Avec son dernier opus Les vertueux[1], l’écrivain algérien Yasmina Khadra nous livre son 34eroman, écrit sous le nom de plume qu’il a emprunté à sa femme. Il quitte enfin l’inspiration paresseuse de l’actualité internationale, celle des attentats en Israël, du sort des femmes en Afghanistan, des otages en Afrique, des cartels de la drogue au Mexique ou des attentats de novembre 2015 en France. Ces évènements lui ont inspiré des romans de commande à succès et à l’écriture mécanique. . Un romancier n’est pas assigné à son pays, mais la force de l’écrivain tient toujours dans son imaginaire qui plonge ses racines dans l’enfance et les mémoires partagées de la jeunesse. La littérature n’accède à l’universel que lorsque, s’appuyant sur son imaginaire, l’écrivain le transcende. Yasmina Khadra n’a pas encore atteint cette dimension, l’aura-t-il un jour ? Pour autant son retour narratif en Algérie est une bonne chose pour le lecteur et pour son oeuvre. Malgré son succès international, même en Algérie, de nombreux intellectuels lui reprochent d’être un écrivain inauthentique, opportuniste, voire aliéné parce qu’il travaille avec des éditeurs français pour un public français en mal d’un nouvel exotisme algérien autour de la terreur islamiste. Un contrebandier de l’histoire[2]a écrit de lui en 2017 l’écrivain Rachid Boudjedra, ancien du FLN, pour son roman Ce que le jour doit à la nuit[3]qui raconte l’histoire de Younes, la violence de la guerre d’indépendance et le sentiment de déracinement vécu par beaucoup d’Algériens. Ricoeur estimait que certains peuples souffraient d’un trop plein de mémoire pendant que d’autres en manquait. Disons que Yasmina Khadra, à sa manière qui trouve un vaste lectorat, tente de rétablir des vases communicants entre les mémoires des deux rives de la Méditerranée.
Dans la veine des polars scandinaves, avec leurs personnages de détectives amers et lucides, aux personnalités complexes, comme Kurt Wallander chez le Suédois Henning Mankel, Erlendur et Konrad chez l’Islandais Indridason, Harry Hole chez le Norvégien Jo Nesbö ou, en France, le commissaire Adamsberg chez Fred Vargas, c’est le personnage de l’inspecteur Llob[4]qui a contribué à la notoriété de cet écrivain algérien grand public. Pendant la décennie noire algérienne (1991-2002), on suit le nonchalant inspecteur Llob qui, sans autres moyens que son opiniâtreté et sa lucidité, à partir d’un fait divers que sa hiérarchie lui confie par défaut, dénoue les fils d’affaires sordides qui mènent toujours aux puissants, à la grande corruption militaro-mafieuse, aux assassinats dont il tente de démêler l’écheveau des vengeances, des représailles ou des pures actions de terreur islamiste ou militaire. Une noire Alger la blanche en proie au terrorisme meurtrier, comme pendant les années de plomb de l’OAS à la fin de la guerre d’Algérie.
Pour celui qui n’est pas historien de métier mais qui s’intéresse à la réalité algérienne, la lecture des quatre romans policiers de Yasmina Khadra lui apprendra beaucoup sur le quotidien algérois. Si la mémoire partagée des peuples ne peut se construire que sur la vérité de l’histoire, le roman nous livre toujours une part de vérité en alimentant l’imaginaire du lecteur qui visualise des images et s’identifie aux personnages de la fiction. Depuis longtemps la littérature d’expression française qui nous vient d’Algérie a contribué à rapprocher les mémoires partagées entre l’Algérie et la France. L’écriture et l’œuvre de Yasmina Khadra n’ont pas le souffle et l’ampleur d’un Kateb Yacine, d’un Mohamed Dib ou de Kamel Daoud et sa contre-enquête camusienne[5], mais son dernier roman a toute sa place dans de ce long et difficile travail d’anamnèse de nos deux peuples en cette période de commémorations du soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne. Benjamin Stora avait bien saisi cette dimension essentielle de la fiction d’un roman dans la recherche de la vérité, en citant des écrivains en épigraphe de chacune des parties de son rapport [6]. En tête de la première c’est Kateb Yacine[7]: « Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé́ à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin ».
Yasmina Khadra, de là où il écrit, suit aussi cette trace en dépit de son chemin violemment critiqué par ses pairs algériens. Il nous conte aujourd’hui l’histoire de Yacine Chéraga, un berger enlevé de son douar perdu à mi-chemin entre Oran et Sidi Bel Abes à l’ouest de l’Algérie, envoyé en septembre 1914 en France sous le nom d’un fils de notable. Le jeune homme fait toute la guerre dans le 2erégiment de tirailleurs algériens, il participe à toutes les batailles de ce régiment six fois cités à l’ordre de l’armée : la Marne en 1914, l’Argonne en 1915, Verdun en 1916 et 1917 (reprise de Douaumont et la côte 304), Noyon en Août 1918, où plusieurs de ses amis sont tués pour la France. A son retour en Algérie, ce qui l’occupe ce sont les ombres de son père, de sa mère, de sa famille, tous disparus, qu’il tente de retrouver. La quête de cet homme modeste et croyant, l’amènera à participer aux premiers maquis nationalistes menés par des anciens combattants Algériens qui se sentirent trahis par une France qui n’avait pas respecté les promesses d’émancipation faites au début de la guerre.
Dans cette histoire documentée, Yasmina Khadra nous remémore l’épopée et les souffrances des 170 000 soldats Algériens (les Turcos) qui ont combattu lors de la première guerre mondiale et dont 20% ne revinrent pas. Il nous fait comprendre l’organisation sociale des tribus et les prémisses de ce que sera la guerre de libération qui débutera à la Toussaint 1954. Au détour des évènements que traverse et vit Yacine, Yasmina Khadra nous décrit la vie quotidienne en Algérie, à Oran, Sidi Bel Abes et dans les douars. Il évoque la grande famine de 1922. Il va chercher les pages presque ethnologiques du mariage de son héros dans ses propres souvenirs, à Kenadsa, sa ville natale saharienne à la frontière du Maroc. Au-delà de l’aspect documentaire du roman, ses nombreux personnages illustrent aussi cette vérité des hommes et des femmes, ce que René Girard dans son essai Mensonge romantique et vérité romanesque[8], appelait l’inauthenticité de l’être humain. Le héros romantique se croit authentique dans ses passions, il se croit « soi », alors que chaque personnage d’un roman ne désire que ce qu’il trouve dans les autres : la réputation, la notoriété, la liberté, la gloire, le pouvoir, l’indépendance, le sexe ou la richesse. Sauf peut-être l’authentique Yacine qui cherche l’autre pour ce qu’il est tout au long du roman. Yacine vit et assume ce désir de l’autre et c’est finalement ce qui rend ce roman attachant en faisant, quelque part, mentir René Girard.
[1]Yasmina Khadra. Les vertueux.Mialet Barrault 2022
[2]Rachid Boudjedra. Les contrebandiers de l’histoire. Éditions Frantz Fanon 2017
[3]Yasmine Khadra. Ce que le jour doit à la nuit. Julliard 2008
[4]Yasmine Khadra. Le quatuor algérien. Folio 2008
[5]Kamel Daoud. Meursault contre-enquête. Actes Sud 2013
[6]Benjamin Stora. Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie. Rapport au Président de la République. Janvier 2021
[7]Kateb Yacine. Nejma.Seuil 1956
[8]René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset 1961