L’inflation des commissions réconciliations et d’enquêtes en Afrique
Article paru dans le magazine Golias Octobre 2014
Depuis le succès de la commission Vérité et Justice en Afrique du Sud, ce que l’on appelle la « justice transitionnelle », au travers d’instruments politiques et judiciaires spécialisés en dehors du droit commun, semble être devenue l’approche privilégiée en Afrique pour résoudre les violences politiques que le continent connaît de manière récurrente. Elles sont annoncées ou déjà créées en Côte d’Ivoire, au Mali et en Centrafrique, pour citer les trois derniers pays d’Afrique subsaharienne les plus touchés par des violences depuis ces quatre dernières années, si on exclut le Soudan. Entre 1995, date de la création commission sud-africaine, et aujourd’hui, vingt-deux pays ont créé ou ont en projet des commissions. Parmi eux, dix-sept se situent sur le continent africain[1]. Quelle est la signification de ce phénomène ?
Avec du recul, 1994 est une année charnière pour le continent Africain. Au moment même où la grande fracture anthropologique de l’apartheid en Afrique du Sud était réduite par des élections libres, le dernier génocide du XXe siècle faisait au Rwanda près d’un million de morts en l’espace de quelques semaines. On ne peut pas comprendre la notion de « justice transitionnelle » sans avoir en tête ces deux évènements concomitants qui fondèrent la légitimité de ces approches. Devant l’ampleur des failles éthiques, humaines, politiques, morales ou juridiques que l’apartheid et le génocide rwandais ont mises en lumière, il est vite apparu que les instruments institutionnels ou de droit classiques ne pouvaient pas répondre à la nécessité d’un traitement sociétal de ces deux épisodes historiques. La commission Vérité et Justice en Afrique du Sud ou les juridictions Gachachas au Rwanda ont voulu combler ce vide en tentant de répondre à la question : comment continuer à vivre ensemble après ce qui s’est passé ? Des pays comme le Togo, le Ghana ou le Maroc qui ont certes connu des violences politiques de grande dimension mais pas ces ruptures anthropologiques, ont fait appel à ces instruments. Dans plusieurs cas, comme au Togo ou au Maroc, il n’y a pas eu de rupture politique mais bien héritage politique : un fils succédant au pouvoir de son père en essayant de solder la part sombre de ce dernier.
Les études qui analysent et dissèquent ces processus transitionnels au rendement incertain ne manquent pas. Les critiques sont souvent fondées. La littérature scientifique qui interpelle le bien fondé épistémologique, la légitimité politique ou l’efficacité des commissions vérité est abondante. Parmi ces critiques, on peut citer le primat des contingences politiques sur la justice ou la vérité, le développement d’une expertise auto référencée sous la tutelle technocratique des institutions internationales chargées des droits de l’Homme (HCDH, PNUD), le sur investissement symbolique et financier de la communauté internationale, l’affaiblissement de la justice de droit commun, l’instrumentalisation de la société civile, la sur valorisation affective de la parole des victimes, la victimisation à géométrie variable, le recyclage problématique au regard de la déclaration des droits de l’homme de 1948 des justices traditionnelles africaines ou encore la métaphore du traumatisme individuel comme base explicative d’un traumatisme sociétal, élevée au rang de vérité scientifique non discutable[2].
Malgré ces analyses qui montrent les limites des expériences, dans chacune des trois crises récentes d’Afrique sub-saharienne, Côte d’Ivoire, Mali et République Centre Africaine, une commission Vérité et Justice y est à nouveau vendue comme instrument de réparation du tissu social. En moins de vingt ans près de 30% des pays africains ont mis en avant le caractère exceptionnel de leur situation pour recourir à ces dispositifs institutionnels et juridictionnels, hors du droit commun. Ce qui pourrait paraître comme exceptionnel pour un pays, ne l’est plus à l’échelle du continent. Pourquoi ? Tout se passe comme si une sorte d’exception continentale africaine nécessitait des instruments particuliers. A quoi serait due cette spécificité africaine ?
