A quoi bon écrire encore pour dire son effroi devant l’abattoir à ciel ouvert qu’est devenue la bande de Gaza ? Cet « à quoi bon » que Georges Bernanos qualifiait de démon de son cœur, lorsqu’il hésitait à dire les grands cimetières de paysans abattus par les fusils franquistes, qu’il avait vus sous la lumière blanche de la lune aux Baléares en 1936. A Majorque 44 fosses communes ont été trouvées avec 2200 corps[1]. Abattoir, c’est le mot qu’a choisi la romancière libanaise Dominique Eddé dans son dernier livre, La mort est en train de changer (Les liens qui libèrent) pour dire ce qui se passe à Gaza depuis que 695 civils israéliens et étrangers[2] sans discrimination d’âge ont été abattus par le Hamas. Pour les venger, un abattoir a alors été conçu par les dirigeants et l’armée d’un pays créé pour accueillir les survivants du génocide des populations juives européennes, quand un réseau d’abattoirs avait été mis en place en Pologne par le régime nazi pour les éliminer, adultes, vieillards et enfants.
Les mots pour dire et commenter les massacres parlent comme dans une nouvelle tour de Babel. Ils ont du sens pour celles et ceux qui les disent mais sont insensés pour les autres qui ne peuvent ou ne veulent les entendre et les écouter : terrorisme, pogrom, soutien inconditionnel, colonisation, antisionisme, antisémitisme, génocide, apartheid, Shoah, Nakba…Nous sommes submergés de mots mais en définitive seuls les morts nous parlent. Chaque mot est un signe qui renvoie à une idée, à un concept de plus, qui participe d’un tohubohu de sens. Le mot abattoir a l’avantage de renvoyer d’abord à une image de souffrance et de terreur, à une situation que seuls les morts ont vécu dans leurs derniers instants. Chaque mort est un témoignage. En voyant passer dans des camions des condamnés à mort qui savaient seulement qu'ils allaient être abattus, Bernanos écrit dans sa préface des Grands cimetières sous la lune qu’il avait été « frappé par cette impossibilité qu'ont les pauvres gens de comprendre le jeu affreux où leur vie est engagée ».
Génocide, Shoah, Nakba sont des mots lourds de sens. Le premier est entré dans notre vocabulaire juridique avec la convention pour la prévention et la répression du crime de Génocide (CPRCG) approuvée à l'unanimité par la résolution 260 de l’assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951 et aujourd’hui ratifiée par 153 pays. Il aura fallu 6 millions de Juifs abattus pour que la réalité des abattoirs nazis soit qualifiée juridiquement par le nouveau mot génocide qui aujourd’hui dépasse cette qualification : il est devenu dans notre imaginaire le « crime des crimes ». Mais existe-t-il une hiérarchie des crimes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide ? Certainement pas du point de vue des morts auxquels se sont ajoutés ceux des abattoirs du Cambodge, de Bosnie et du Rwanda. Nos mots sont ceux de vivants. Quant au vieux mot hébreu Shoah, « la catastrophe », il a été utilisé par les Juifs dès le début de la seconde guerre mondiale pour dire les persécutions, puis les massacres et l’extermination en cours. Il s’est imposé dans notre vocabulaire moral en 1985 à la sortie du film de Claude Lanzmann. Le mot Nakba a la même signification en arabe pour les Palestiniens, « la calamité, la catastrophe », il dit les 10 000 à 15 000 victimes palestiniennes de la guerre de 1947-1949 mais surtout les 700 000 Palestiniens expulsés de leurs terres[3]. Viendra-t-il dire aussi les 64 656 morts à Gaza[4] ? A moins qu’un nouveau mot ne soit créé.
A quoi bon s’indigner avec des mots qui ajoutent de la complexité à la confusion ? Faut-il les dire parce que la parole serait la seule arme qui nous reste face à l’enfer du présent ? Parler pour palier notre incapacité à agir ou à peser, humilie. Faut-il pour autant nous taire ? La parole est aussi l’arme des assassins, leurs mots tuent. Ceux de leurs complices et de leurs auxiliaires qui reconnaissent aujourd’hui l’existence d’une nécropole, répandent la chaux dans les fosses communes pour faire disparaître les corps. N’écoutons donc pas le démon de notre cœur qui nous conseille la résignation. Pour l’honneur et la mémoire, à défaut d’influer sur la marche des évènements, témoignons, écrivons, documentons. Nos mots sont ceux des morts innocents.
[1] Rapport de l’association Memoria de Mallorca, projet Todas la causas. Publié le 16 juillet 2024
[2] AFP “Israel social security data reveals true picture of Oct 7 deaths”, publié le 15 décembre 2023.
[3] Ilan Pappé, The Ethnic Cleansing of Palestine. Londres et New York, Oneworld, 2006
[4] Office de Coordination des Affaires Humanitaires des Nations Unies. 17 septembre 2025.