christophe courtin (avatar)

christophe courtin

Praticien de la solidarité internationale

Abonné·e de Mediapart

219 Billets

3 Éditions

Billet de blog 14 avril 2015

christophe courtin (avatar)

christophe courtin

Praticien de la solidarité internationale

Abonné·e de Mediapart

L'Union Européenne et les sociétés civiles en Afrique

christophe courtin (avatar)

christophe courtin

Praticien de la solidarité internationale

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Article publié en mars 2009 dans la revue Tiers Monde (IEDES La sorbonne)

LES PROGRAMMES DE L’UNION EUROPEENNE VERS LES SOCIETES CIVILES AFRICAINES : IDEOLOGIE DE LA TRANSPARENCE ET HYPERPROCEDURALITE

Lesaccords de Cotonou signés entre l’UE et les pays ACP[2] en 2000 ont consacré le rôle des acteurs non étatiques (ANEs) dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques de développement. Au delà d’une bête erreur de communication et face aux acteurs étatiques et institutionnels, cette nouvelle dénomination d’une catégorie d’acteurs du développement amène à considérer les opérateurs économiques du marché, les acteurs sociaux et les acteurs de la société civile comme des acteurs majeurs des politiques de développement appuyés par le fonds européen de développement (FED)[3]

Selon Europe Aïd, les montants engagés avec les ANEs s’élèvent à 915 millions d’Euros en 2007 (tous continents, tous types de programmes, sauf les programmes d’urgence)[4], soit 10% de l’ensemble de l’aide aux pays en développement. Sous le 9e FED[5] (2003-2008), 42 programmes en matière de renforcement des capacités des acteurs non étatiques ont été approuvés pour un montant de 202 millions d’euros dans 38 pays ACP (africains pour l’essentiel). Le 10e FED (2009-2014) devrait y consacrer des moyens encore plus importants. Cet article se concentre sur ces 42 programmes de l’UE dans le cadre des lignes budgétaires géographiques du FED, c’est à dire celles qui passent par la maîtrise d’ouvrage des administrations publiques des pays concernés.

Un travail de capitalisation sur ces 42 programmes a été mené par un cabinet de consultant pour le compte de la Commission européenne (Floridi 2009). Ce travail avait pour objet selon la commission de servir de base pour une harmonisation des modes d’intervention de ces programmes. Confiée à des consultants qui eux mêmes participent à la mise en œuvre de certains de ces  programmes, à l’identification ou à l’évaluation d’autres, il ne fallait pas attendre de cette littérature grise une critique des principes de la politique de la Commission dans son approche des acteurs de la société civile. Pourtant, outre que cette étude permet une vision globale de ces programmes, elle en reflète bien, à son corps défendant, les difficultés et les contradictions. Un premier constat mais non analysé dans ce travail, est celui de l’extrême confusion qui règne autour du concept d’Acteurs Non Etatiques. En effet, les accords de Cotonou, les textes qui les ont suivis et les formulations des projets de mise en œuvre notamment, n’ont pas réellement creusé la notion d’Acteur Non Etatique. Selon l’étude 80 % de ces projets excluent les opérateurs de marché, d’autres ne travaillent qu’avec le milieu associatif et les ONG, certains ne prennent pas en compte les syndicats ou les structures confessionnelles. En un mot le concept d’ANEs n’est pas homogène. Dans la plupart des cas, celui de société civile est interchangeable avec celui d’ANEs et la lecture de l’article 6 des accords de Cotonou à propos de la société civile : « sous toutes ses formes et selon les caractéristiques nationales » n’aide pas vraiment à la clarification. Le texte du consensus européen pour le développement adopté par l’UE en décembre 2005 ajoute à ce joyeux désordre conceptuel, puisque la société civile inclut, selon ce texte, les partenaires économiques et sociaux, les organisations patronales, le secteur privé et…d’autres acteurs non étatiques. Le rapport spécial de la cour des comptes sur les financements consacré aux ANEs s’y met aussi en écrivant dans une note de bas de page commentant le texte précédant que «le terme ANE est utilisé comme synonyme de société civile ». Quant à la note de synthèse du rapport lui même, elle exclut explicitement le secteur privé. Bref même une chatte n’y retrouverait pas ses petits.  

En partant des pratiques qu’il observe de l’intérieur en tant que chargé de la mise en œuvre de l’un de ces 42 programmes, l’auteur de cet article, praticien du développement, sociologue de formation et « expert » sur les questions de société civile, a pour ambition dans cet article, non pas de revenir une fois de plus sur la notion de société civile, mais de tenter de montrer qu’une pensée politique déficiente sur la notion de société civile, accompagnée d’un appareillage conceptuel et technique de mise en œuvre rigide et inadapté, a pour résultat que ces programmes européens soulèvent de telles contradictions dans les discours et les méthodes, que la question de leur efficacité et donc de leur légitimité doit être posée, alors qu’ils se donnent pour objectif « de mettre en place des mécanismes pour impliquer ces organisations dans la définition, la mise en œuvre et l’évaluation des stratégies et programmes de développement »[6]. Les arguments développés dans cet article à partir de la littérature scientifique sont donc fondés d’une part sur l’analyse de la littérature grise qui abonde sur ces programmes et d’autre part sur une posture d’observation participante.