La pensée culturaliste qui essentialise la culture comme mode d’explication principal des faits sociaux est une pensée paresseuse. Le continent africain est souvent victime de ces analyses qui voient toujours l’Africain comme appartenant à une communauté avant d’être un individu, un homme qui ne serait pas entré dans l’histoire[3]. L’ethnographie coloniale sert encore de référence intellectuelle à ces analyses faciles qui se veulent savantes mais qui occupent encore largement le débat médiatique quand il s’agit de l’Afrique. Paul Ricoeur (voir encadré) montre que la notion de pardon, différent de celui de justice, relève du vocabulaire de la théologie. A regarder de près les travaux de toutes ces commissions qui se sont succédées depuis vingt ans, on observe que le pardon, à donner, à demander ou à recevoir, est central dans les méthodes de ces instruments. On peut comprendre, dans le cas du Rwanda ou de l’Afrique du Sud, que ce pardon nécessaire ait servi de fondement à un nouveau vivre ensemble en réponse à l’incompréhensible, mais pourquoi ce pardon dans d’autres pays où la justice aurait dû, avant tout pardon, simplement faire son travail d’instruction, d’inculpation, de jugement, de sanction et de réparation ?
Les commissions sont composées d’experts, d’universitaires, de politiques et dans la majorité des cas de religieux qui souvent président ces commissions. L’aphorisme de Desmond Tutu, l’évêque anglican qui a présidé la commission sud-africaine est systématiquement mise en exergue dans toute la littérature qui promeut les approches de justice transitionnelle : « il n’y a pas d’avenir sans pardon ». Ce sur investissement par le religieux dans ces processus est le résultat de deux phénomènes. La pensée culturaliste qui voit dans la pensée religieuse une caractéristique africaine est très répandue dans la configuration développementiste[4] particulièrement chez les diplomates et les fonctionnaires des institutions internationales, à la vue courte, soit parce qu’ils y croient, soit parce qu’ils savent que ces approches permettront d’éviter ou de retarder les vraies questions politiques et à moyen terme judiciaires. Les approches par le pardon individuel ou collectif sont séduisantes. Le marché de la justice transitionnelle est lucratif pour l’expertise internationale ad hoc qui produit une littérature grise abondante. L’expertise endogame du PNUD et du HCDH[5] y a trouvé un nouveau filon. Les ONG spécialisées sur les questions de formation à la paix, à la non-violence, aux droits de l’homme, fleurissent pour accéder au marché.
L’autre hypothèse est liée à l’état de délabrement de l’institution judiciaire dans beaucoup des pays d’Afrique et qui n’est que l’un des aspects de la faillite des Etats. Cette faillite prend d’autres formes comme dans l’éducation ou les systèmes de santé publique que la propagation du virus Ebola illustre dramatiquement. La corruption et l’absence d’indépendance de la justice rendent l’institution incapable de répondre à la sortie de la moindre crise politique ou sociale. Les églises, les temples, les mosquées et les religions traditionnelles sont des lieux de socialisation où les règles et les discours éthiques sont encore audibles pour la majorité des citoyens. La sphère du religieux devient ainsi le réceptacle naturel de ces justices transitionnelles.
En définitive l’apport réel de ces travaux de justice transitionnelle majoritairement sous la forme de commissions vérité n’est pas dans ce que l’on attend d’elles officiellement : la justice et la réconciliation. Leur intérêt réside essentiellement dans ce qu’elles commencent à faire un travail de mémoire sur les évènements qui ont amené à cette sorte de remise sociétale de la balle au centre quand ces travaux sont honnêtes et ouverts dans l’espace public. Les témoignages, souvent contradictoires, les enquêtes mêmes biaisées, les interviews qui relèvent de l’auto justification, la documentation difficile des faits, peu à peu ouvrent à la vérité de l’histoire. En cela les peuples africains ne sont pas différents des autres peuples. Regardons comment et combien de temps en France la vérité sur la collaboration a été occultée, comment la mémoire sur la guerre d’Algérie, encore aujourd’hui, divise la société, comment le rôle de l’armée française au Rwanda est l’objet de violents débats, comment les commémorations de 1914 ont rouverts des débats que l’on croyait clos sur le supposé bellicisme inné de l’Allemagne. La seule particularité africaine est que la communauté internationale, via ses « experts », demande aux Africains de faire ce travail d’anamnèse en une ou deux années, ce qu’en général nous faisons au minimum en trente ans, le temps d’une génération.
