La « storytelling » officielle de la chute du mur de Berlin est connue. Ce sont les sociétés civiles de l’Est qui ont entraîné la fin des régimes communistes dans les années 80 : Solidarnosc, la Charte 77. La recherche en histoire montre une autre réalité : les pays du bloc soviétique ont implosé à cause des blocages au sein de leurs sociétés minées par des bureaucraties policières et autistes, saignées par la course aux armements et devenues schizophrènes par l’ouverture au monde. L’émergence de puissants collectifs citoyens à l’Est fut moins la cause que le symptôme des dérèglements que ces pays connurent. L’idéologie libérale actuelle tente de nous faire croire le contraire. Dans les années 90, le vieux concept de société civile est alors revenu dans les discours politique des grandes agences onusiennes ou des institutions financières internationales en même temps que ceux de la lutte contre la pauvreté ou de la bonne gouvernance, au moment précis où la seule alternative politique au capitalisme sombrait dans l’euphorie des peuples de l’Est et le démantèlement de l’Union Soviétique. Le libéralisme triomphant semblait avoir dépassé ses contradictions et, à coups de marteau, à Berlin justement, la société civile incarna l’émergence progressive de la conscience vécue dans l’histoire, processus enseigné par Hegel à Berlin cent soixante années plus tôt et repris dans La Phénoménologie de l’Esprit. La fin de l’histoire dans la démocratie libérale et le marché était à portée de la main invisible.
A partir de ce moment idéologique dominant pour la pensée économique libérale « la société civile » devint l’alpha et l’oméga de toutes les politiques d’aides visant à diminuer le rôle des Etats dans le fonctionnement libre du marché. Le concept permettait de légitimer le dépassement des systèmes de représentation démocratique : les parlements ou les partis politiques. Les concepts de société civile, de bonne gouvernance ou de lutte contre la pauvreté, ont aujourd’hui l’avantage d’être moins marqués idéologiquement que ceux de citoyenneté, de démocratie ou de droits économiques et sociaux. Dans les économies développées dans le cadre des Etats-providence, les corps intermédiaires, syndicats, partis et associations étant encore puissants, on ne pouvait pas faire avaler si facilement à ces dernières cette potion post démocratique. Sur le continent africain le terreau sociétal démocratique, lessivé par la faillite des Etats, les ajustements structurels et les régimes autoritaires et prébendiers, était mûr pour accueillir les expérimentations de cette nouvelle doxa libérale. On y assista à partir des années 90 à une augmentation exponentielle des ONG, des associations, des organisations de la société civile, des « Acteurs Non Etatiques » sur tous les sujets les plus bancables au regard des exigences des agences de développement : droits des enfants, droits des femmes, bonne gouvernance, lutte contre la corruption et la pauvreté, suivi des élections, environnement. Aujourd’hui les projets de « structuration de la société civile » financés par les partenaires financiers se succèdent dans tous les pays d’Afrique. Une bonne partie de l’aide au développement sert ainsi à financer sur l’ensemble du continent les innombrables ateliers participatifs, workshop, ateliers de consultation, séminaires de validation et colloques où les ONG prébendières de l’aide au développement, appelées société civile et légitimées par les partenaires internationaux et les pouvoirs publics, donnent leur avis et recommandations dans des exercices très formatés. Elles servent le plus souvent de caution démocratique aux processus d’élaboration des stratégies de réduction de la pauvreté, pilotés par le PNUD, sous tutelle de la Banque Mondiale et qui ont succédés aux ajustements structurels. Les organisations d’intégration africaine (Union Africaine, CDEAO, Cour africaine des droits de l’homme, etc.) sont également très pourvoyeuses en ateliers de toute sorte pour faire cautionner a posteriori les stratégies des Etats par la société civile.
La société civile est devenue en l’espace de vingt ans la clef de résolution de toutes les équations africaines : justice, suivi des élections, réconciliation, plaidoyer sur les droits de l’homme, suivi de la dette, contrôle des industries extractives. Au travers du micro entrepreneuriat, le concept fonctionnel de société civile englobe le secteur dit informel, complètement dérégulé, sauvage de fait, et qui sert de modèle de développement endogène. Modèle qui s’étend, sous couvert de décentralisation et de bonne gouvernance, à la privatisation rampante des services publics éducatifs, sociaux et sanitaires. Avec l’aide publique au développement, beaucoup d’organisations de la société civile sur le continent qui vivent de la rente onusienne, sont devenues le cheval de Troie du libéralisme économique le plus dérégulé.
