Du 25 au 27 août 2022, c’était hier, le président Macron effectuait sa 2e visite d’Etat en Algérie. Ce fut un succès. A son retour, en son honneur, son avion présidentiel fut escorté par des avions de l’armée de l’air algérienne. Lors de son discours devant le président Algérien, Abdelmadjid Tebboune, il déclarait : « nous vivons, un moment unique qui doit nous permettre de regarder en face ce passé avec beaucoup d'humilité, de volonté de vérité, de mémoire et d'histoire (…) faire que ce passé soit un commun et pas quelque chose qui nous empêche (…) je veux voir dans ce moment et dans ce que nous avons décidé de regarder, d'affronter et de construire ensemble, une page nouvelle qui s'écrit, de la relation bilatérale si indispensable pour nos deux pays ». Moins de vingt-sept mois plus tard, le 6 janvier 2025 lors de la conférence des ambassadeurs, il déclarait : « L’Algérie que nous aimons tant et avec laquelle nous partageons tant d’enfants et tant d’histoires entre dans une histoire qui la déshonore ». De son côté le président Tebboune s’est exprimé le 2 février dernier dans le journal algérien l’Opinon : « Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le président Macron (…). Le dialogue politique est quasiment interrompu ».
Que s’est-il passé pour que nos relations avec l’Algérie passent d’un extrême à un autre aussi rapidement ? Hélas, nous sommes maintenant habitués depuis huit ans de ces changements de cap à 180° de la diplomatie élyséenne. En octobre 2021, le président Macron critiquait le « système politico-militaire » algérien, l'accusant d'entretenir une "rente mémorielle" sur la guerre d'Algérie tout en s’interrogeant : « Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? » Alors que quinze mois plus tôt le 24 juillet 2020, il confiait à Benjamin Stora une mission sur la mémoire de la colonisation et il y allait selon lui « de la possibilité pour notre jeunesse de sortir des conflits mémoriels ». L’historien de la guerre d’Algérie remit son rapport le 20 janvier 2021, à cette occasion le président Macron souhaita que : « des initiatives permettent à notre pays de porter un regard lucide sur les blessures du passé, de construire une réconciliation des mémoires (…) dans une démarche d’éducation et de transmission. Devant de tels changements de pied, nous n’en sommes plus à devoir commenter un énième retournement de veste, comme les politiques nous y habituent trop souvent, mais à nous interroger sur la capacité morale et intellectuelle du président de la République a mener une diplomatie sérieuse sur un sujet qui touche à la fois à l’histoire de la Ve République et aux mémoires partagées de sept millions de Français, descendants de Pied-noirs, d’Algériens, de Harkis ou de militaires du contingent engagés à partir de 1956 en Algérie.
Un mal profond
Depuis 1962, les relations entre l’Algérie et la France ont toujours connu des hauts et des bas. L’histoire partagée des deux pays est douloureuse. Tant que le travail de mémoire, basé sur la vérité de l’histoire n’aura pas été mené de chaque côté de la Méditerranée jusqu’au bout, nos relations ne pourront pas s’apaiser et devenir normales. Mais cette fois ci, les blessures mal cicatrisées entre nos deux pays se sont rouvertes, elles s’infectent à nouveau pendant que des politiques et des commentateurs mal intentionnés, jettent du sel dessus. Mais pourquoi maintenant cette soudaine montée de température ? On explique que les rapports entre les deux pays se sont dégradés après l'annonce fin juillet par Paris d'un soutien au plan marocain au Sahara occidental, théâtre d'un conflit depuis un demi-siècle entre le Maroc et les indépendantistes sahraouis du Front Polisario, soutenus par Alger. Cela fait bien sûr partie de l’anamnèse de la crise actuelle mais le mal est plus profond car tout ce qui touche à l’histoire entre l’Algérie et la France depuis le milieu du XIXe siècle peut se gangréner à tout moment tant les passions sont toujours présentes, prêtes à souiller nos plaies mémorielles.
L’écrivain algérien Kateb Yacine qui eut une correspondance exigeante avec Camus sur la question algérienne et que Benjamin Stora cite dans son rapport, écrivait[1] à propos de l’histoire de son pays : « Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent (…) l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, (…) sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement ressusciter (…) rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à leur vieil échec (…) celui qu’il faudra prendre à notre compte… ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans notre histoire partagée avec l’Algérie, les comptes ne sont toujours pas soldés, ni de notre côté, ni du leur. En France, ceux qui soufflent sur les cendres chaudes pour nous étouffer ou vouloir attiser les dernières braises ont le vent avec eux. Ils sont aux portes du pouvoir quand ils n’ont pas déjà un pied dedans, comme Bruno Retailleau.
