Article que je publie dans le nouveau numéro (Juillet-Août) de la revue Esprit. La convergence des haines. La nation, la laïcité et l'islam : Pierre Manent sous pression migratoire. Une réécriture remaniée et adaptée pour la revue Esprit de mon papier publié le 2 février sur ce blog.
En décembre 2024 décembre sur le Figaro TC, Pierre Manent déclarait : « la pression est telle qu’il faut prendre des décisions concernant le nombre de Musulmans en Europe ». Cette phrase qu’il a qualifiée lui-même de brutale a suscité de violentes controverses. Pourtant, croyons nous, le sujet et l’auteur de la phrase méritent mieux que des réactions polémiques à chaud.
Un débat culturaliste.
A la question posée par le titre du dernier livre de Pierre Henri Tavoillot : « Voulons nous encore vivre ensemble[1] » Pierre Manent répond que le danger contemporain est moins une fracture au sein de la société française autour d’un enjeu commun que l’absence de celui-ci sur un récit collectif. Les phénomènes de replis communautaires que Jérôme Fourquet appelle « l’archipélisation de la société[2] » en seraient la cause. Selon Eugénie Bastié, connue pour ses positions conservatrices l’appartenance communautaire des musulmans français, a fortiori s’ils sont immigrés récents, prime sur l’autonomie individuelle qui caractérise les sociétés occidentales et leur culture différente pèse sur le vouloir vivre avec les autres Français. Non seulement Pierre Manent n’a pas remis en question le présupposé essentialiste et culturaliste de cette assertion mais il l’a validé : « dans le monde arabo-musulman l’individualisation ne s’observe pas, l’islam reste ce phénomène social collectif d’une prodigieuse compacité et résistance (…) cette civilisation exerce sur nous une pression considérable ». Tout en admettant la genèse coloniale de la question de l’islam, il estime que les élites européennes refusent à tort de voir dans l’islam actuel un projet politique porté par ses importantes minorités musulmane présentes dans les pays d’Europe.
En France, beaucoup d’intellectuels et de politiques pensent que la laïcité telle qu’elle a permis de régler la question politique du catholicisme, saura traiter la question de l’Islam de la même manière. Cette laïcité qu’il qualifie de « légère » a été produite sur un terreau culturel chrétien et à ses yeux elle n’est pas à la hauteur des défis que pose le monde arabo-musulman. A en croire Pierre Henri Tavoillot, interlocuteur présent sur le plateau, si la laïcité permet l’exercice libre d’une foi en la tenant à l’écart du fondamentalisme, l’Islam qui est d’abord une loi avant d’être une foi, présente un danger politique spécifique : celui des islamistes fondamentalistes et des Frères musulmans. Mais Pierre Manent va plus loin : « mon sentiment c’est que la laïcité c’est très bien mais d’une certaine façon ça ne touche pas l’Islam (…) on le voit bien dans des parties de la France où un nombre important de concitoyens sont musulmans (…) où la vie publique c’est la vie musulmane comme dans un pays musulman (…) la laïcité rencontre là les limites de la République aujourd’hui ». S’il faut certainement reconnaître à nos concitoyens de confession musulmane les mêmes droits que tous les Français, la laïcité ne peut néanmoins répondre à la question qui va de pair : celle de nécessaire inclusion des musulmans dans ne vivre ensemble. On en vint alors, à la fin de l’émission à la fameuse phrase : « la pression est telle qu’il faut prendre des décisions concernant le nombre de Musulmans en Europe », que Manent compléta ainsi « cette part musulmane dans notre société ne peut pas croître indéfiniment, comme c’est le cas actuellement ».
Volonté de vivre ensemble et héritage indivis
Il importe cependant d’évaluer alors les implications de cette position. Pierre Manent qui regrette l’oubli de notre roman national construit par la République, sembla lui-même avoir oublié le discours sur la nation d’Ernest Renan qui justifiait pourtant le colonialisme[3]: « Une nation est une âme (…) le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. ». En effet c’est bien cette indivision qui est aujourd’hui en cause : tandis que certains veulent la réévaluer voire y renoncer parce que la dette de notre histoire coloniale est trop lourde, d’autres, avec Pierre Manent, pensent qu’en l’état actuel des choses, certains ne peuvent en hériter.
