Ennemis de l’intérieur contre Français de souche
Noël aura-t-il lieu ? Georges Bernanos se posait cette question en décembre 1947[1] dans un court article paru dans le journal l’Intransigeant. Il se demandait s’il y aurait encore dans le futur des nuits de Noël consacrées à l’esprit de l’enfance qui « à chaque génération fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté ». Ce qu’il appelait l’esprit de l’enfance, c’était l’esprit de la jeunesse fait de créativité, de promesses et d’émancipation. Qu’écrirait il aujourd’hui en voyant la guéguerre des crèches de Noël dans les mairies que chaque année la mairie de Bézier rallume avec enthousiasme ? Cette prise en otage de l’esprit d’enfance pour une défense identitaire n’est-elle pas le signe que notre cohésion sociale perd les premières batailles d’une guerre civile dans laquelle l’extrême droite veut nous entraîner ? Hier Boualem Sansal, avant-hier la commémoration des dix ans du Bataclan ou le moindre fait divers terrible, aujourd’hui l’anniversaire des 120 ans de la loi de 1905 instituant dans notre droit positif la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat vis-à-vis des cultes, tout est prétexte pour alimenter une guérilla permanente dans l’espace public, une guérilla qui se transformera en guerre ouverte si le RN arrive au pouvoir. Que nous propose l’extrême droite et ses alliés de la droite parlementaire ? L’enthousiasme d’une nouvelle croisade qui partirait de l’Occitanie jusqu’en Palestine plus une pureté ethnique. C’est un esprit de vieillesse qui alimente ces marottes identitaires séniles. « Et lorsque l’emporte décidemment l’esprit de vieillesse, l’holocauste des jeunesses commence, les charniers s’ouvrent de toutes parts », ajoute Bernanos. Les guerres civiles n’ont pas besoin de militaires et d’uniformes, mais d’un ennemi intérieur et qui est cet ennemi intérieur ? Le musulman, l’Arabe, l’islamiste, le salafiste, le frériste, le Maghrébin, l’immigré, le migrant, le Français de papier. Le spectre est volontairement large pour inclure tout le racisme des nostalgiques d’une France impériale. L’enjeu de cette guerre est le vouloir vivre ensemble des Français dont l’histoire est celle de leur capacité à intégrer les nouveaux arrivants sur notre territoire national autour des principes émancipateurs de la République et de sa devise Liberté, Egalité Fraternité. Au nom d’un rôle civilisationnel, ces principes n’ont certes pas empêché la domination coloniale, mais ils servent de base aujourd’hui pour repenser la place des minorités dans notre pacte social. En face des ennemis de l’intérieur, on trouve les Français de souche, les Français d’origine, la France des honnêtes gens. Ces mots dessinent une carte du front de la guerre qui vient. Le réarmement moral de l’Occident est leur slogan mobilisateur. Comme au temps des guerres de religion du XVIe siècle, ces guerres intérieures sont toujours alimentées par des acteurs extérieurs qui manipulent les opinions : les terroristes islamistes qui veulent fracturer notre société en semant la terreur sur notre territoire et le régime russe qui souffle sur les tensions religieuses et sociétales en peignant des mains rouges sur le mémorial de la Shoah ou en semant des têtes de cochon devant les mosquées. Si Poutine choisit ces méthodes, c’est qu’il voit qu’il marque des points pendant que notre grand allié traditionnel devient son allié objectif appelant à lutter contre « l’effacement civilisationnel de l’Europe » autour des partis d’extrême droite anti immigrés et défenseurs de valeurs réactionnaires.
