée, ont montré leur indigence, ils sont incapables de mobiliser nos forces pour combattre ce péril ; au nom de notre souveraineté, nous prenons donc le pouvoir pour faire face à la menace sur l’existence même de nos États. La CDEAO, l’Union Africaine, la France, ce que l’on appelle la communauté internationale, sont inaudibles pour s’y opposer, elles ont validé allégrement pas le passé tous les coups d’Etat constitutionnels dans le sillage des processus électoraux truqués. Le Togo a ouvert le bal en 2005 et tient la palme dans ce domaine.
Dans la zone sahélienne, il ne reste que le Sénégal et le Niger où un régime civil est encore en place. L’armée nigérienne a une tradition putschiste. Thomas Sankara qui reste la référence idéologique des activistes associatifs dans les grandes villes de ces pays disait : « un militaire sans aucune formation idéologique ou politique, n’est qu’un criminel en puissance ». On se dit que les militaires maliens en appelant à la rescousse des mercenaires de la société russe Wagner risquent de donner raison à Sankara : les exactions de ces supplétifs en Centrafrique sont documentées. On demande à voir pour Mamadi Doumbouya le chef de la junte en Guinée et Paul-Henri Sandaogo le Burkinabé. C’est tout vu avec le Soudanais Abdel Fatah al Burhan, il a déjà tué 60 manifestants depuis octobre.
Les deux lignes rouges que la France impose à ces pays déboussolés : pas de négociation avec les insurgés criminels et retour à l’ordre constitutionnel par des élections, ne semblent pas pertinentes face à la réalité. Les sanctions de la CDEAO ne font qu’attiser le ressentiment des habitants et alimentent les postures nationalistes. Des massacres ont lieu, comme à Bandiagara le 4 décembre où 33 civils ont été assassinés, mais qui ne sont pas revendiqués par des groupes djihadistes identifiés. De fait on assiste à une « djihadisation » des questions agraires : de plus en plus souvent les massacres se déroulent sur fond d’anciens conflits fonciers communautaires non résolus entre agriculture vivrière et pastoralisme. La doctrine sécuritaire des militaires saura-t-elle évoluer pour faire le tri entre la résolution de ces conflits dus à l’absence d’Etat et l’éradication des cellules criminelles fanatisées ? Ont-ils la formation politique pour régler la situation sécuritaire pour ensuite revenir à un ordre constitutionnel, en n’ajoutant pas des crimes d’Etat aux massacres de populations ? Témoignent-ils d’une lecture optimiste de la formule de Sankara ? Dans la situation actuelle, il faut l’espérer, c’est tout ce qui reste aux citoyens des pays du Sahel.