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Billet de blog 7 janvier 2017

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Alep. Pour qui sonne le glas ?

Ma page face book est le théâtre d’opération d’une bataille de la représentation de la réalité. A part un dérisoire « j’aime, j’adore, waow, snif ou grr » faut-il que j’ajoute un commentaire à cet immense bruit ? Ma page est-elle devenue cette « histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien" Article publié dans la revue Golias du 5 au 12 janvier 2016

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’écran de mon ordinateur résonne tous les jours des échos de la tragédie d’Alep. Sur ma page Facebook, des amis au Liban, des amis qui travaillent dans l’humanitaire, un ami Syrien au Luxembourg, des amis concernés, des amis d’amis, s’expriment, publient leurs analyses et affichent leurs sentiments. Certains diffusent des photos d’enfants angoissés, blessés ou morts, d’immeubles ravagés, de secouristes débordés. Tous partagent les avis et les contre avis d’experts des journaux en ligne, spécialisés ou non, les intoxications et les contre intoxications, les complots médiatiques des uns et des autres, les indignations impuissantes ou vertueuses, les deux ensemble souvent, les points de vue, les dénonciations et les colères. Un flot de subjectivité quotidien : du compassionnel légitime à l’invective assurée en passant par le cynisme documenté ou les remords lucides. Jusqu’à la nausée. Ma page face book est le théâtre d’opération d’une bataille de la représentation de la réalité. A part un dérisoire « j’aime, j’adore, waow, snif ou grr » faut-il que j’ajoute un commentaire à cet immense bruit ? Ma page est-elle devenue cette « histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur et qui ne signifie rien[1] » ? Elle montre aussi d’autres crises humaines. Mes amis Camerounais relaient au même moment les images des étudiants de Buea battus à mort par les policiers ou les manifestants de Bamenda tirés comme des lapins dans l’Ouest camerounais anglophone. A cause d’un régime qui s’accroche au pouvoir, il y a eu cinquante morts en RDC le 19 décembre, peut être moins, voire plus. On compte des milliers de morts au Yémen. J’allais oublier les noyés au large de Lampedusa mais le mois de décembre est une basse saison pour ces morts là. Les images violentes et les textes indignés circulent sur les réseaux sociaux dans un kaléidoscope de la folie humaine.

Tous les matins avant le petit déjeuner, je plonge, comme ma tartine dans le café, dans les crises du monde, à distance, protégé derrière mon écran qui est l’enjeu d’une autre guerre et qui a déjà fait une victime immédiate mais qui s’en remettra : la vérité des faits. La guerre de l’information est permanente et dure depuis l’invention de la presse et du journalisme. Les dernières décennies ne manquent pas de ces villes et de leurs habitants, victimes du chaos de l’histoire humaine : Guernica, Leningrad, Varsovie, Londres, Dresde, Hiroshima, Nagasaki, Hanoï, Sarajevo, New York, Gaza. La lumière de la vérité sur les contextes, les circonstances et la réalité s’est toujours faite sur les décombres de ces villes martyres, des années plus tard. Ce sera certainement encore le cas cette fois ci.

Aujourd’hui, la nouvelle et formidable puissance de feu des technologies de l’information ne nous rapproche pas de la réalité des souffrances vécues mais par un effet de souffle elle balaye notre innocence. L’humanité n’a jamais été aussi proche d’elle-même dans son microcosme planétaire et pourtant la vérité de l’homme semble de plus en plus difficile à défendre. Cette dernière est une autre et nouvelle victime que le fracas des informations en continue empêche de voir et qui meurt peu à peu d’une maladie torpide, asymptomatique, comme un malaise qui traverse nos sociétés. La peste de Camus a muté en une peste plus insidieuse, conséquence de cette guerre secrète, cachée, une guerre de l’ombre qui se déroule sur nos écrans allumés à tout moment. « Aucun homme n’est une île » écrivait au XVIIe siècle, le poète anglais John Donne[2] qui a inspiré le titre du roman d’Hemingway[3] sur la guerre d’Espagne. On savait qui se battait à Barcelone en 1938 : des combattants de la liberté, des milices religieuses, des troupes étrangères, des anarchistes, des communistes et des bataillons fascistes. Mais pourquoi s’y battait-on ? La religion ? L’ordre établi ? La démocratie ? La révolution ? La liberté ? Mêmes questions à Sarajevo cinquante cinq ans plus tard. Barcelone est tombée mais Sarajevo a tenu. Ces questionnements étaient le signe qu’une vérité de l’homme était enfouie dans les gravats des immeubles éventrés de ces villes : chaque homme est un fragment de l’humanité. Nous savions encore que chaque mort innocente nous diminuait. Aujourd’hui on ne le sait plus, on doute, on s’interroge. Qui sont vraiment ces visages derrières les vitres givrées des bus quittant Alep-est ? Pourquoi ces corps échoués sur les plages grecques ne sont ils pas restés chez eux ? « Nous sommes les concierges de notre lâcheté », a écrit Mathias Enard[4] dans un beau texte en 2015 à propos de la crise migratoire. Nous sommes surtout les diaristes de notre inhumanité qui vient. Pour qui sonne le glas à Alep ? Pour nous.


[1] William Shakespeare, Macbeth Acte V scène 5.

[2] John Donne. Poète métaphysicien Anglais. 1572-1631.

[3] Pour qui sonne le glas,  Ernest Hemingway, 1940

[4] Mathias Enard, prix Goncourt 2015 pour Boussole, éditions Actes Sud.  Une vaste fresque historique et romancée des ponts entre l’Orient et l’Occident.

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