L’image du château de cartes qui s’écroule ou de celle des dominos qui chutent en cascade, est la première image qui vient à l’esprit quand on observe la succession de coups d’Etat en Afrique depuis exactement trois ans. Le Mali (août 2020 et août 2021), la Guinée (septembre 2021), le Burkina Faso (Janvier et septembre 2022), le Niger (juillet 2023) et aujourd’hui le Gabon. Avec ce dernier pays, cœur historique de la Françafrique, les putschs qui ne concernaient que l’Afrique sahélienne, s’étendent maintenant à l’Afrique centrale. De quoi donner des sueurs froides aux dirigeants des autres pays de ce que l’on appelait le pré carré français, qui ne doivent leur longévité au pouvoir que par des manipulations constitutionnelles, des fraudes électorales, la corruption, la distribution des prébendes étatiques aux proches et la répression contre les opposants, avec, pour beaucoup, la bienveillance sinon l’appui de la France. On pense plus spécifiquement à Obiang Nguema en Guinée équatoriale, à Faustin-Archange Touera en Centrafrique, Denis Sassou Ngesso au Congo, Paul Biya au Cameroun, Faure Gnassimbé au Togo et Mahamat Idriss Déby au Tchad. On est tenté de poser la question : à qui le tour ?
Cette concomitance de putschs militaires donne le sentiment d’une lame de fond. Un tiers des anciens pays colonisés par la France en Afrique de l’Ouest et Centrale ont été touchés depuis 2020. Dans chaque pays les situations politiques et sécuritaires ainsi que les circonstances des évènements ne se ressemblent pas et en sociologie les liens de proximité ou les coïncidences de faits sociaux, n’entrainent pas nécessairement des liens de causalité. Cette règle est vraie aussi en sociologie politique. Pour autant un certain nombre de traits communs permettent de dire que les déséquilibres sécuritaires et politiques en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale depuis une dizaines d’années, continueront d’avoir des conséquences structurelles sur ces pays. Comme du temps de la guerre froide le continent et ses richesses est le théâtre d’opération d’une troisième guerre mondiale multipolaire qui ne dit pas son nom. Dans chacun de ces pays, la communication, l’information, l’intoxication, les réseaux sociaux, la manipulation des opinions, (des jeunesses urbaines notamment) sont les armes qui décident de la bataille pour le renversement des régimes et la captation des rentes publiques. Les plus fragiles tombent les uns après les autres.
D’une manière générale, à des degrés divers, la légitimité démocratique des régimes en place est ténue voire inexistante dans certains pays comme au Togo, au Congo, au Tchad, en Centrafrique, au Cameroun ou en Guinée équatoriale. En Côte d’Ivoire, au Bénin ou au Sénégal, les régimes politiques en place ont une assise politique moins faible mais ils font face à des contestations internes puissantes qui remettent en cause leur légitimité. Alassane Ouattara, l’Ivoirien, est le chef de file des chefs d’Etat qui imposent des sanctions économiques dures aux habitants vivant sous la férule des nouveaux régimes militaires et qui veulent des interventions armées pour déloger les putschistes et rétablir l’ordre institutionnel, ce qui veut dire le retour à l’ordre ancien et ses connivences politico-financières. Ancien parrain déchu de l’Afrique de l’Ouest, il comprend bien que la contagion le concerne, lui qui est arrivé au pouvoir en 2010 grâce aux armes françaises et dont son troisième mandat a été contesté et a fait trente morts dans des émeutes en 2020. Macky Sall le Sénégalais, bien qu’il ait renoncé à un troisième mandat, n’hésite pas à mettre en prison ses opposants politiques qui manipulent la jeunesse dans la rue en visant les intérêts français. Patrice Talon le Béninois, après avoir délégitimé toute opposition sérieuse, gère maintenant son pays comme une filiale de son empire industriel et financier.