 Société civile, politiques publiques de développement et Union Européenne

Le concept de société civile est arrivé depuis peu dans la configuration développementaliste (Olivier de Sardan,1995, p.7) [7] dans le sillage d’autres concepts comme celui de la « bonne » gouvernance ou de la lutte contre la pauvreté. Il fait partie de ces discours et représentations simplificatrices qui en disent plus sur l’idéologie de ceux qui les proposent que ce qu’ils sont sensés décrire. Depuis les théories de l’organisation de la cité dans l’antiquité gréco-latine jusque Gramsci, en passant par la théologie médiévale, la théorie politique française des XVIIe et XVIIIe siècle, la pensée libérale anglaise des XVIIIe et XIXe siècles, la pensée allemande du XIXe siècle, y compris le marxisme, le concept de société civile a toujours été au cœur de la pensée politique quand il s’agit de théoriser la place et le rôle des individus dans l’organisation des institutions politiques, économiques ou religieuses pour la répartition des pouvoirs dans la gestion des affaires publiques (Colas 1992). A partir des années 80-90, devant l’échec des Etats post coloniaux et l’implosion des régimes communistes sous influence soviétique, la pensée libérale, dans la ligne du consensus de Washington, a recyclé le concept dans le cadre des politiques publiques d’aide au développement (Otayek, Abega, 2006). A partir de la définition ramassée de la société civile proposée par Dominique Colas (Colas 1992)[8] on peut considérer aujourd’hui que la société civile en Afrique à laquelle les bailleurs internationaux de l’aide au développement s’adressent, correspond aujourd’hui à tous ces acteurs collectifs, essentiellement les ONG, qui d’une part ont accepté le rôle, autrefois dévolu à l’Etat providence, de prendre en charge directement les activités de développement économique social et culturel et qui d’autre part ont pris un rôle d’interpellation politique des pouvoirs publics. La tenue du premier rôle par les associations se fait dans deux directions : d’un côté l’organisation et la gestion de la compassion et de la charité pour les plus pauvres et les victimes de crises qui resteront en dehors du marché mondial et de l’autre la mise en œuvre de programmes de développement pour ceux qui peuvent y accéder. Cela se traduit chez les grands partenaires techniques et financiers au développement[9] par une multiplication de programmes dits participatifs visant à la structuration et au « renforcement des capacités » (selon la terminologie anglo-saxonne) des ONG pour qu’elles « jouent bien leur rôle », de fait pour qu’elles sous-traitent professionnellement ces programmes de développement en faveur des « populations défavorisées » dans le cadre des mots d’ordre néo libéraux de la  lutte contre la pauvreté  ou des objectifs du millénaire. Ces approches dites participatives que ces programmes promeuvent sont les contemporaines du « nouvel humanisme » (Rist, 1996 p 341) du discours sur le développement humain qui tente de concilier générosité et néo libéralisme.    

Le second rôle, politique, est plus problématique pour les partenaires internationaux. En effet la mouvance altermondialiste anti libérale s’est également appropriée le concept de société civile mais en lui donnant une signification plus militante. Elle la définit comme l’ensemble des citoyens organisés collectivement qui relaient dans l’espace public, vis à vis des Etats et du marché, les préoccupations des individus en se fondant sur l’accès aux droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et bientôt environnementaux (Haeringer, 2006). Les différentes éditions du Forum Social Mondial depuis celui de Porto Allegre en 2001 revendiquent le concept de société civile[10]. Cette sorte d’alliance objective autour du concept de société civile (à la limite toutefois de l’exclusion des opérateurs du marché) entre les institutions néolibérales et les mouvements sociaux anti systémiques a mis la société civile au cœur des politiques de développement au prix d’une véritable ambiguïté : d’un côté le concept est opérationnel en définissant une large catégorie d’acteurs pour la mise en œuvre de politiques de développement, de l’autre il est politique en proposant une pensée politique pour fonder les revendications des citoyens des pays du Sud sur leur propre développement. 

Les « populations cibles » des projets d’appui en direction de la société civile.

Dans la pensée des responsables des politiques de développement de la Commission de l’Union Européenne, pour que la société civile participe à la conception et à la mise en œuvre des politiques de développement, pour qu’elle « joue son rôle » selon la formule la plus répandue, il faut agir dans deux directions. D’une part l’organiser pour que les grandes thématiques du développement (santé, éducation, production agricole, droits humains etc.) soient animées face aux pouvoirs publics par des acteurs représentatifs et d’autre part la former pour que les ONG soient professionnelles dans la gestion des fonds qui leur seront alloués. Dans le premier cas on structurera la société civile pour qu’elle soit institutionnalisée autour de faîtières ou de fédérations représentatives et légitimes. Dans le second cas on renforcera ses capacités autour de vastes programmes de formation, « d’accompagnement des acteurs » ou de mise en œuvre de micro projets au bénéfice des « populations ». Les  études de faisabilité des 42 programmes en direction de la société civile dans le cadre du 9e FED ont toutes été pensé dans ce cadre et ont toutes proposé des activités pour atteindre ce double objectif  d’institutionnalisation et de professionnalisation. Toutes ces approches qui se veulent pédagogiques et bien entendu participatives permettent d’abord le développement d’un appareillage conceptuel d’accompagnement et de renforcement des capacités qui se présentera comme savant[11], qui sera vendu au prix fort par les experts locaux et internationaux, mais qui en définitive sur le long terme maintient les acteurs de la société civile en Afrique dans une situation d’apprentissage permanent, de dépendance intellectuelle et de minorité politique. Comme dans le cas des réformes économiques proposées par la Banque Mondiale aux Etats africains (Hibou 1998), ces programmes d’appui à la société civile sont clairement normatifs sur les modèles idéaux à mettre en œuvre à partir d’arguments de scientificité. Ainsi la Commission a modélisé, avec l’aide de consultants (les mêmes que ceux  qui ont fait le travail de capitalisation), un schéma idéal de la société civile[12]. Les structures de premier niveau seraient les structures de base (comités locaux, groupement paysans, associations de quartier). Les structures de 2e niveau seraient les structures d’appui aux précédentes (ONG de développement). Les structures de 3e niveau, les regroupements régionaux ou thématiques et celles de 4e niveau, les faîtières nationales. Ce modèle présenté sous forme d’une pyramide, pourrait dans une certaine mesure avoir un intérêt descriptif voire pédagogique, mais la lecture des formulations des programmes sur le 10e FED et l’évaluation de ceux existants montrent que ce schéma est prescriptif et doit servir de référence obligatoire pour le montage des programmes à venir ainsi que leur cadre logique.  