Souffler sur les cendres
63 ans après l’indépendance algérienne qu’une bonne partie de son électorat n’a toujours pas avalée, recyclant un vieil impensé colonial et raciste anti arabe, surfant sur les crispations identitaires de l’extrême droite, faisant croire qu’il veut endiguer ce que le premier ministre appelle une submersion migratoire et en attendant un nouvelle loi anti immigration, le ministre de l’intérieur durcit encore les règles du regroupement familial, donne un nouveau coup de vis à la délivrance des visas, ment ouvertement sur les chiffres de la délinquance qu’il lie à l’immigration et tente de convaincre Emmanuel Macron de remettre en cause l’accord de 1968 avec l’Algérie. Car l’efficacité de ses OQTF (Ordre de Quitter le Territoire Français), dépend de l’accord des consulats algériens en France, alors il est prêt à « utiliser tous les moyens de rétorsion à disposition et à ne rien s’interdire ». Du Trump dans le texte.
L’accord d’Alger de 1968, conçu six ans après l’indépendance pour faciliter l’immigration économique et pour pallier au besoin de main d’œuvre des Trente Glorieuses, prévoyait la libre circulation entre les deux pays pour les ressortissants algériens et de larges quotas sur les entrées. Vidé de son contenu en 1985, 1991 et 2004, notamment sur les conditions d’entrées qui sont maintenant alignées sur toutes les admissions d’étrangers hors communautaires sur le sol français, il en reste quelques articles pour les Algériens en situation régulière en France, notamment pour l’accès au RSA. Cet accord n’a plus aucune influence sur l’immigration algérienne en France mais reste le dernier symbole de relations bilatérales spécifiques entre les deux pays à la sortie de la guerre d’Algérie. Les arguments de circonstance pour son abrogation, comme pour l’Aide Médicale d’Etat, permettent à moindre frais de nouvelles gesticulations identitaires, en vrac anti Arabes, anti Musulmans, anti immigrés. L’histoire électorale en France, depuis « les bonnes questions et les mauvaises réponses » du Front National, théorisées par Laurent Fabius en 1985, montre que ces manœuvres politiques sont d’abord d’un bon rendement pour la boutique électorale de la famille Le Pen, qui est passée en quarante ans de « l’arabe du coin » à la Grande surface plantée au milieu des ronds-points péri-urbains.
Elles sont surtout du pain béni pour le régime répressif algérien qui y trouve à bon compte un moyen d’occuper l’espace public en soufflant sur les cendres chaudes nationalistes de son pays plutôt que d’en ouvrir les libertés publiques et de répondre aux exigences sociales et politiques issues du mouvement Hirak, une des dernières grandes répliques telluriques des Printemps arabes. Un autre écrivain, franco-algérien, Boualem Sansal, voulant lui aussi souffler sur des braises, mais trop près du foyer, s’est pris un retour de flamme et a été emprisonné. Il est maintenant l’otage de tous ces autres Éole inconscients qui, comme lui, de chaque côté de la Méditerranée, veulent créer des tourbillons de sable, des déluges de pluie, des incendies de forêt, ou des tempêtes du désert pour ressusciter « les âmes d’ancêtres qui nous occupent » plutôt que d’en faire le difficile travail de deuil.
Les âmes mortes d’Algérie
Ces âmes sont celles des deux cent cinquante milles pères, mères, frères et sœurs algériens morts pendant la guerre, des cent vingt-cinq mille combattants algériens tués, des milliers de disparus, des centaines de victimes européennes et algériennes des attentats de l’OAS, des innombrables hommes et femmes torturées dans la ferme Perrin ou la villa Siséni à Alger, des vingt et un mille « volontaires » des corvées de bois, des cinquante mille Harkis assassinés sauvagement, des vingt-cinq mille appelés du contingent morts au combat, du million de Pieds noirs rapatriés, des nombreuses victimes des purges chez les indépendantistes. « Il y a trop de sang dans votre révolution » dit un jour Chou en Laï à Ben Bella. Sans compter les milliers de victimes des colonnes infernales du général Bugeaud lors de la conquête algérienne au XIXe siècle et sans oublier pour les Algériens les cent-cinquante-mille morts de la décennie noire (1992-2002). Ces ombres ne veulent pas être ressuscitées dans leurs amertumes et leur désir de vengeance, elles attendent simplement la prise en compte dans les mémoires partagées de la vérité de leurs sacrifices pour nous guider sur le chemin de la réconciliation.
[1] Kateb Yacine. Nedjma. Seuil 1956.