Paradoxalement, la gauche marxiste s’est également appropriée la storytelling libérale de la fin du communisme soviétique : la chute du mur n’était pas la victoire du capitalisme mais un approfondissement de ses contradictions. L’histoire et la révolution permanente (continue ou par étape) pouvaient reprendre leur cours figé par soixante dix ans de glaciation russe. Les peuples, le prolétariat, retrouvaient leur contenu révolutionnaire dans le concept de société civile. Ainsi à partir de la fin des années 90, de forums sociaux mondiaux en assemblées mondiale des peuples, de contre sommets du G5 en ateliers alternatifs à l’OMC, les « acteurs de la société civile » devinrent les porte paroles autoproclamés légitimes de la lutte contre le nouvel ordre mondial comme dans une nouvelle internationale. Le concept de société civile s’installa au cœur de la praxis anti système de l’altermondialisme qui oppose un autre monde possible à la mondialisation libérale. Comme dans une sorte de nouveau consensus de Porto Allegre et Davos, après celui de Washington, cette alliance objective autour du concept de société civile entre la pensée libérale et la pensée anti système donne des résultats curieux en Afrique subsaharienne. Un travail d’inculturation syncrétique associe les figures tutélaires politiques post indépendance qui ont été vaincues par l’ordre hégémonique mondial des années 70 et 80, Lumumba ou Sankara. Ainsi, on peut voir à la sortie d’un atelier participatif du PNUD sur la validation de la stratégie de lutte contre la pauvreté, des notabilités de la société civile prendre directement l’avion pour aller défiler le lendemain dans la marche inaugurale d’un forum social ou participer à un colloque sur la résistance culturelle à l’hégémonie occidentale. Pour ces professionnels de la société civile africaine, la rente altermondialiste est un complément substantiel à la rente onusienne.
La société civile, peu à peu, s’est installée dans l’espace politique africain comme un nouvel acteur institutionnel qui assoit sa légitimité sur les décombres de la représentativité des partis politiques, des syndicats et des parlements. Cette place, octroyée, n’est pas le résultat de luttes ou de rapports de forces. Souvent les leaders de ces ONG, à la fois têtes de gondole des démarches participatives des agences de développement et porte voix des « populations à la base » des contre sommets alter mondialistes, n’ont d’autre légitimité, au mieux que celle de leur étroite base associative, quand elle existe, au pire celle de leurs partenaires internationaux.
Si, selon la définition la plus ramassée de la société civile, celle dernière est « la vie sociale organisée selon ses propres logiques, notamment associatives[1] », il n’est pas étonnant que certaines ONG, instrumentalisent les outils qui s’offrent à eux pour atteindre leurs buts autour de logiques prébendières. Elles utilisent alternativement soit la nouvelle doxa libérale, soit les mots d’ordre altermondialistes à partir du concept fort utile de société civile.
Pourtant sur le continent, à côté de ces nombreuses organisations opportunistes qui négocient leur militantisme supposé dans une pure logique entrepreneuriale à partir de l’offre participative des agences de développement, il existe fort heureusement de nombreux acteurs collectifs, associations ou mouvements sociaux qui fonctionnent à partir d’une pensée militante structurée et sur la base de compétences réelles. Ils ne font cependant pas système et leurs apports sont parasités par ces ONG habiles à répondre à l’offre d’appui à la société civile des agences onusiennes ou des organisations militantes de solidarité internationale du nord ; ces dernières souvent financées par les premières pour le faire. En définitive, l’alliance objective entre la pensée libérale et la pensée anti système autour du concept fonctionnel de société civile retarde la structuration de l’espace public en Afrique dans des dispositifs intermédiaires représentatifs tout en affaiblissant les acteurs sociaux dans leur capacité à insuffler un changement social basé sur les principes démocratiques et d’accès aux droits.
[1] Dominique Colas., Le glaive et le fléau : généalogie du fanatisme et de la société civile, Grasset, Paris 1992.