Le 21 octobre, place de la Sorbonne, entre les deux monumentales statues de Louis Pasteur et de Victor Hugo, deux figures tutélaires de la science et de la littérature françaises, Emmanuel Macron a rendu un hommage national à Samuel Paty, décapité au couteau pour avoir exercé son métier d’enseignant en histoire. Huit jours plus tard trois fidèles étaient assassinés à l’arme blanche dans la cathédrale de Nice. Le président de la République avait trouvé les mots justes pour répondre à la sidération des Français devant cette barbarie qui a frappé le cœur de notre modèle républicain. Il a eu raison de dire que la « République renait chaque jour dans les salles de classe »spécialement à chaque leçon d’instruction civique dont Samuel Paty avait la charge. L’histoire, cette matière d’enseignement exigeante, à la fois scientifique dans son intention de vérité et littéraire dans son écriture. Elle a donné et donne encore ses lettres de noblesse au rayonnement de l’Université française dans le monde : Michelet, Tocqueville, Lavisse, Renan, Furet, Duby, Chaunu, Leroy-Ladurie, Le Goff, Braudel, Nora, Veyne et tant d’autres qui ont enseigné à La Sorbonne. Gardons en mémoire, particulièrement en ces temps sombres, l’un des fondateurs de l’histoire du temps long, l’école des Annales, qui a enseigné à la Sorbonne de 1937 à 1940, Marc Bloch, exclu de l’université parce que Juif, Résistant, torturé par Klaus Barbie et fusillé le 16 juin 1944.
La passion de l’histoire est une spécificité française, presque un marqueur identitaire. Les quatre-vingt-dix-neuf ouvrages de vulgarisation historique d’Alain Decaux étalés de 1947 à 2007 et son immense popularité médiatique en témoignent. Les ouvrages des historiens des religions comme ceux d’Odon Vallet ou de Jean Delumeau nous expliquent comment les idéologies religieuses ont torturé et tué en France. Notre peuple aime sa mémoire que les historiens cultivent par la vérité comme celle de l’assassinat de Maurice Audin par les militaires français en Algérie sous les lois d’exception votées pour combattre le terrorisme. Une mémoire qui aurait été perdue sans le travail de l’historien Pierre Vidal Naquet. Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir disait Aimé Césaire et c’est probablement pour cela qu’aujourd’hui « les islamistes veulent notre futur »a dit Emmanuel Macron. En France « Les lumières ne s’éteignent jamais »a-t-il ajouté après avoir expliqué que les circonstances devaient nous amener à nous « exprimer avec justesse et agir avec exigence ». Il a raison de le dire mais comment agissons-nous pratiquement ?
A chaud, juste après l’armistice de juin 1940 Marc Bloch avait analysé les causes de la victoire du nazisme dans un livre intitulé Une étrange défaite[1]qui sera publié en 1946. Il montre comment le haut commandement, les gouvernements successifs, les élites, avaient contribué à la débâcle : pauvreté du renseignement, doctrine dépassée, bureaucratie militaire, alliés imprévisibles, propagande désuète, peur du communisme, désarmement, technologies obsolètes, perte de confiance dans nos valeurs démocratiques. Les islamistes radicaux nous ont déclaré la guerre, ils ont tué 265 personnes sur notre sol depuis 2015. Au-delà des victimes c’est notre modèle de société qu’ils attaquent, ses libertés et nos droits. Notre haut commandement de la République, les derniers gouvernements, nos intellectuels médiatiques ont-ils la bonne doctrine pour penser la riposte ? Les moyens humains et techniques ? Une confiance dans la force de notre démocratie ? Pas sûr.
