« Tout passe : les souffrances, le sang, la faim, les épidémies. L'épée disparaîtra, mais les étoiles, elles, subsisteront bien après que l'ombre de nos corps et de nos actes aura disparu de la surface de la terre. Il n'est personne qui ne le sache point. Alors, pourquoi ne voulons-nous donc pas lever les yeux vers elles ? Pourquoi ? ». Les toutes dernières lignes du célèbre roman de Boulgakov La garde blanche[1], publié en 1926. Il raconte l’histoire de la famille Tourbine à Kiev pendant la guerre civile russe après la première guerre mondiale. Il faut connaître la topographie de la vieille ville située sur un plateau dominant le fleuve Dniepr pour saisir l’image de ces lignes. Depuis la Descente Saint André, une rue historique où habitait l’écrivain et où il fait vivre ses personnages, il voyait les sommets des édifices publics au-dessus des brumes et des fumées où étaient fichés les emblèmes des pouvoirs qui dominaient la ville : croix, étoiles, sabres brandis, flèches orgueilleuses. Aujourd’hui la monumentale statue de la mère patrie, inaugurée sous l’ère soviétique en 1981, brandit son épée guerrière, toujours là, perchée à soixante mètres d’altitude au-dessus de la ville, alors que les étoiles soviétiques ont disparu. Celles du cosmos vers lesquelles nous ne levons plus les yeux, sont celles qui sont en nous et qui reflètent de nos propres abîmes.
Au moment de la rédaction de cet article, on annonce une attaque imminente de l’armée russe sur Kiev, la capitale de l’Ukraine qui n’en est pas à sa première invasion. Les images de l’immense colonne de véhicule et de chars qui avance lentement, étirée sur plusieurs kilomètres au nord de la ville ont fait le tour du monde. Peu à peu l’encerclement de la ville se fait. Les bombardements dans les banlieues s’intensifient. Des civils sont tués.
L’histoire a déjà violenté la ville à plusieurs reprises. Cœur fondateur de l’orthodoxie russe Introduite depuis Byzance au Xe siècle, Kiev a été fondée par des négociants et guerriers scandinaves, convertis au christianisme, sur les rives du Dniepr appelé la route des Varègues (Vikings) aux Grecs. Les magnifiques édifices religieux qui font de la ville un centre spirituel central pour tous les Orthodoxes, y compris russes, ont été construits à partir de cette époque jusqu’à la première destruction de la ville en 1240 par les Tatars venus des steppes de l’est. Kiev est ensuite passée sous la domination de plusieurs puissances, elle a été la capitale d’un pays indépendant pendant un court moment avant de passer sous la tutelle de la Russie à partir du milieu du XVIIe siècle. Pendant la première guerre mondiale elle a été tour à tour dominée par les Bolchéviques, indépendante, occupée par les troupes allemandes puis polonaises pour passer définitivement dans le giron soviétique à partir de 1920. L’Ukraine été la victime de la grande famine de 1932-1933 qui fit trois millions de morts voulus par Staline, Kiev a été détruite à 50 % pendant la seconde guerre mondiale, une première fois lors de l’invasion allemande de septembre 1941 après une résistance de 80 jours et ensuite lors de la libération par les troupes russes deux ans plus tard. Les 29 et 30 septembre 1941, 33 371 hommes, femmes et enfants juifs furent assassinés par balle dans le ravin de Babi Yar à la périphérie de la ville. La ville s’est vu décerner le titre de ville-héros de l’Union Soviétique.
En 1996, l’écrivain ukrainien de langue russe Andreï Kourkov publiait son roman Le pingouin[2]qui raconte l’histoire à Kiev, après la fin du régime communiste, de Victor un journaliste chargé des nécrologies dans un journal local, qui avait adopté Micha un pingouin affamé du zoo en faillite. Le volatil vivait dans sa baignoire pendant que Victor découvrait peu à peu que ses textes de commande désignaient des personnages haut placées assassinés après la publication du journal. « Micha, le pingouin, se promenait dans le couloir sombre, cognant de temps à autre à la porte fermée de la cuisine. Victor finit par se sentir coupable et lui ouvrit. Il s'arrêta près de la table. Haut de presque un mètre, il parvenait à embrasser des yeux tout ce qui s'y trouvait. Il fixa d'abord la tasse de thé, puis Victor, qu'il examina d'un regard pénétrant, comme un fonctionnaire du Parti bien aguerri. Victor eut envie de lui faire plaisir. Il alla lui préparer un bain froid. Le bruit de l'eau fit immédiatement accourir le pingouin, qui s'appuya au rebord de la baignoire, bascula et plongea sans attendre qu'elle soit pleine ». Sous la forme d’un conte pour enfant, le roman montre un monde post-soviétique, désorienté, où les plus forts dominent. Finalement Victor restera lucide grâce à son nouveau compagnon.
Plus que tous les experts de circonstance en géostratégie qui défilent sur nos plateaux télés comme autant d’épidémiologues de fortune en période de COVID, ces deux textes issus d’une ville qui s’apprête à un nouveau martyr nous disent l’absurdité d’un monde de plus en plus incertain. C’est l’une des forces de la littérature. Au bout de sa folie, Poutine détruira-t-il Kiev ? Laissons les derniers mots à Boulgakov. « Simplement, la neige fondra, la verte herbe ukrainienne sortira et flottera comme une chevelure sur la terre... les épis splendides mûriront... l'air brûlant vibrera sur les champs, et toute trace de sang aura disparu. Le sang ne coûte pas cher sur les terres rouges, et personne ne le rachètera.Personne »
[1]Mikhaïl Boulgakov. La garde blanche. 1926. En français Pocket 1995
[2]Andreï Kourkov. Le pingouin. Poche 1996.