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Billet de blog 13 janvier 2024

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Des commissions Vérité et Justice pour lutter contre les violences sexuelles ?

L' intervention d'Emmanuel Macron du 20 décembre à propos de Gérard Depardieu est le symptôme de l’incapacité des élites politiques, médiatiques et culturelles à comprendre que l’impact Me Too touche bien au-delà des milieux militants féministes

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le 20 décembre dernier sur France 5, en estimant que l’artiste Gérard Depardieu rendait la France fière mais en n’ayant pas un mot pour les femmes, Emmanuel Macron a commis une faute politique. Cette intervention malheureuse est avant tout le symptôme de l’incapacité profonde d’une bonne partie des élites politiques, médiatiques et culturelles à appréhender une évolution majeure et récente de la société française : l’impact Me Too touche bien au-delà des milieux militants féministes et met en lumière dans l’espace public un mécanisme qui a à voir avec toutes les formes de domination que notre ordre social et politique a généré et génère encore : les dominations liées au sexe, les dominations de classe, de race et coloniales. Les polémiques, tribunes, contre tribunes qui ont suivi l’émission Complément d’Enquête du 7 décembre sur Gérard Depardieu illustrent à la fois cette prise conscience de plus en plus partagée et le déni d’accepter cette réalité. Même s’il explique que les violences faites aux femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes sont « les deux grandes causes de ses deux quinquennats », par ses propos, le Président de la République montre qu’il ne comprend pas les évolutions de la société dans laquelle il vit, pas plus qu’il ne voit le pays qu’il incarne par sa fonction. De fait, il se range dans le camp réactionnaire auquel notre République s’oppose chaque fois que nous avançons sur le chemin de l’émancipation. Comme beaucoup de responsables, en renvoyant à l’institution judiciaire le soin de faire son travail sur les accusations de viol portées contre Gérard Depardieu, le Président confirme qu’il n’a pas compris qu’au-delà des responsabilités individuelles des auteurs, la responsabilité est aussi sociétale. A partir de ce constat, l’objet de cet article est d’envisager des pistes de réflexion pour dépasser ces blocages en s’appuyant sur les expériences de justice transitionnelle issues de la Commission vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud qui s’est déroulée d’avril 96 à octobre 98, à la sortie de l’Apartheid.

Les violences sexuelles au cœur de notre culture

L’inégalité entre les femmes et les hommes, est inscrite au plus profond de notre culture, de notre construction historique, de notre langue et dans le fonctionnement de nos institutions. Cette vérité est documentée scientifiquement. De même que les violences sexuelles, les viols, les féminicides sont le fruit de la configuration inégalitaire structurelle de la société française. Dans l’histoire récente, à la Libération en 1944, les images traumatisantes de ces femmes tondues et livrées à la vindicte populaire pour avoir couché avec des Allemands, restent dans notre mémoire partagée le signe de cette faille anthropologique qui parcourt notre société : la domination de l’homme sur la femme. La prise de conscience de cette réalité n’est toutefois pas nouvelle : la société française, ses lois, ses usages, ses institutions, ses services publics et les associations, proposent depuis longtemps des réponses aux situations de violences sexuelles, mêmes si ces réponses sont imparfaites et partielles. C’est même le code pénal Napoléon de 1810, essentiellement patriarcal qui, dans le vocabulaire judiciaire de l’époque, a introduit la répression du « viol ou de tout attentat à la pudeur ». La jurisprudence a ensuite précisé les facteurs aggravants, l’élargissement de la notion, les qualifications juridiques, les éléments de surprise, de contrainte, le viol sur l’homme, jusqu’à la loi de 1980 qui définit pour la première fois le viol : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte ou surprise ». De nouvelles lois ont suivi sur le viol dans le mariage, les délais de prescription et les circonstances aggravantes. Après bien des controverses, le féminicide est entré dans le droit français en 2014, il est un « homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe ». Le premier Centre d’information féminin (CIF, aujourd’hui CIDFF, Centre d’information sur les droits des femmes et des familles) a été créé en janvier 1972, ils sont près de 1200 aujourd’hui répartis sur toute la France. Organisés par le journal Elle en janvier 1970 à Versailles, des états généraux de la femme posaient déjà les bases des débats du Grenelle contre les violences faites aux femmes de 2019. Alors que les violences sexuelles et les viols étaient mises sous le boisseau, depuis la loi de 1980, les témoignages des femmes victimes de viol arrivent comme par vagues successives médiatiques dans l’espace public à l’occasion d’évènements dramatiques, de controverses ou de journées internationales. A chaque fois les réponses sont la même : amélioration et adaptation des dispositifs judiciaires et de prise en charge des victimes.  La première réponse est confiée à la justice et la seconde au secteur associatif.