Il estime qu’en cherchant, grâce à la laïcité, neutraliser religieusement la société, nous sommes obligés par la situation actuelle à penser et agir autrement si nous voulons préserver cet héritage indivis de principes que nous ont légués les Français qui nous ont précédés : la démocratie représentative, le principe de délibération, la liberté de penser, les droits naturels, l’universalité des droits, l’égalité des membres de la communauté humaine, le rôle régulateur de l’Etat - même si ces principes sont critiqués dans la manière dont ils ont été mis œuvre. Mais cette réflexivité critique sur notre histoire ne fait-elle pas partie partie de notre héritage indivis ? Manent ne se pose pas cette question. En définitive pour lui la France n’aurait tout simplement plus les ressources nécessaires pour faire face au défi de l’islam que l’immigration en provenance des pays arabes amènerait dans ses bagages.
Un philosophie chrétien face à la modernité libérale
Pierre Manent n’est pas un agitateur de médias, c’est un intellectuel qui, au nom de la vérité philosophique et des principes raisonnables qui fondent notre vie en société, pense le renouvellement de notre récit collectif. L’a-t-il fait ce soir-là ? Né à Toulouse en 1948, normalien, agrégé de philosophie, il a été assistant et disciple de Raymond Aron au collège de France. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociale, ancien professeur à Sciences-Po, Il est membre de l’académie pontificale des sciences sociales et l’auteur de travaux de référence sur Blaise Pascal, Montaigne ou Montesquieu et sur la philosophie libérale du XIXe siècle. Issu d’une famille communiste il s’est converti juste après Mai 68 sous l’influence des cercles du philosophe et théologien catholique Jacques Maritain[4].
Les travaux de Pierre Manent sur l’Europe, la nation ou l’origine de notre modernité occidentale[5] sont au cœur de sa réflexion scientifique sur la généalogie de la pensée libérale s’affirme selon lui XVIIe siècle quand l’homme jusque-là animal politique et rationnel devient « une force ( …), une quantité de mouvement, qui va de désir en désir et qui s’arrête quand il est mort[6] ». Dès lors, ce sera la recherche simultanée de deux objectifs : la liberté de l’individu et l’égalité des individus entre eux, qui permettra aux pays européens d’aboutir à l’Etat moderne contemporain et à une construction européenne qui se cherche encore. D’un côté l’individu acquiert peu à peu des droits qui garantissent ses libertés pendant que l’Etat, s’autonomisant de l’Église qui imposait jusque-là les règles de vie, assure l’égalité entre les individus dans l’exercice de ces libertés publiques.
Pour Manent, le projet libéral vise à ôter tous les obstacles qui empêchent le mouvement des individus, tout en les cadrant, jusqu’à une forme de tyrannie qui ne touche pas le marché libre et non faussé. De nombreux philosophes ont accompagné la pensée libérale dans cette longue marche. Les révolutions anglaise, américaine et française la jalonnent. Dans une belle métaphore musicale, aux sources, justement, de la musique baroque du XVIIe siècle, Pierre Manent estime que « Le libéralisme est la basse continue de la politique moderne[7] ».
La critique que fait aujourd’hui Pierre Manent sur le projet libéral vise le contrôle le contrôle des pratiques collectives des citoyens, Par exemple, pendant la crise du COVID l’interdiction des funérailles protégeait l’individu de la maladie mais empêchait toute socialisation autour de la mort. Cette période connut la plus formidable régression des droits individuels et des libertés publiques que notre pays avait connu depuis le régime de Vichy. La question centrale à laquelle le libéralisme ne répond pas c’est de savoir ce qui fait réellement vivre les êtres humains ensemble, au-delà de leurs intérêts individuels : « le libéralisme a endormi les autres raisons d’agir que la survie[8] ». Il oublie les communautés d’appartenance comme la patrie, la nation, les églises, et les droits de l’homme devenus l’unique principe de légitimité, ne permettent plus la préservation d’une chose commune. Manent explique que garantir les droits de l’homme au sens étroit des droits civils et politiques en cherchant à les élargir indéfiniment est l’horizon des institutions européennes qui n’ont plus d’autre projet que de s’étendre. Après la seconde guerre mondiale, après la Shoah en voulant évacuer le nationalisme racialiste qui a permis la Shoa, l’Europe a jeté le bébé de la nation avec l’eau du bain fasciste et nazi.