L’articulation contradictoire avec la Cour Pénale Internationale
L’argument justifiant le recours à ces mécanismes de justice transitionnelle est que les institutions judiciaires ne peuvent plus fonctionner normalement dans certaines situations. Cette justice de transition n’est pas bloquée dans des procédures judiciaires lourdes, elle répond à un objectif qui va au-delà de la sanction en permettant la reconstruction du tissu national et l’Etat de droit.
En cas de violation grave des droits de l’homme, les Etats ont quatre obligations : enquêter sur ces violations, poursuivre les auteurs, permettre aux victimes d ‘avoir accès aux mécanismes de réparation et garantir la vérité sur ce qui s’est passé afin d’éviter que les faits se reproduisent. Ces violations font l’objet d’enquêtes de l’ONU qui discute avec les autorités publiques de l’Etat concerné avant d’envisager la mise en œuvre la CPI. Les mécanismes de justice transitionnelle permettent ainsi aux Etats de répondre à ces exigences mais au rythme des nécessités du moment, sans que la justice internationale avec ses méthodes judicaires plus exigeantes et formelles et ses approches répressives ne vienne perturber des équilibres sociétaux fragiles. Sur le principe, présenté ainsi, ce pragmatisme international qui montre une certaine intelligence des situations est séduisant : il faut veiller à ce que les besoins de justice ne soient pas un obstacle à la paix. Dans la pratique c’est beaucoup plus complexe. La CPI qui a une réelle vocation dissuasive peut influencer utilement le processus de transition à venir. A l’inverse, il est tentant de privilégier, via un processus de réconciliation, des équilibres politiques qui permettent de soustraire des responsables de premier plan aux exigences de la justice internationale. C’est le cas du Togo (voir encadré). En Côte d’Ivoire la justice nationale pour les crimes économiques et la CPI sont articulés avec une commission Vérité.
En 2011Human Right Watch montrait[6] qu’une des faiblesses de la CPI résidait dans sa capacité d’ouvrir des enquêtes de manière autonome, faute de moyens mais aussi de méthode d’approche pour enquêter et juger sur les cas les plus graves. La spécificité de chacune des situations amène à ce que des auteurs présumés de crimes particulièrement graves arrivent à éviter la justice pour des contingences politiques locales. Dans son travail de synthèse sur les commissions Vérités (voir note 1), l’OIF a bien identifié cette difficulté de ces commissions qui sont toujours l’aboutissement de processus de négociation politique risquant de retarder la justice et la réparation. L’OIF n’apporte pas de réponse claire.
Une commission au Canada ?
Entre 1870 et 1990, cent cinquante mille enfants indiens ou inuits ont été confiés à des pensionnats catholiques sans l’accord de leurs parents. Ces écoles financées par le gouvernement étaient gérées par des congrégations religieuses. Le projet de ces placements à grande échelle était de « re-culturer » ces enfants, de les couper de leurs racines, en un mot de les civiliser. Ces enfants ont subi des violences symboliques, physiques, psychologiques et parfois sexuelles qui ont amené un certain nombre d’entre eux au suicide. A partir des années 2000, plusieurs anciens élèves et l’Assemblée des premières nations ont engagé la responsabilité des autorités canadiennes. Devant le retentissement des faits révélés et l’ampleur des responsabilités, une commission a été créée en 2009 pour faire reconnaître les conséquences de cette politique d’assimilation forcée et les faire connaître à l’opinion publique. Un dispositif de réparation et d’accompagnent a été mis en place. Une politique d’archivage permet aujourd’hui de préserver la mémoire de ce sombre épisode de l’histoire du Canada. Ces faits ne sont pas sans rappeler le rôle de l’église catholique en Irlande avec les pensionnats catholiques spécialisés dans l’accueil des enfants illégitimes retirés de leurs mères. La brutalité de l’éducation, la malnutrition et l’hygiène déplorable ont causé une surmortalité dans ces centres dont on découvre aujourd’hui des fosses communes anonymes.