En effet, dans le cadre du FED, le seul outil disponible est l’outil projet et son indépassable cadre logique (Olivier de Sardan, Giovalucchi, 2009). Cet outil de rationalisation des politiques publiques participe d’une vision purement gestionnaire et technocratique des processus sociaux que ces programmes doivent susciter ou accompagner. Sous des appellations qui se veulent valorisantes et ambitieuses, souvent indigentes, tous les projets [13], on parlera surtout de programme, ce qui revient au même, issus de cette matrice de pensée se sont donnés pour objectif affiché de lutter contre la pauvreté. Les populations pauvres ou vulnérables ou marginalisées deviennent alors les bénéficiaires finaux et cibles des outils de projets. Au delà d’une terminologie issue de l’administration coloniale (les populations), de l’architecture : maître d’ouvrage, maître d’œuvre (Boutinet, 2007) ou du domaine militaire (cibles, objectifs), l’idéologie, c’est à dire la représentation que l’on croit réelle de la réalité, qui sous tend les promoteurs et opérateurs de ces projets est que les sociétés des pays dans lesquels ils interviennent peuvent être conduites selon des principes d’ingénierie sociale. Cette vison apolitique et prométhéenne des sociétés humaines caractérise ces projets qui mettent en place, accompagnent, assistent, financent des faîtières, des structures, des fédérations. Ils mettent en œuvre des plans de formation à la gestion, à l’entrepreneuriat, au leadership, à la communication institutionnelle. Ils proposent des micro réalisations, des micro projets générateurs de revenus pour que les populations soient autonomes. De fait ils travaillent avec les mêmes références conceptuelles, inscrites dans l’outil cadre logique, que s’ils construisaient des projets agricoles ou des infrastructures. Dans cette pensée techniciste, chaque problème politique, social ou humain  peut être traité techniquement par l’ajout d’un dispositif sensé assurer l’objectivité et la participation : les systèmes de monitoring, de coaching, de contrôle, d’évaluation ou d’audits menés par des consultants externes se multiplient. Les indicateurs objectivement vérifiables mais déconnectés du réel sont devenus l’alpha et l’oméga de la compréhension du changement social. Tous ces outils internes et externes aux programmes sont sensés assurer leur transparence c’est à dire l’accessibilité aux informations réelles du programme afin d’assurer la compréhension des résultats et des activités par les commanditaires, les bailleurs et bien sûr les bénéficiaires. De fait ce schéma de la transparence comme mécanisme de gestion d’un système libéral parfait ne marche tout simplement pas, parce que dans la plupart des cas les prescriptions issues de ces travaux sont contradictoires, incomplètes et ne sont pas compréhensibles ou acceptables par les destinataires et doivent à leur tour être interprétées par d’autres experts. Au Cameroun, l’évaluation à mi parcours du PASOC de novembre 2009 a été suivie quatre mois plus tard par un monitoring qui en infirme complètement les conclusions. Les experts en « genre » qui se multiplient sur ce marché, imposent des indicateurs artificiels : au Bénin, 30% des OSC subventionnées doivent être des structures qui « se préoccupent de la place des femmes ».

Dans l’abondante littérature grise issue de ces projets (études de faisabilité, devis programmes, rapports d’activités, notes conceptuelles, évaluations), la prise en compte des réalités du contexte sociétal se résume souvent à une analyse globale du contexte politique du pays ou en des considérations générales sur « les spécificités culturelles» réduites dans la plupart des cas à des commentaires essentialistes, ethniques ou religieux. Pendant que la majorité des experts et des consultants internationaux ou locaux chargés par les Délégations de la Commission Européenne[14] (DCE) de la conception et de la gestion de ces projets sont des ingénieurs, des économistes ou des agronomes au mieux convertis sur le tard à la sociologie rurale des années 80, tout se passe comme si les moteurs politiques et sociologiques des processus de changement social étaient évacués de ces projets (Hibou 1998). Au Cameroun, l’étude de faisabilité du PASOC (Programme d’Appui à la Structuration de la Société Civile) de 2006 ne fait aucune référence aux travaux du politologue camerounais Séverin Cécile Abéga (2005), ou du philosophe camerounais Eboussi Boulaga de la revue Terroirs (2005) qui avait consacré un numéro spécial sur les nouvelles dynamiques citoyennes au Cameroun depuis l’ouverture au multipartisme. Les travaux de la sociologie des acteurs, de la sociologie des organisations ou de la sociologie politique qui ont apporté des grilles d’analyse utiles, sont très rarement utilisés. L’anthropologie du développement est comme interdite au profit  d’une ethnologie culturaliste datée. Les rapports de forces, les mouvements sociaux, les luttes sociales, syndicales et politiques qui caractérisent pourtant les constructions historiques de tous les pays n’existent tout simplement pas dans la pensée de ces projets à destination des acteurs de la société civile.