Dans cet affaiblissement généralisé des principes de la nation, Pierre Manent estime que les dirigeants européens ont perdu leur capacité à proposer un projet collectif européen à leurs citoyens vis-à-vis des autres peuples, ils n’arrivent plus « à se préférer », comme bloc civilisationnel. L’histoire politique européenne se résume au passage d’une société de corps, incorporée dans la figure royale, religieuse et politique, à une société démocratique d’agents, désincorporée. Dans ces conditions Manent demande « comment faire société sans faire corps[9] ? »
La Oumma ou la nation
Pourtant en 2015, l’année des grands attentats terroristes islamistes en France, il estimait que plutôt que d’empêcher l’expression des religions dans l’espace public et avec la laïcité chercher une neutralité impossible et tyrannique, nous devrions organiser la coexistence publique des religions[10]. A cette fin les musulmans de France devraient accepter de passer un contrat social avec la nation, tout en rompant définitivement leurs liens politiques, économiques, et financiers avec les pays musulmans. La référence à la Oumma, à la grande communauté des musulmans, devenant un rattachement spirituel collectif au même titre que les Catholiques avec l’Église universelle. Manent conseillait d’être « moins vétilleux » dans certaines pratiques sociales et d’aménager un peu les lieux publics afin que les Musulmans se sentent accueillis dans la communauté des Français, qu’il leur soit permis « une participation plus complète et plus heureuse à la vie nationale ». De son côté, en plus de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public et de la polygamie, le gouvernement devait exiger des associations musulmanes d’être formées par des figures d’autorité françaises, parfaitement bilingues indépendantes de pays étrangers. Pour avoir suggéré ce compromis, Pierre Manent faillit être mis à l’index par ses propres amis[11].
Mais en dix ans, il s’est incontestablement radicalisé. Si la profondeur de ses analyses sur le projet libéral, l’Europe, la nation, les droits de l’homme demeurent, on peut penser que celles sur l’islam ne sont guère documentées. Le 9 décembre dernier (comme déjà en septembre 2023 quand il critiquait le pape François lors de sa venue à Marseille) on ne savait s’il se situait dans le champ religieux, sociologique ou géopolitique. Il utilisait indifféremment, sans les définir, les formulations « d’Islam », « de monde arabo-musulman » ou de « Musulmans ». Comme si le projet colonial européen n’avait pas existé alors qu’il détermine en France notre regard sur l’islam. Ainsi le code de l’indigénat désignait les non Européens même ceux de confession catholique par le qualitatif « musulmans »[12]. Nicolas Sarkozy, parlant de « Musulmans d’apparence » en se référant au faciès des jeunes de banlieues utilisait encore cette appellation coloniale. En assignant nos compatriotes originaires du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne à la religion musulmane, comme le fait Pierre Manent on a pas défini le nombre de musulmans en France qui adhèrent aux préceptes du Coran avant ceux de la République.
Il s’est approprié de facto le concept controversé de civilisation de Samuel Huntington[13] qui figé l’humanité dans des idéaux-types culturels et religieux non évolutifs, le tout recyclant des visions simplistes, faciles à manipuler et auto-réalisatrices. Sur Le Figaro TV, rendant hommage à Jérôme Fourquet, il dit à propos des Musulmans de France, qu’on « pouvait leur faire quelques remarques concernant la civilité ». Seulement à eux ? En 2023 le même Jérôme Fourquet avait soufflé au président Macron le concept de « décivilisation » pour décrire la montée des incivilités et des violences urbaines qui justifiaient des politiques sécuritaires. Pourtant les spécialistes de l’islam ne manquent pourtant pas,. Il suffirait de regarder autour de lui, dans les cercles intellectuels que Manent côtoie, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à l’Université, au Collège de France, ou même à l’Institut pontifical d’études islamiques à Rome qui contribua au dialogue islamo chrétien.