Dans le contexte de l’après seconde guerre mondiale le philosophe allemand Karl Jaspers, existentialiste chrétien, a travaillé sur la notion de culpabilité dont il distingue quatre niveaux. La culpabilité criminelle qui relève des tribunaux ; la culpabilité politique qui concernent les citoyens qui ont participé ou laissé faire les crimes perpétrés au nom de leur Etat ; la culpabilité morale qui concerne tous les actes qui ont contribué à ce que collectivement un peuple se soit laissé entraîner dans les crimes d’Etat ; la culpabilité métaphysique qui concerne la condition de l’homme face au mal. Dans le cas de l’Irlande et Canada, la culpabilité politique des citoyens qui ont laissé faire ces pratiques au nom d’une politique d’Etat mérite d’être regardée en face dans l’espace public. La culpabilité criminelle des individus encore vivants qui ont permis ces politiques, y ont participé ou en ont été complices doit être engagée par une justice indépendante.
La commission vérité Justice et Réconciliation au Togo
En février 2005 le général Gnassimbé Eyadema, chef de l’Etat togolais depuis 1967 meurt. Après une période de transition chaotique de deux mois, des élections présidentielles sont organisées en avril. L’armée et les caciques du régime veulent imposer un des fils du général : Faure Gnassimbé. Les images du militaire fuyant les caméras avec l’urne qu’il vient de voler sous le bras, les bulletins volants autour de lui, font le tour du monde. Les milices pro régime attaquent les manifestants : entre 200 et 800 morts sont dénombrés selon les différentes enquêtes menées après les faits. Faure accède au pouvoir. En 2006 sous la pression de la communauté internationale, les partis politiques et le gouvernement signent un accord de politique global (APG) qui prévoit des discussions pour des réformes institutionnelles et la création d’une Commission vérité Justice et Réconciliation chargée de faire la lumière sur les violences politiques qui ont émaillé le pays depuis 1958. Les derniers évènements qui ont suivi la mort du général ne sont cependant pas concernés par les travaux. La commission présidée par Monseigneur Barrigah, jeune évêque d’Atakpamé qui a fait sa carrière dans la diplomatie vaticane commence ses travaux en 2009. Les bailleurs de fonds (l’UE à 80%, l’Allemagne et la France) mettent 3 millions d’euros pour le fonctionnement de la commission. Le PNUD gère les fonds et le HCDH apporte son expertise. L’OIF[7] apporte son soutien politique. Magnifique décor en trompe l’œil. En trois ans La CVJR rassemble 19 272 dépositions écrites et entend 523 dépositions orales. 183 investigations sont menées dans le pays. A l’origine la commission est très critiquée dans sa composition, son mandat (hors évènements de 2005) et sa méthode. Mais peu à peu, face à la résolution et la pugnacité du prélat, la commission intéresse les Togolais y compris l’opposition qui se dit : tient peut-être que les choses vont bouger. En avril 2012 un rapport préliminaire de 350 pages est remis en grande pompe au chef de l’Etat devant les corps constitués et les diplomates. La Commission fait 68 recommandations pour éviter la reconduction des violences politiques : réforme de la justice, de l’armée, loi foncière, procédures de recrutement dans la fonction publique, limitation du mandat présidentiel, bref la réforme de l’Etat. Elle tente de faire la lumière sur 44 évènements sanglants qui ont marqué les 47 