Les terrains d’opérations de cette guerre civile sont connus. Ce sont les médias notamment ceux du groupe Bolloré qui mènent l’offensive avec une avant-garde de chroniqueurs dopés à l’islamophobie, le parlement avec des propositions de loi spécifiques à l’islam, sa commission d’enquête sur l’entrisme islamiste dans les partis politiques, et les enjeux budgétaires autour des visas, des cartes de séjour et de la prise en charge médicale des migrants, l’université avec la condamnation en anti sémitisme de tout chercheur ou étudiant qui tente de penser le génocide en cours à Gaza, le ministère de l’intérieur et son rapport sur le frérisme. Hélas le service public de l’audio-visuel participe de cette suspicion généralisée en commentant sans recul critique des sondages scientifiquement problématiques sur les phénomènes de religiosité. Mais nous arrivons encore à contenir ces têtes de pont idéologiques, la commission voulue par Laurent Wauquiez sombre dans le ridicule, le rapport sur les Frères musulmans a montré l’inverse de ce qu’il voulait prouver et l’enquête sur l’anti sémitisme à l’université a été arrêtée après la réaction des présidents d’université. Pour autant les grandes lois de la République qui protègent notre pacte national ont déjà été affaiblies. La loi de 1901sur la liberté d’association a été écornée par la loi sur le séparatisme. La notion d’apologie du terrorisme a été sortie de la loi sur la liberté de la presse de 1881 et est entrée dans le droit commun pénal, ce qui a permis des interprétations extensives et en conséquence des inculpations arbitraires. La déclaration préalable pour exercer le droit de manifester, issue de la loi de 1935, se transforme en régime d’autorisation. L’état d’urgence qui restreint les libertés et le rôle du juge dans les peines privatives de liberté a été introduit dans le droit commun.
Aujourd’hui, c’est la bataille autour de la loi de 1905 qui est la plus féroce. D’un côté ceux qui pensent qu’elle doit être renforcée pour être une arme de défense contre l’islam. On y trouve une alliance contre nature entre droite extrême anti immigrée et une gauche anticléricale ou antireligieuse, areligieuse au mieux. De l’autre, ceux qui estiment qu’elle est toujours adaptée aux questions spécifiques que pose l’islam arrivé récemment dans notre espace public. Elle a répondu aux défis que posaient le catholicisme et les catholiques, elle saura à nouveau le faire avec l’islam et les musulmans. Les deux premiers articles de la loi et son économie de mots n’ont pas besoin d’être adaptés ou renforcés : « La République assure la liberté de conscience sous les seules restrictions (…)de l'ordre public. Elle garantit le libre exercice des cultes (…) ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Ils suffisent à dire le droit, tout le droit. Pour le premier camp la laïcité est une idéologie pour combattre l’islam, pour le second elle est un principe juridique qui organise la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat. Dans le premier camp on reconnait la pensée d’extrême droite qui a troqué son antisémitisme en islamophobie, changeant de sémites, mais surtout la méthode coloniale qui ne voulait pas dans une logique communautaire appliquer la loi 1905 pour les musulmans dans la colonie de peuplement algérienne. S’ajoute à cette matrice idéologique la vieille pensée d’Emiles Combes qui souhaitait au moment de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat que ce dernier contrôle les religions et les pratiques religieuses. Ce choix n’a pas été finalement fait, la loi porte sur les cultes et pas sur les religions. Cette gauche alliée de fait à l’extrême droite, par conviction philosophique méconnait les modalités pratiques et spirituelles liées à une foi et confond la religiosité avec le fondamentalisme qui ouvrirait la voie à l’islamisme et au terrorisme. Derrière ses œillères, limitant ce raisonnement simpliste à l’islam, elle ne voit pas qu’il peut s’appliquer aux autres religions. Voulant adapter la loi de 1905 qui, bien utilisée défend les libertés dans le respect de l’ordre public, cette gauche, non seulement l’a affaiblit mais elle a préparé le terrain pour une islamophobie sans retenue tout en faisant une courte échelle idéologique au RN. Les digues tiennent encore même si des coups durs ont été portés contre l’application délicate la loi de 1905 comme avec la fermeture de l’Observatoire de la Laïcité créé par Jacques Chirac qui menait un travail pédagogique en profondeur dans le strict respect du droit. Cette bataille autour de la loi 1905 est essentielle car d’autres suivront comme l’invisibilité de l’islam dans l’espace public, le référendum sur l’immigration ou la préférence nationale. Le cloaque du débat public sur l’islam, n’a pas fini de déborder. L’esprit de l’enfance de la nuit de Noël n’est pas près de le faire.
[1] Georges Bernanos. Français si vous saviez. P.268 Gallimard. 1961.