Responsabilité de l’intellectuel
Les travaux en sociologie, en économie ou en urbanisme montrent que les violences dans les banlieues ne peuvent se réduire aux phénomènes de repli identitaire ou aux « origines ethniques des Français de 2e et 3e génération » comme l’a prétendu Bruno Retailleau. Pierre Manent se situe dans le sillage de ce roman national. Le 28 janvier François Bayrou reprit la thèse de Pierre Manent sur le trop grand nombre de Musulmans : « dès l'instant que vous avez le sentiment d'une submersion, il y a rejet. En France, on s'en approche ». C’est avec la caution du philosophe chrétien que le démocrate-chrétien s’est senti autorisé à prononcer ces paroles.
L’héritage indivis dont parle Renan c’est la vérité de notre histoire partagée et fondée sur la vérité, non pas le roman national officiel et ses biais idéologiques. Si Pierre Manent a lu Paul Ricoeur[14], il sait que ce que demandent les Français issus de l’immigration coloniale c’est que nous considérions aussi leur histoire dans nos mémoires partagées. Les débats sur les massacres des colonnes Bugeaud de la conquête algérienne, documentés par les historiens, montrent que si nous en prenons le chemin, ce sera dans la douleur. Pierre Manent devrait nous y emmener avec sa rigueur intellectuelle, plutôt que suivre l’air du temps délétère. A juste titre, il estime qu’il ne faut pas enfermer les migrants dans un statut de victime, ils sont mus par l’espoir d’une vie meilleure, pourquoi alors dans un impensé colonial les enferme-t-il dans une religion ?
[1] Pierre Henri Tavoillot. Voulons-nous encore vivre ensemble aujourd’hui ? Editions Odile Jacob. 2024
[2] Jérôme Fourquet. L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée. Seuil 2019
[3] Ernest Renan Qu’est-ce qu’une nation ? (1882) suivi de « le judaïsme comme race et comme nation. Présentation de Shlomo Sand. Paris Flammarion. Coll ; « Champs classiques » 2011. P.74 ; Voir aussi Aimé Césaire. Discours sur le colonialisme (1950), discours sur la négritude. Paris Présence Africaine 2000.
[4] Ambassadeur de France au Vatican de 1945 à 1948, très proche du futur Paul VI, Jacques Maritain eut une influence considérable sur le renouvellement de la pensée de l’Église catholique lors du concile de Vatican II. Converti lui-même du protestantisme au catholicisme et s’inscrivant dans la filiation d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin qu’il voulait adapter au monde moderne, il défendait la possibilité d’une philosophie chrétienne comme science fondée sur l'expérience et la raison, indépendante de la foi mais en accord avec la Révélation.
[5] Pierre Manent. Histoire intellectuelle du libéralisme. dix leçons. Calmann Levy. Coll. « Liberté de l’esprit »1994
[6] Entretien avec P. Manent Transmission du 20 novembre 2024. Confinements, wokisme et Aron. Vidéo en ligne. Propos recueillis par Pierre Valentin. Transmission. 20 novembre 2024.
[7] Régis Burnet « Rencontre avec Pierre Manent ». Vidéo en ligne KTO TV 17 novembre 2024.
[8] Op. Cité
[9] Pierre Manent. L’action politique devant l’indétermination politique. Esprit. Janvier-février 2019
[10] Pierre Manent. Situation de la France. Paris Desclée de Brouwer. 2015.
[11] Voir Daniel Lindenberg. Une révolution conservatrice qui avance à visage découvert. Le Monde 15 janvier 2016
[12] Marie Claire Willems. Histoire du mot « musulman ». (En ligne) La vie des idées. 28 août 2020
[13] Samuel P Huntington. Le choc des civilisations. Traduction Jean Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice Jorland, et Jean Jacques Pédussaud. Paris Odile Jacob. 1997.
[14] Paul Ricoeur. La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris Seuil. Coll « l’ordre philosophique ». 2000. Voir aussi Christophe Courtin et Roger Folikoué. Colonisation et migrations : une faute de la République ? » Esprit. Octobre 2020.