Les DCE ont l’obligation d’engager un dialogue politique avec la société civile. A de rares exceptions près, cela se résume généralement en une réunion annuelle, organisée rapidement, avec des délais de prévenance courts (la veille pour le lendemain parfois), en convoquant des acteurs qui tiennent leur légitimité d’avoir déjà été subventionnés ou d’avoir un peu plus d’entregent que d’autres. Dans certains cas il est arrivé que les documents préparatoires à la réunion soient distribués le jour même. A Ouagadougou en 2009,  le document de travail faisait 500 pages et avait été distribué sur des CD. Les « happy few » de ces exercices dits participatifs, trop soucieux de préserver leurs relations privilégiées avec la DCE émettront au mieux quelques commentaires sur l’impréparation de la réunion mais avaliseront les documents produits. La DCE pourra alors expliquer à Bruxelles que les décisions prises l’auront été en toute transparence avec la société civile. Si, au travers des instruments techniques et participatifs de mise en œuvre des politiques de développement de l’UE, les citoyens des pays bénéficiaires ont le sentiment d’avoir été consultés sur ce qui leur arrive, d’être « co-responsables » en un mot, le tour est joué.

Cette situation soulage la plupart des régimes politiques en place qui ne voient pas nécessairement d’un bon œil l’émergence de citoyens organisés collectivement en capacité de débattre et de remettre en cause les systèmes de prébendes étatiques et de creusement des inégalités que les administrations publiques ont mis en place. Dans une pratique du « faire semblant » (Hibou 1998, p 21), les gouvernements locaux considèrent les programmes société civile (de faibles montants comparés aux autres aides communautaires comme les infrastructures, ou les subventions pour contrebalancer les conséquences fiscales des accords de partenariat économiques) comme la danseuse de l’Union Européenne. C’est le prix à accepter pour ne pas remette en cause leur alliance objective avec l’UE dans leur gestion néo patrimoniale de l’Etat (JF Médard, 1991).

Curieusement, une sorte de populisme méthodologique (Olivier de Sardan, 1995, p19) subsiste toujours dans les approches de ces projets. Les « populations à la base », ou encore les « organisations de base » font maintenant partie du vocabulaire incontournable des promoteurs de projets. Même la cour des comptes européenne insiste dans les sept recommandations de son rapport de 2009 sur l’attention qui doit être portée aux organisations de base. Un peu comme si la foi dans le changement social par la base paysanne africaine, n’existait plus que chez les rares maoïstes orthodoxes, les derniers tiers-mondistes catholiques et les cabinets de consultants européens qui dans un unique souci de marketing institutionnel reprennent la vulgate promotionnelle de l’aide au développement de la Commission européenne.

Un peu facilement on pourrait expliquer que cette situation est le résultat d’une carence intellectuelle grave de la part des acteurs en responsabilité des politiques de développement de l’Union Européenne. Certes, tous n’ont pas toutes les compétences et les motivations nécessaires pour  mobiliser et gérer les ressources matérielles et symboliques (Olivier de Sardan, 1995, p 7) des programmes de développement, mais beaucoup d’entre eux se documentent, lisent les nombreuses analyses issues du monde universitaire ou des laboratoires de recherche, réfléchissent et sont parfaitement conscients des limites des exercices auxquels ils participent. Le travail de capitalisation de Maurizio Floridi pour le compte de la Commission de l’UE sur les 42 programmes ANEs du 9e FED l’explique pourtant : la construction de fédérations artificielles de la société civile et les micro réalisations sont inopérantes, coûteuses et contre productives, voire déstructurantes dans certains cas. Il ajoute même, sans en tirer toutes les conséquences, que les programmes société civile ont nécessairement une dimension politique. Cette lucidité, assez partagée par les personnes qui mettent en œuvre ces programmes, ne remet pourtant pas en cause la dépolitisation de ces projets, c’est à dire le déni de la confrontation des idées, des intérêts, et des rapports de force dans l’espace public des pays concernés. Pourquoi ? 

Le libre marché pour « structurer » la société civile

L’étude de capitalisation de Maurizio Floridi essaye de recenser quelques pratiques innovantes et propose des pistes de travail pour intégrer cette dimension politique mais elle se concentre sur les activités de ces projets en évitant soigneusement de s’interroger sur le fondement idéologique de l’Union Européenne à savoir le libre marché. Ce fondement a pour conséquence la libre concurrence entre les ONGs ou les associations pour l’accès aux subventions au travers d’une part des appels à proposition et d’autre part des avis de marché pour le choix des cabinets de consultants internationaux qui seront chargés soit de l’identification des projets, soit de leur mise œuvre ou de leur évaluation. Ce dogme de l’infaillibilité de la concurrence et du marché est il adapté aux réalités du changement social que l’UE entend promouvoir ? Non, bien sûr, mais il structure la mise en œuvre des projets et est la conséquence de l’idéologie libérale de la Commission appliquée à l’aide publique au développement.