Une réponse judiciaire limitée

Aujourd’hui la ligne de front sociétale de la lutte contre les violences sexuelles est tenue par l’institution judiciaire qui juge les responsabilités individuelles des auteurs. En soutien les associations soignent et accompagnent les victimes et essayent de mobiliser en sensibilisant contre le phénomène. A l’arrière du front, le combat politique est mené par les associations militantes mais ne parvient plus à faire bouger les lignes comme le montre la déclaration du Président de la République. La réalité des chiffres est là. En 2021, 66 000 personnes disent avoir été victime d’un viol et 102 000 d’une tentative de viol dont 12,5 % d’hommes et 80 % avant 35 ans[1]. La même année 34 000 viols et tentatives de viol ont été constatées[2]. On estime que la justice ne connaît que 15 % des viols[3]. La mise en œuvre de la loi de 1980 a vite désorganisé les institutions pénitentiaires et judiciaires où en quelques années les détenus coupables violences sexuelles, sont passés de 3% à 15 % de la population carcérale, amenant des nouvelles approches de prise en charge des auteurs. En 2020 le nombre de condamnations en Assise pour viol a été de 732 contre 1652 en 2007[4]. Cette diminution est principalement due à la « correctionnalisation des peines » qui permet de requalifier en délit sexuel des crimes de viol et faciliter la prise en charge judiciaire. De fait cette pratique judiciaire est néfaste pour la victime et la société comme le rappelaient déjà les travaux parlementaires de la loi de 1980 qui qualifie le viol : la victime doit nier la gravité de son traumatisme et assister à un procès en correctionnelle rapidement mené au cours d’une audience surchargée. Pour la société cette correctionnalisation amène à ne pas avoir une connaissance de la réalité des viols et sous-estime les possibilités de récidive. Le nombre de victimes de violences sexuelles enregistrées augmente régulièrement d’année en année[5], cette augmentation est expliquée en grande partie par l’effet Me Too sur les déclarations (mains courantes et plaintes). L’acte de dépôt d’une plainte est déjà un parcours difficile pour une victime qui ne sait pas que l’instruction de la plainte jusqu’au jugement le sera également, au moins autant. La justice juge et, au nom du principe de neutralité, traite les auteurs et les victimes sur un pied d’égalité, ce qui déroute beaucoup de ces dernières. Si le rite judiciaire permet une forme de reconnaissance sociétale, il n’est pas à la hauteur des enjeux anthropologiques que les violences sexuelles montrent.

Une réponse associative compassionnelle en deçà des besoins

C’est aux nombreuses associations existantes que revient la prise en charge et l’écoute des victimes. Un formidable travail d’orientation, d’accompagnement et de soutien est mené par ces associations organisées en fédérations, assurant un maillage dans les départements. Le site du gouvernement [6] recense 15 fédérations ou collectifs, regroupant 650 associations. L’Etat et les collectivités territoriales les financent. De nombreux portails, annuaires et sites web permettent un accès rapide à l’aide et à l’information. Face à cette mobilisation associative importante, on doit s’interroger sur le décalage entre la réalité des viols et le fait que l’institution judiciaire ne connaît que la partie visible de l’iceberg sociétal des violences sexuelles. A l’occasion des attentats en France de 2015 et 2016, des travaux montraient que réduire les victimes de violences à leur souffrance c’est passer à côté de la réalité de leur condition existentielle de ne pas se laisser enfermer par la société dans leur traumatisme[7]. C’est vrai aussi des victimes de viol. Beaucoup d’associations féminines militantes ont saisi cette réalité mais beaucoup d‘autres, concentrées sur des logiques d’aide, financées par les pouvoirs publics, ne dépassent pas leur logique compassionnelle où des femmes et des hommes politiques cherchent leur légitimité dans notre démocratie d’opinion. Ce fut le cas avec le Grenelle des violences faites aux femmes organisé par Marlène Schiappa de septembre à novembre 2019 qui passa à côté de la nécessité de changer de braquet pour que la société française s’approprie la dimension sociétale de la lutte contre les violences sexuelles. Les associations d’aides aux victimes eurent des moyens financiers élargis, elles furent confortés dans leurs approches compassionnelles et le gouvernement fit de l’affichage politique.

De la justice restaurative à la justice transitionnelle ?