années couvertes par les travaux. Les faits sont décrits, les victimes et les auteurs identifiés dans la mesure du possible. Un mécanisme de réparation pour les victimes est proposé. Trois autres volumes, déjà prêts mais en cours de vérification, sont annoncés. Ils développeront les analyses et avanceront les listes des victimes ayant droit à réparation. Le président Faure, lors de la remise du rapport annonce qu’il va répondre aux recommandations par un livre blanc et il « dit pardon » aux victimes au nom du gouvernement et des chefs d’Etat qui l’ont précédé. Un an plus tard un Haut-Commissariat pour les réparations est créé par décret. Le budget de l’Etat 2014, l’a cependant oublié. Le Haut-Commissariat est virtuel, personne n’est nommé. Septembre 2014, à l’intitulé du ministère des droits de l’Homme, est ajouté « et de la réconciliation ». Juin 2014 deux ans après la remise du rapport, en réponse aux 350 pages du rapport initial, un livre blanc de 11 pages, format A5, caractère 14, espace 3 est publié en catimini par le ministère des droits de l’homme (et de la réconciliation) : la fête nationale qui commémorait le coup d’Etat de 1963 devient une fête de la mémoire, les cendres du premier président assassiné par le général Eyadema seront rapatriées, le haut-commissariat sera bien créé et des réformes seront engagées, on ne dit pas quand, mais promis, juré, craché. Pour le reste, rien. Circulez, il n’y a plus rien à voir. La messe est dite, monseigneur Barrigah. Les trois derniers volumes de la CVJR ne sont toujours pas publiés. L’Union Européenne principal bailleur de cette sinistre farce ne pipe mot. Le PNUD et le HCDH continueront d’amuser la galerie en finançant des ateliers d’exégèse de ce livre blanc que les médias publics relaieront pour continuer d’agiter le leurre. L’OIF est aux abonnés absents. Hélas aussi, les nombreuses associations des droits de l’homme qui ne vivent que grâce à cette agitation et ses perdiems de participation, joueront ce jeu morbide. Une humiliation pour tous ceux qui se sont investi de bonne foi dans ce processus et une belle escroquerie financière et morale pour éviter que dès 2005 la justice internationale ne s’intéresse aux 800 morts et aux 10000 exilés conséquences du coup d’Etat de 2005.
Déjà du temps du père de l’actuel président, le régime était passé maître dans le dilatoire et la faculté à « faire semblant ». Le Togo a signé et signe encore tous les accords internationaux de protection des droits de l’Homme. Dans le fond c’est un rustique régime militaire, vintage années 70, qui veut perdurer en défendant ses prébendes et ses trafics avec une étroite élite civile affairiste recrutée sur une base d’allégeance au chef. « Quand quelqu’un fait semblant de mourir, on fait semblant de l’enterrer » dit un proverbe togolais. C’est ce que fait depuis toujours la communauté internationale avec le régime togolais qui a l’avantage de maintenir l’ordre avec une armée clanique dans ce petit corridor sahélien ouvert sur un important port en eau profonde. Cette commission en est la dernière illustration : les quatre obligations (voir encadré) auxquelles l’Etat togolais devait se conformer via la CVJR ont été habilement évacuées. La justice internationale ne passera pas. On a menti aux Togolais, les démons des violences politiques ne sont pas morts, ils ressortiront encore plus féroces de leurs tombes pour les prochaines élections présidentielles de 2015.