La Commission de l’Union Européenne doit penser sa politique de l’aide au développement en intégrant dans sa stratégie un principe et deux contraintes. Le principe c’est celui de la transparence par l’appel à la concurrence systématique. Les deux contraintes sont d’une part celle d’un contrôle sourcilleux des fonds et d’autre part celle de la limitation des moyens humains en personnel pour suivre les projets qu’elle finance. La première a pour effet la mise en place d’un bureaucratisme juridique comme mode de gestion de l’aide au développement. Elle est la conséquence directe des scandales financiers qui avaient amené à la chute de la commission Santer en 1999. Depuis, les services de contrôle financier ont pris le dessus sur les opérationnels. L’Organisation du travail des délégations de l’Union Européenne dans les Etats ACP est le fruit de ce contexte : les sections contrat finance, gardiennes de l’orthodoxie procédurale, détiennent la réalité du pouvoir au détriment des opérationnels et des politiques ; en dessous de 10 000 euros la moindre décision financière doit faire l’objet d’une mise en concurrence. La seconde contrainte a pour effet la réduction des coûts du suivi opérationnel et politique de l’aide au développement ce qui signifie la limitation drastique des moyens financiers affectés aux ressources humaines. Dans la pratique cette situation imprime des modalités de travail qui vont à l’encontre de la grande orientation politique affichée par les accords de Cotonou, à savoir la participation effective des organisations de la société civile à la définition et au contrôle des politiques de développement.

Sur le 9e FED, 65% des programmes[15] destinés à la société civile ont été confiés en mode de gestion décentralisée indirecte à des cabinets internationaux.. Cela signifie que dans les deux tiers des cas l’Ordonnateur national du pays (le ministre de l’économie le plus souvent), maître d’ouvrage des financements de l’UE, confie, après avis de marché international, la maîtrise d’œuvre déléguée du programme à un cabinet privé. Ces cabinets qui concourent ont du préalablement présenter une offre technique assortie d’une offre financière. Les termes de référence de ces appels d’offre ont eux mêmes été préparés par d’autres cabinets qui ont également concourus par voie d’avis de marché international. Un nombre restreint de cabinets européens monopolise les avis de marché d’identification, de mise en œuvre et d’évaluation de ces programmes. Ce sont des cabinets généralistes qui répondent aussi bien à des avis de marché de développement rural, de développement local, de gouvernance fiscale ou sur des programmes société civile. Ils font de l’achat pour revente d’experts. Ils se connaissent parfaitement, dans un pays l’un évaluera l’autre et inversement dans un autre pays. Tout cela ne concoure pas vraiment à la transparence recherchée : les échanges de bon procédés, les renvois d’ascenseurs, voire les coups bas sont possibles. Les experts assistants techniques recrutés par ces cabinets passent de l’un à l’autre en fonction de motivations souvent financières. Ce dispositif a trois conséquences. Tout d’abord, les cabinets internationaux qui participent à ces avis de marché de maîtrise d’œuvre de ces programmes doivent proposer un système de garanties financières (des lignes de caution bancaire) puisqu’ils gèrent des sommes importantes au nom de l’ordonnateur national (5 millions d’euros en moyenne sur les programmes société civile). Ensuite leur objet est bien de dégager des marges commerciales suffisantes pour réaliser du profit. Cette double contrainte de gestion du risque financier et de rentabilité commerciale entraîne la troisième conséquence : aucun risque ne doit être pris dans la gestion de ces programmes, on privilégiera donc au moindre coût les qualités techniques de gestion des responsables de projet, leur connaissance des procédures complexes de l’UE, leur profil technocratique au détriment de leurs capacités d’innovation et de leurs qualités politiques. Pour les bénéficiaires des programmes destinés à la société civile, les cabinets préfèreront le subventionnement d’ONG ou d’associations ayant déjà une pratique des financements, en clair celles qui sont capables de gérer des fonds au détriment des nombreuses structures locales plus militantes, plus politisées, plus aptes à porter le changement social. Dans une posture opportuniste, la majorité des grosses ONG locales bénéficiaires des subventions mettront en avant leurs capacités professionnelles et financières, elles sauront monter de beaux cadres logiques et elles tiendront les discours convenus sur la participation des populations pour l’atteinte des objectifs du millénaire. Elles se positionneront en intermédiation avec les bénéficiaires finaux pour accéder au marché de l’aide internationale au développement mais leur éventuelle vision citoyenne ne sera pas un avantage concurrentiel. La plus value politique des experts est rarement un critère de choix. L’objectif des cabinets, même pour les plus compétents, n’est pas la participation des citoyens à la définition des politiques publiques mais la préservation de leurs marges commerciales dans un contexte d’insécurité financière et d’arbitraire juridique croissant.

Bureaucratisme juridique

La lourdeur et l’implacabilité des procédures de la Commission de l’Union Européenne sont devenues depuis quelques années le passage obligé des critiques portées contre cette dernière. Elles sont trop souvent mises en avant, avec des effets de manche, par les opérateurs de développement pour s’exonérer à bon compte d’une rigueur nécessaire dans la gestion de fonds publics. Au delà d’une rhétorique anti technocratique classique, ce sont plutôt les dispositifs de gestion qui doivent être questionnés. Les procédures, c’est à dire les circuits d’information et de décision, qu’il faut décrire, n’étant que les conséquences juridiques de ces dispositifs.