Pour autant la prise de conscience des limites des approches judiciaires et associatives pour répondre à cette question sociétale, existe. L’idée, selon laquelle les paroles de la victime et de l’auteur peuvent avoir un effet dans les processus de réparation, avance dans les réflexions pour de nouvelles approches de prise en charge des situations de violences sexuelles. La loi de 2014 portée par Christiane Taubira sur l’individualisation des peines introduit dans l’article 10 du code de procédure pénale la possibilité d’une mesure dite de justice restaurative : « toute mesure permettant à une victime ainsi qu'à l'auteur d'une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l'infraction, et notamment à la réparation des préjudices de toute nature résultant de sa commission ». L’idée de faire dialoguer des victimes et des auteurs d’infraction y compris d’ordre sexuel[8] pour contribuer à la réparation et à la réinsertion est le signe de ce début de changement de paradigme de lutte contre les violences sexuelles mais il n’est plus dans l’air du temps : répression et compassion. La justice restaurative recycle des pratiques régulatrices des conflits de nature criminelle aussi vielles que l’humanité, en ayant le souci de garder au centre des dispositifs les auteurs, les victimes, leurs proches ou les membres des communautés impactées. Mais en 2022, seulement 83 programmes de justice restaurative ont été menés. L’épaisseur du trait rapporté aux 550 000 condamnations (toutes infractions et peines confondues) prononcées la même année. L’IFJR[9], chargé d’encadrer le développement de cette pratique en formant les professionnels et volontaires ne compte que douze employés pour toute la France.  Alors que l’efficacité de ces mesures est démontrée, leur sous-utilisation est due à un manque de moyens, donc de conviction politique.

C’est cette logique d’ouverture à la parole des protagonistes pour tenter de trouver une issue réparatrice à une situation traumatisante qui a été menée jusqu’au bout en Afrique du sud pour conduire la société toute entière à penser l’Apartheid et les crimes qui ont été commis en son nom. La réplique de l’expérience sud-africaine dans d’autres cas de sorties de crise a été appelée « justice transitionnelle » quand l’institution judiciaire d’un pays, devant l’ampleur des crimes, ne pouvait plus prendre en charge la situation qui devait être traitée au niveau sociétal.

Les Commissions Vérité et Réconciliation.

Avec du recul, 1994 est une année charnière pour la justice internationale. Au moment même où la grande fracture anthropologique de l’apartheid en Afrique du Sud était réduite par des élections libres, le dernier génocide du XXe siècle faisait au Rwanda près d’un million de morts en l’espace de quelques semaines. On ne peut pas comprendre la notion de « justice transitionnelle » sans avoir en tête ces deux évènements concomitants qui fondèrent la légitimité de ces approches. La commission Vérité et Justice en Afrique du Sud (SATRC[10]) ou les juridictions Gachachas au Rwanda ont voulu combler ce vide en tentant de répondre à la question : comment continuer à vivre ensemble après ce qui s’est passé ? Cela peut paraître anachronique voire choquant de mettre à un même niveau de réflexion un génocide en Afrique dont on commémorera le 30e anniversaire en avril et le phénomène des violences sexuelles en France. Mais si on extrapole les chiffres, on peut estimer que sur les trente dernières années, en France un million de crime de viols ont été commis qui n’ont pas été connus de la justice. Une différence de nature avec les crimes commis au Rwanda mais pas dans leur ampleur.

Pendant un peu plus de deux ans, la Commission sud-africaine, présidée par Monseigneur Desmond Tutu a auditionné, souvent en public, 22 000 victimes et 7 000 auteurs jusqu’à la remise d’un premier rapport au Président Mandela le 29 octobre 1998, reprenant les témoignages des victimes et en recensant les crimes commis aussi bien par le pouvoir blanc que ceux de l’ANC. La loi qui instituait la commission lui donnait comme objectif de « promouvoir l’unité et la réconciliation dans un esprit de compréhension qui transcende les conflits et les divisions du passé ». Un second rapport publié en 2002 faisait 240 recommandations pour réparer les crimes et permettre à la société sud-africaine de regarder en face la vérité de l’histoire et ainsi contribuer à sa réconciliation. Après cette expérience, vingt-deux pays ont créé des commissions vérité, justice et réconciliation sous des appellations et des modalités diverses mais toujours avec cet objectif de regarder en face leur histoire récente pour refonder le vivre ensemble de la communauté des citoyens. Ce fut le cas au Canada de 2007 à 2015 pour connaître des sévices subis par 150 000 enfants indiens confiés à des congrégations religieuses catholiques entre 1950 et 1990. Ces enfants ont subi des violences symboliques, physiques, psychologiques et parfois sexuelles qui ont amené un certain nombre d’entre eux au suicide. A partir des années 2000, plusieurs anciens élèves et l’Assemblée des premières nations ont engagé la responsabilité des autorités canadiennes. Devant le retentissement des faits révélés et l’ampleur des responsabilités de cette politique d’assimilation forcée il fallut en débattre publiquement. Un dispositif de réparation et d’accompagnent a été mis en place. Une politique d’archivage permet aujourd’hui de préserver la mémoire de ce sombre épisode de l’histoire du Canada.