L’affaiblissement de la France avec son image économique prédatrice, porteuse de valeurs occidentales, son illégitimité à maintenir sa domination politique et militaire, est le fil conducteur de toutes ces situations. Des pays mettent de l’huile sur le feu, comme la Russie. D’autres poussent leurs avantages géostratégiques que la reconfiguration de l’ordre mondial permet, comme la Turquie ou le Maroc qui a engagé depuis quinze ans une diplomatie africaine subsaharienne ambitieuse, les capitaux des banques marocaines dominent le secteur bancaire en Afrique de l’Ouest. L’Algérie avec sa longue frontière sub-saharienne pèse de plus en plus dans la gestion des questions sécuritaires et militaires au Sahel. Depuis longtemps, les pays du Golfe avec l’argent du pétrole et du gaz ont « ré islamisé » les fidèles en Afrique de l’Ouest en prônant le wahhabisme, une vision ultra-orthodoxe et régressive de l’islam. Les Frères Musulmans introduisent leur vision politique de l’islam dans les couches lettrées des élites politico religieuses. La laïcité à la française, les affaires de voile et maintenant d’abaya en France, sont du pain béni pour ces influenceurs qui n’ont pas trop de mal à dénoncer l’islamophobie et le racisme qui se cachent derrière ces hystéries françaises, notamment sur les réseaux sociaux. Les traits caricaturaux d’Emmanuel Macron dans sa communication africaine ne sont pas difficiles à forcer. Le montrer assis aux côtés d’Idriss Déby fils, pendant qu’il dénonce le coup d’Etat militaire au Mali est d’un bon rendement communicationnel. L’image d’une Europe forteresse qui laisse mourir en mer des milliers de migrants est bien plus facile à dénoncer que la responsabilité des pays du Maghreb dans ces situations dramatiques. C’est surtout la montée en puissance de la Chine qui a profondément modifié les rapports de force géostratégiques en Afrique. En 1990 la France représentait en moyenne 34 % du commerce extérieur de ces Etats, contre 1% pour la Chine. Trente-deux ans plus tard les proportions sont de 6,5 % pour la France et 18 % pour la Chine (presque 40 % au Gabon)[1]. Contrairement à la Russie qui n’a pas de gros enjeux économiques, la Chine n’a pas intérêt aux désordres qui menacent ses lourds investissements mais sa diplomatie économique ne voit pas nécessairement d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir de régimes encore plus influençables au nouveau pacte colonial qu’elle met en place. La Russie a intérêt au chaos pour avancer ses pions de la marchandisation de la guerre à travers armements et mercenaires, accompagnée de la prédation mafieuse des ressources des pays désorganisés. L’absence de résultats sécuritaires malgré le soutien militaire international, explique les retournements de situation au Mali et au Burkina. En Guinée, au Niger et maintenant au Gabon ce sont des unités militaires spécialisées, formées et suréquipées qui ont pris le contrôle de l’Etat après des divergences internes sur la répartition des prébendes étatiques. A part la Centrafrique, tous ces pays où un « ordre constitutionnel » existe encore, bénéficient du soutien de la France, plus ou moins affiché.
La Françafrique est maintenant un concept fonctionnel politique qui évolue dans son contenu et selon les utilisations qui en sont faites, plutôt qu’une définition partagée de sociologie politique décrivant la réalité des relations entre la France et ses anciennes colonies. Le concept recouvrait dans les années 60-80 les dispositifs de contrôle financiers, politiques et économiques des nouveaux pays indépendants par les autorités françaises. Aujourd’hui il recouvre tout un réseau d’influences réciproques entre les intérêts français, privés et publics, et les élites au pouvoir en Afrique. Il est aussi le mot d’ordre facile de l’agit-prop de toutes les mobilisations et contestations contre l’ordre ancien issu des indépendances et contre « l’Occident ». Ceux qui en France se réjouissent, à juste titre, de la faillite d’un système, ne devraient pas se réjouir de l’arrivée au pouvoir d’hommes en treillis et bérets verts (ou rouges…). Le Burkinabé Traoré joue les Sankara aux petits pieds devant ses nouveaux amis à Saint Pétersbourg alors que les djihadistes progressent dans son pays où la litanie des massacres continue : le 4 septembre à Koumbri au nord du pays, ville qui devait être le symbole de la reconquête, 53 militaires et miliciens d’auto-défense ont été encerclés et tués par les djihadistes. Tous leurs nouveaux armements ont été pris. Le Malien Assimi Goïta, admirateur de Sankara, pourtant appuyé par des miliciens du groupe Russe Wagner, n’arrive pas plus à redresser la situation. Le départ de la MINUSMA du Mali se fait dans des conditions désastreuses pour les forces armées maliennes, et les fragiles accords de Ouagadougou de juin 2013 avec quelques groupes armés Touaregs sont moribonds. Est-on certain que les retombées financières de l’exploitation des ressources minières en Guinée profitent mieux aux Guinéens depuis l’arrivée au pouvoir du colonel Mamadi Doumbouya ? Est-ce que Omar Tchiani le putschiste nigérien a d’autres perspectives politiques à proposer à ses compatriotes que le maintien de ses prébendes de l’Etat pour la garde présidentielle et le retrait des armées françaises alors que depuis son fric frac politique les désordres aux frontières croissent et que les Nigériens n’ont plus d’électricité et bientôt plus de vivres ? Que dire du général Brice Oligui Nguema au Gabon un autre prébendier de la dynastie Bongo qui vient de chuter ? la France assiste à une extension du chaos en Afrique sans qu’elle puisse y faire quelque chose, elle est inaudible après soixante de politique africaine post et néocoloniale alors que plus de 100 000 Français vivent dans ces pays[2]. Un vrai débat avec la représentation nationale sur notre politique africaine dans le contexte du changement climatique, des migrations, du respects des droits de l’homme et de la sécurité internationale, doit être mené. En attendant, le dépeçage des intérêts français en Afrique sub saharienne et centrale a commencé.
[1] Chiffres cités dans le Monde
[2] Chiffres INSEE 2021. 70 300 Français sont inscrits dans les consulats des anciens pays colonisés d’Afrique de l’Ouest et Centrale. On évalue à 50 % de plus, ceux qui ne s’inscrivent pas dans les consulats. Dans beaucoup de pays les bi nationaux sont majoritaires.