Depuis les scandales financiers qui ont entachés la Commission à la fin des années 90, un immense travail de formatage, d’harmonisation, d’uniformisation et de centralisation des systèmes de gestion et de contrôle a été mis en place. Les cabinets en charge des programmes reçoivent des avances financières, engagent ensuite en leur nom les dépenses pour le compte de l’Ordonnateur National et se font enfin rembourser ou apurer les mémoires de dépenses qu’ils présentent aux services financiers des délégations de la Commission Européenne. Les détails des modalités de gestion des programmes sont décrits dans des guides consultables et téléchargeables sur le site de l’Union Européenne. Ils sont régulièrement modifiés sans délais de prévenance et font partie intégrante des contrats d’adhésion léonins que les cabinets doivent signer. Ces procédures sensées assurer la transparence se multiplient sur des sites Internet de la Commission de plus en plus complexes et touffus. Les systèmes intranets centralisés par la Commission, sensés améliorer la circulation des informations et de la documentation, deviennent le seul canal de communication possible entre les Délégations de la Commission Européenne et la Commission. Souvent saturés, ils ont été conçus de manière technocratique. Pas un utilisateur au sein des DCE qui ne se plaigne de l’inadaptation de cet outil appelé CRIS (prononcer avec un z). Les ONG internationales ou locales qui bénéficient de financements de l’UE doivent s’enregistrer sur un site à Bruxelles[16]. Pour accéder à ce site et y naviguer confortablement cela demande des capacités de connexion informatique qui n’existent pas partout en Afrique. Dans un souci d’uniformisation, les modèles de contrats, de rapports et de devis programme, imposés aux opérateurs sont téléchargeables. La non utilisation de ces modèles entraîne le risque de non conformité des dépenses engagées par les opérateurs privés et donc leur non remboursement. La culture juridique de l’UE, une sorte de syncrétisme des traditions juridiques anglo-saxonnes et françaises, aboutit à des textes contractuels complexes, multipliant les renvois, les acronymes et les annexes, et sont écrits dans un langage abscons qui laisse la place aux interprétations contradictoires[17].

Les contrats de maîtrise d’œuvre déléguée des programmes font porter la responsabilité financière aux cabinets qui à leur tour incluent le risque dans leurs calculs de coûts. Une véritable ingénierie du contrôle ex ante et ex post s’est mise en place, elle est la marque de fabrique des dispositifs de l’Union Européenne qui ne font pas confiance aux acteurs. Une sorte de culture de la défiance, du  soupçon, du contrôle, est peu à peu devenue la règle des relations de travail entre les agents des délégations de la Commission Européenne, les agents de l’Ordonnateur National et les agents des programmes. Au delà de 10 000 euros, les appels d’offre pour les marchés de fournitures ou de service et les appels à manifestation d’intérêt pour les subventions doivent faire l’objet d’une autorisation préalable dont l’obtention peut faire l’objet de pressions en fonction d’intérêts particuliers. Les mémoires de dépenses présentés par les cabinets sont contrôlés a posteriori trois fois. Une première fois par les services de l’Ordonnateur National, puis par les services de la DCE, enfin tous les ans un cabinet comptable indépendant, recruté par avis de marché, lui aussi, audite les comptes. Chaque pièce comptable présentée par le régisseur du programme doit répondre à des normes strictes d’éligibilité et de conformité. L’éligibilité signifie que la dépense présentée en remboursement doit avoir été prévue explicitement dans un devis programme et qu’elle doit avoir respecté les règles de transparence et de mise en concurrence. La conformité veut dire que les modalités d’engagement des fonds et de paiement doivent obéir à des règles strictes prouvant la matérialité et la réalité de la dépense (bons de commandes déchargés par le bénéficiaire, factures originales acquittées, pro formas etc.). Une dépense jugée non éligible ou non conforme n’est pas remboursée au cabinet qui doit en assumer le coût ou, si elle a déjà été payée mais remise en cause a posteriori par l’audit annuel, fera l’objet d’un recouvrement auprès du cabinet. Cette rigueur administrative pourrait être un gage se sécurité mais dans la pratique cette rigidité procédurale laisse la place à l’arbitraire des nombreux agents de contrôle qui interprètent ces multiples et confuses procédures.

 Dans les contextes d’informalisation et de corruption des services publics africains, ces règles sensées assurer la sécurité des finances de l’UE aboutissent à l’effet inverse. Dans le cadre des appuis aux acteurs de la société civile, au quotidien, les associations qui veulent jouer le jeu et essayer de respecter les règles sont obligées de mettre en œuvre une ingénierie de la tricherie pour être en mesure de présenter des pièces comptables factices mais présentables pour recevoir le remboursement de leurs dépenses par les gestionnaires des programmes mis en place par les cabinets internationaux. Ceux-ci à leur tour se poseront alors plus la question de la « présentabilité » de la pièce aux services financiers des délégations de la Commission que de la preuve de la réalité de l’activité menée. L’essentiel de l’énergie et du temps des gestionnaires de programme ou des structures bénéficiaires des subventions est consacré à ce travail de conformité au détriment du pilotage politique. Une petite industrie, d’ailleurs créatrice d’activité, de la fausse facture, du faux bon de commande, du cachet fictif, de divers papiers à entête ad hoc, s’est mise en place. C’est la réponse du secteur informel à l’hyper rationalité de l’Union Européenne. L’amélioration permanente des outils de traitement de textes facilite toutefois la tâche des faussaires qui pour la plupart aimeraient perdre moins de temps et surtout sortir de ces pratiques qui les humilient. Trop de bonne gouvernance, tue la bonne gouvernance, voire la gouvernance elle même.