Trois ans après l’appel de Grigny des maires de banlieues et le rapport Borloo, les quartiers prioritaires le sont toujours de nom. Depuis les années 90 et le début de la menace islamiste, l’enseignement de l’histoire et de l’instruction civique a perdu une heure trente au collège. Le chiffre d’affaire de nos entreprises avec l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis ou le Qatar continue de croître. Notre diplomatie s’aligne sur celle des pays où l’islam salafiste est la doctrine officielle. Les moyens du renseignement ont diminué sous Sarkozy qui a lancé la guerre en Libye après que ses lieutenants ont été financés par Kadhafi. En temps de guerre ce serait de la haute trahison. Nos libertés sont rognées de manière constante depuis Hollande. Avec Macron et son état-major d’officiers boutefeux de la place Beauvau, elles sont verrouillées. Pas besoin de l’idéologie islamiste pour les affaiblir, nous nous en occupons nous-mêmes. Plusieurs de nos alliés européens choisissent l’autoritarisme populiste sans que les institutions européennes réagissent. Un Printemps identitaire qui se pense républicain brandit la laïcité comme le fanion du clairon des lieutenants Péguy et Fournier fauchés par les mitrailleuses allemandes d’Août 14. Cette mouvance d’une gauche qui n’a pas su porter la promesse sociale de la République est devenue l’idiot utile d’une extrême droite dont l’historien René Rémond a documenté la généalogie fasciste pour ne pas dire nazie. Pendant ce temps Emmanuel Vals défile avec l’extrême droite espagnole, Élisabeth Badinter perçoit ses dividendes de Publicis qui renforce la communication d’un prince Ben Salman dont les assassins n’hésitent pas à découper en morceau un journaliste, et Caroline Fourest occupe la galerie des va-t’en guerre en nous vendant à coups de menton sur les plateaux télé la ligne Maginot du discours d’un droit à caricaturer. Avec le ministre de l’éducation nationale, en désignant une cinquième colonne islamo-gauchiste dont on ne sait pas ce que ce concept paranoïaque recouvre, elle diffuse un néo maccarthysme dont sont victimes les universitaires, les intellectuels et les élus qui ne suivent pas une opinion publique que l’horreur des derniers attentats, la propagande néo conservatrice et l’hystérie des réseau sociaux, chauffent à blanc. Les chaînes d’info en continu relaient les thèses du Rassemblement National qui s’est emparé de la laïcité pour en faire un instrument de propagande raciste, pendant que le procès des assassins de Charlie Hebdo montre les connexions des réseaux de trafic d’armes entre l’extrême droite et je djihadisme armé.
Comme De gaulle l’avait montré dès 1934 en écrivant que la motorisation de nos armées et la création de six divisions blindées étaient la seule manière de protéger le nord-est de la France, beaucoup d’entre nous connaissent nos armes et nos capacité à les forger pour lutter contre l’idéologie islamiste : moyens humains pour le renseignement intérieur et extérieur, unité de raison de la droite républicaine à toute la gauche pour le débat politique et le contrôle parlementaire, incrimination juridique précise de l’islamisme pour le combattre dans le cadre de l’Etat de droit, réaffirmation de nos libertés publiques, rééquilibrage au profit des banlieues de la présence des services publics, renforcement de l’enseignement en sciences humaines dont l’histoire des religions, dans les collèges et lycées, obligation des mosquées de se structurer en associations cultuelles, formation universitaire obligatoire pour tous les imams. Notre haut commandement met en œuvre l’inverse : recherche de l’ennemi intérieur, inflation sécuritaire législative, diminution du contrôle du juge sur les libertés individuelles, postures martiales, privatisation rampante de la poste, fermetures des services publics de proximité, augmentation du nombre d’écoles hors contrat et confusion entre la neutralité du service public et l’expression des libertés dans l’espace public. Le 17 mai 1940 à Moncornet dans l’Aisne, De gaulle a démontré qu’il avait raison, mais il était trop tard.
Sur le parvis de la Sorbonne Emmanuel Macrona voulu citer Jaurès :« quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse » écrivait ce dernier en 1888, normalien, âgé de 29 ans, le plus jeune député de l’Assemblée. C’étaient la fierté d’être Français dans le cadre d’une République émancipatrice et la tendresse des enseignants, tous ceux qui, comme Samuel Paty, tiennent en leurs mains « l’intelligence et l’âme des enfants (…) Ils seront citoyens et doivent savoir ce qu’est une démocratie libre ».L’hommage à la vérité que contient la lettre mais aussi l’exigence et la justesse demandée à juste titre par le Président de la République dans les circonstances actuelles nous amènent à lui demander pourquoi dans son discours il a troqué le mot fierté par le mot fermeté.
A propos de Samuel Paty, il dit aussi :« Son appartement était une bibliothèque, ses plus beaux cadeaux des livres pour apprendre, il aimait les livres pour transmettre sa passion de la connaissance et le goût de la liberté ».Trois semaines plus tard un conseil de défense confirme que les livres ne sont pas des biens essentiels.
[1]Marc Bloch. Une étrange défaite.Franc-tireur 1946. Réédition Gallimard 1990 collection Folio histoire n°27