Paul Ricoeur : le pardon difficile
En 2000 Paul Ricoeur publiait ses travaux sur la mémoire l’histoire et l’oubli[8]. Au croisement de la sociologie, de l’histoire, de l’herméneutique et de la philosophie, il revient sur le lien entre la manière de faire de l’histoire, la mémoire collective et la justice. La question de la mémoire, c’est à dire la vérité de l’histoire est centrale, sine qua non, pour maintenir le vouloir vivre ensembles des collectifs humains. L’historiographie doit obéir à des règles rigoureuses pour être menée et tenter de répondre à la question : comment des faits qui impliquent notre communauté ont du raisonnablement se passer et pourquoi ? Pour Ricoeur, le temps seul aide la mémoire de l’homme à faire son travail de tri entre ce qu’il retiendra et ce qu’il oubliera. Comme l’empreinte du pas sur la grève que le ressac efface peu à peu, c’est la trace que le temps laisse dans nos mémoires qui structure la pensée. Ainsi l’oubli individuel, l’amnésie, n’est jamais un acte volontaire. L’amnistie comme décision judiciaire d’oubli collectif n’efface pas la trace. En fin de volume Ricoeur pose la question du pardon qui ne peut être selon lui qu’individuel et qui est toujours très difficile : l’injonction du pardon collectif n’a aucun fondement. L’approche par le pardon montre selon Ricoeur « une infiltration théologique » : c’est parce que l’homme est capable de pardonner que Dieu pardonne. Cette infiltration relève de l’inondation dans le cas des commissions Vérité. A plusieurs reprises ses travaux sont cités dans la littérature sur les commissions Vérité et Justice[9]. Paul Ricoeur termine son ouvrage en se penchant plus précisément sur la commission sud-africaine et esquisse un bilan des travaux de cette instance qui s’est réunie de janvier 1996 à juillet 1998. Pour Paul Ricoeur l’énorme travail d’écoute et d’accompagnement des victimes a eu des résultats indéniables en Afrique du Sud. La commission a suscité une khatarsis. Paul Ricoeur doute cependant que le chemin du pardon ait réellement été emprunté en Afrique du Sud. L’octroi public et sincère du pardon n’a été prononcé que par quelques rares victimes habitées d’un fort sentiment religieux chrétien ou ancestral. On a assisté à des réjouissances publiques quand l’amnistie a été refusée à certains offenseurs. Du côté des accusés, le bilan est encore plus contrasté. L’aveu a souvent été instrumentalisé comme le moyen d’éviter les tribunaux : avouer pour ne pas être jugé. La repentance publique dans beaucoup de cas a été dévoyée en système de délation généralisé. La fausse belle évidence d’un pardon en échange d’un aveu qui sous-tend ces processus de réconciliation est un leurre pour Paul Ricoeur. Il ne rejette pas pour autant ces démarches collectives de réconciliation qui tentent de faire mentir l’idée que les peuples ne pardonnent pas. Elles montrent aussi une humanité qui essaye de prendre en charge sa condition historique avec toutes les ambiguïtés circonstancielles et structurelles que Paul Ricoeur a minutieusement analysées.
Chiffres tirés du guide des processus de transition justice, vérité et réconciliation dans l’espace francophone. Publication de l’OIF octobre 2013. Avant propos de Abdou Diouf et préface de Louis Joinet, premier avocat à la Cour de Cassation. Les commissions créées : Afrique du Sud (1995), Rwanda (1999), Sierra Leone (2002), Ghana (2002), RDC (2003), Maroc (2004), Burundi (2004), Togo (2009), Côte d’Ivoire (2011), Tunisie (2011), Madagascar (2012), et Mali (2013). En dehors du continent africain: Le Chili, le Canada, les Balkans, Haïti et la Roumanie. Les commissions en projet : Gabon, Guinée, Mauritanie, RCA.
[2] Lire entre autre : Justice et réconciliation : ambiguïtés et impensés. Politique Africaine 2003/4 N° 92
[3] Relire le consternant discours du Président Sarkozy à Dakar en novembre 2007.
[4] Olivier de Sardan J,-P., Anthropologie et développement, Essai en socio-anthropologie du changement social. 1995 Paris, Karthala, p7 : « on appellera configuration développementiste, cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, des responsables d’ONG, de chercheurs, d’agents de terrain qui vivent en quelque sorte du développement des autres et qui mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources financières et symboliques considérables ».
[5] Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et Haut-Commissariat pour les Droits de l’Homme (HCDH) deux institutions onusiennes très présentes dans la « configuration développementiste ».
[6] Human Right Watch, Justice internationale, un travail inabouti : des lacunes à combler dans la sélection des affaires traitées par la CPI. 2011.
[7] Organisation Internationale de la Francophonie.
[8] Paul Ricoeur. La mémoire, l’histoire l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.
[9] Christophe Courtin. Une lecture ricoeurienne de la CVJR, colloque international de philosophie pour le centenaire de la naissance de Paul Ricoeur. Université de Lomé 6-8 décembre 2013.