Réduire les « coûts de transaction » des programmes

Depuis 2005, la Commission a engagé un vaste mouvement de déconcentration vers ses délégations pour la mise en œuvre de ses programmes de développement. Présentée comme une préoccupation de proximité et d’efficacité, cette stratégie dans les faits aboutit à un affaiblissement des compétences opérationnelles et donc politiques de la Commission. Ce transfert de responsabilité vers les délégations de la Commission n’a pas été accompagné par un transfert proportionnel des moyens humains. Dans une logique de productivité administrative, le coût de transaction de mise en œuvre des programmes, c’est à dire le ratio entre le coût du dispositif d’accompagnement et le montant des activités directes financées par le programme, doit être le plus bas possible. Le surcoût à l’expatriation des fonctionnaires de l’UE est trop élevé. Pour résoudre cette difficulté des embauches contractuelles à durée limitée ont été mises en place. Les rémunérations sont plus faibles, les avantages statutaires sont limités. Des agents locaux ont été embauchés et de plus en plus de prestations sont sous traitées (gardiennage, nettoyage). Les postes de responsabilité sont réservés aux quelques fonctionnaires sous statut, les postes opérationnels à des expatriés sous contrat spécifique, les postes d’exécution à des salariés locaux et les tâches ingrates à des sociétés extérieures qui exploitent les cohortes de personnes sans emplois. Entre un agent de sécurité et un fonctionnaire de l’UE expatrié, en passant par un contrat local ou un agent contractuel, l’échelle des rémunérations (y compris les avantages en nature et les cotisations) ira de 1 à 100, de 120 à 12 000 euros mensuels. Chaque catégorie de personnel travaille sous statut différent. La durée des congés, les accès aux bureaux, la protection sociale, l’assurance maladie, le logement, les progressions professionnelles, dépendent de la catégorie à laquelle l’agent appartient. Aucun droit pour les agents en bas de l’échelle, peu pour les agents locaux, quelques uns pour les contractuels et tous les droits pour les fonctionnaires expatriés. Dans ce contexte particulièrement inégalitaire, aucune gestion coordonnée et sérieuse des ressources humaines autour des compétences n’est possible de la part d’un délégué de l’UE, même le mieux intentionné. Cette situation, très problématique sur les plan des droits économiques et sociaux a des conséquences sur la qualification des agents en charge du suivi technique des programmes.

 Les expatriés contractuels, chargés de programme, qui sont en première ligne pour le compte de la DCE dans le suivi des programmes mis en œuvre par des cabinets externes n’ont pas toujours l’expérience nécessaire pour affronter la complexité des nombreux dossiers qu’ils traitent dans un contexte d’augmentation des contraintes informatiques et administratives. Souvent ils sont jeunes, ils sortent depuis peu du cursus universitaire et veulent pour la plupart faire carrière au sein de la Commission en passant les concours. A compétence égale, jamais en Europe, on leur confierait des dossiers analogues. Leurs fonctions les amènent à côtoyer régulièrement les hauts fonctionnaires des administrations centrales, parfois des ministres et les grands leaders associatifs. Sur les programmes exigeant une technique « dure » (routes, secteur rural), les DCE essaieront de choisir des chargés de programme plus expérimentés, mais les programmes société civile ou droits de l’Homme, jugés moins stratégiques, seront en général confiés à des plus jeunes qui ne sont pas préparés pour assumer professionnellement leur travail à ce niveau de responsabilité. Ils s’approprient avec beaucoup de difficultés ces programmes qui sont pensés, élaborés et mis en œuvre par d’autres et forts de leur seule légitimité institutionnelle et technocratique, ils travaillent sans une compréhension réelle des enjeux politiques qu’ils traitent.

Une impasse ?

 Le problème politique auquel est confronté la Commission de l’Union Européenne est donc bien celui de la place qu’elle doit donner dans l’élaboration de sa politique de développement à cette société civile aux contours sont particulièrement flous, dont elle met en avant son rôle central dans ses discours en en faisant certes un « acteur de plein droit » [18] mais dans la pratique en lui donnant un rôle de sous-traitance technique. Récemment, à la fin de 2009, la Commission de l’Union Européenne a lancé un processus de « dialogue structuré »[19] avec la société civile au niveau mondial afin de revoir ses approches et ses instruments de collaboration. La première réunion, pour le continent africain, s’est tenue à Bamako en juin 2010. Une quarantaine de plate formes associatives africaines étaient invitées. Au cours de cette réunion, organisée et animée par des consultants externes, les représentants de la commission ont semblé réaliser que le secteur associatif, loin de vouloir discuter uniquement de l’adaptation des procédures pour les programmes de développement qu’il gère, revendiquait surtout, comme dans une logique de fonction tribunitienne (Georges Lavau 1968, p 445 ), un rôle de documentation et de dénonciation des atteintes aux Droits de l’Homme ou des inégalités que les politiques commerciales de l’UE accroissent selon les réseaux présents. Le plaidoyer[20] comme instrument privilégié des citoyens organisés collectivement pour travailler dans l’espace public était systématiquement mis en pendant que les représentants de la Commission et les experts paraissaient le découvrir. Alors que le responsable de la commission s’évertuait à expliquer que le « dialogue structuré » était un processus de discussion et surtout pas de négociation et que dans ce sens les plateformes pouvaient désigner trois membres pour suivre le processus, ces dernières ont exigé et obtenu la désignation de cinq membres selon une logique de représentativité sous continentale et syndicale. La négociation avait déjà commencé…

 Dans ce contexte, la participation de la société civile à l’élaboration des politiques publiques ne semble pas envisageable. Aucun changement notable n’est à attendre de la nouvelle Commission de l’UE, les projets société civile sur le 10e FED, malgré le processus de dialogue structuré, sont déjà dans les cartons avec les mêmes contradictions décrites dans cet article. Le résultat inverse de ce qui est affiché dans les accords de Cotonou à propos de la participation des citoyens dans le débat public est la conséquence directe de la cohérence instrumentale de la machinerie de l’aide au développement. n’est elle pas en définitive l’objectif réel des politiques de développement communautaire ? Nous ne sommes bien sûr pas en face d’un complot de l’Europe contre les pays ACP en développement, mais face à un système qui à partir d’une légitimité technocratique et gestionnaire, détachée du réel, fonctionne de manière autonome, en auto allumage permanent, sans emprise politique possible des sociétés civiles africaines et européennes.  