Quels enseignements des Commissions Vérité et Réconciliation ?

Les études qui analysent et dissèquent ces processus transitionnels ne manquent pas. Les critiques sont souvent fondées. La littérature scientifique en interpelle le bien-fondé épistémologique, la légitimité politique ou l’efficacité. Parmi ces critiques, on peut citer le primat des contingences politiques sur la justice ou la vérité, le sur investissement symbolique et financier de la communauté internationale, l’affaiblissement de la justice de droit commun, l’instrumentalisation de la société civile, la sur valorisation affective de la parole des victimes, la victimisation à géométrie variable, l’ambiguïté de la démarche des auteurs, la notion de pardon qui appartient au registre religieux ou encore la métaphore du traumatisme individuel comme base explicative d’un traumatisme sociétal, élevée au rang de vérité scientifique non discutable. Malgré ces analyses qui montrent les limites de ces expériences, la SATCR[11] a pu élaborer différents niveaux de vérité qui ont permis de répondre, au moins partiellement, à la question du vivre ensemble après le dévoilement de cette vérité de l’histoire.  Elle a reconnu quatre types de vérité. La première, dite « vérité factuelle » est la vérité judiciaire. La seconde est la « vérité personnelle et narrative » qui relate un épisode non pas comme un argument juridique, mais comme une perspective humaine légitime. La troisième est la « vérité sociale ». C’est la vérité de l’expérience vécue au travers de l'interaction et le dialogue qui se nouent entre les parties prenantes. Alors que les trois premières catégories décrivent des formes de vérité, ainsi que les processus qui permettent de les établir, la quatrième dite « réparatrice et de guérison » renvoie explicitement au but : le résultat transformateur au niveau individuel et sociétal.

En 2000 Paul Ricoeur publiait ses travaux sur la mémoire l’histoire et l’oubli[12]. Il terminait son ouvrage en se penchant plus précisément sur la commission sud-africaine et esquissait un bilan des travaux de cette instance. Selon lui l’énorme travail d’écoute et d’accompagnement des victimes a eu des résultats indéniables. La commission a suscité une khatarsis. Mais travaillant sur le pardon qu’il pensait difficile, il doute que ce chemin ait été emprunté. Il ne rejette pas pour autant ces démarches collectives de réconciliation qui tentent de faire mentir l’idée que les peuples ne pardonnent pas. Elles montrent aussi une humanité qui essaye de prendre en charge sa condition historique avec toutes les ambiguïtés circonstancielles et structurelles que Paul Ricoeur a minutieusement analysées. Nos responsables politiques pourraient s’en inspirer pour que notre pays regarde en face la vérité des conséquences de notre ordre patriarcal.

[1] Service Statistique Ministériel de Sécurité Intérieure (SSMSI)I, Enquête vécu et ressenti en matière de sécurité (VRS) 2022 page 25.

[2] Inter/Stats SSMSI N°41 janvier 2023

[3] Écouter le podcast France Culture du 25 novembre 2020. « Que fait la justice (et que pourrait-elle faire) en matière de violences sexuelles ? »

[4] Chiffres du ministère de la justice, fichier statistique du casier judiciaire.

[5] + 33 % en 2021, + 3 %. en 2020, + 12 % en 2019 et + 18 % en 2018. Inter/Stats SSMSI n°41 janvier 2023

[6] Voir le site du gouvernement. https://arretonslesviolences.gouv.fr/associations-de-lutte-contre-les-violences-sexistes-et-sexuelles

[7] Lire Arthur Desnouveaux et Antoine Garapon. Victime et après ? Gallimard. Collection Tract. 2019

[8] Voir le film de Jeanne Henry Je verrai toujours vos visage. Sorti en mars 2023

[9] Institut Français de Justice Restaurative à Pau.

[10] South African Truth and Reconciliation Commission

[11] Lire Terry Savage. Les commissions vérité et réconciliation, une approche de la vérité. Dalloz. Les cahiers de la justice 2018 n° 2.

[12] Paul Ricoeur. La mémoire, l’histoire l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.

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