 Sans remettre en cause les dogmes de la libre concurrence, de la transparence et de la réduction des coûts de transaction, le rapport de la cour des comptes européennes concernant la participation des acteurs non étatiques à la coopération au développement, a quand même identifié un certain nombre de problèmes graves qui ne permettent pas de réelle participation des acteurs de la société civile. Selon la cour, les contraintes procédurales des appels à proposition ne garantissent pas que la conception des projets soit terminée dans les délais. A part les grosses structures organisées pour comprendre et manier les procédures, la plupart des bénéficiaires sont dépassés par les dispositifs, financiers notamment. Il existe des incohérences dans l’interprétation et l’application des procédures. La cour relève elle même le paradoxe de la procédure de l’appel à proposition qui devrait selon elle sélectionner les acteurs qui ont le plus besoin de renforcement de leurs capacités mais qui a pour résultat de sélectionner les acteurs les plus performants.  

 Ces prises de conscience internes ne feront toutefois pas changer fondamentalement les lignes du débat à partir des uniques initiatives de la Commission. Le traité de Lisbonne a abandonné la règle du consensus entre les Etats membres dans certaines politiques communautaires comme celle de la coopération au développement. Cette ouverture permet déjà aux acteurs des sociétés civiles du Sud en alliance avec les acteurs des pays européens de dégager des marges de manœuvres politiques pour monter des stratégies de plaidoyer plus fortes afin d’influencer leurs gouvernements et le parlement européen pour revoir les principes de l’aide au développement, notamment la mise en concurrence financière pour la mise en œuvre des programmes ou la réintégration des règles du commerce dans le cadre de la politique de l’aide au développement et l’éradication de la pauvreté. En Juin 2009 la plate forme des ONG européennes du secteur social regroupant les grands réseaux associatifs qui pour certains mènent des alliances avec des acteurs associatifs africains, a publié un mémorandum[21] destiné aux Etats membres, à la Commission et au Parlement  afin de montrer que le dialogue avec les acteurs de la société civile ne relevait pas du simple dialogue social mais d’un dialogue politique spécifique. Quelques semaines après la parution de la communication de la Commission européenne sur la cohérence des politiques pour le développement[22], la confédération européenne des ONG d’urgence et de développement (CONCORD), lors d’une conférence de presse, a présenté le 14 octobre 2009 un contre rapport[23] qui montre que les politiques européennes appauvrissaient les pays en voie de développement. Selon ce contre rapport, la nouvelle approche du développement proposée par la Commission répond à une volonté de libérer l’Europe de ses responsabilités, sociales notamment, vis à vis de ses politiques commerciales.

 Ce rapport a été travaillé avec les grands réseaux d’ONG internationales et africaines qui sortent des logiques de sous-traitance des programmes de développement pour développer une pensée politique critiquant radicalement les principes de l’aide au développement. Dans cette perspective, dans le respect de l’esprit des accords de Cotonou, les ANEs participent effectivement à l’élaboration des politiques de développement, mais dans un sens qu’un cadre logique n’aurait probablement pas anticipé. 

 BIBLIOGRAPHIE

___________________________________________________________________________

ABEGA SC. ; Le retour de la société civile en Afrique, 2005. Presses de l’Université Catholique d’Afrique centrale. Yaoundé.

BOULAGA EBOUSSI 2005 ; Numéro spécial sur la société civile camerounaise. Revue Terroirs mars 2005, Yaoundé.

BOUTINET JP 1990., « Anthropologie du projet ». PUF 1990.

COLAS D 1992., Le glaive et le fléau : généalogie du fanatisme et de la société civile, Grasset, Paris.

FLORIDI M, SANZ CORELLA B VERDECCHIA S., 2009 « étude de capitalisation des programmes d’appui au renforcement des capacités des acteurs non étatiques sous le 9e FED » Lettre de marché 2008/162532. IBF International Consulting.

HAERINGER N 2008 ; Société civile, pouvoirs locaux et développement durable en Afrique Centre d’Etudes des Mondes Africains, Paris.

HIBOU B 1998 ; Economie politique du discours de la Banque Mondiale en Afrique Sub-Saharienne : du catéchisme économique au fait (et méfait) missionnaire. Paris Les études  du CERI n°39 mars 1998.

LAVAU G 1968., Revue française de Sciences Politiques, volume 18 n°3

MEDARD J.F 1991., L’Etat néo patrimonial en Afrique noire. Paris Karthala.

OLIVIER DE SARDAN JP., 1995 Anthropologie et Développement,  Essai en socio anthropologie du changement social. Paris, Karthala.

OLIVIER DE SARDAN JP, GIOVALUCCHI F 2009., « Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs » Paris,  Revue Tiers Monde Avril Juin 2009

OTAYEK R., ABEGA SC, 2006.,  « Les sociétés civiles du Sud, le cas du Cameroun, du Ghana et du Maroc ». Publications de la DGCID, Paris.

RIST G ; 1996 Le développement : histoire d’une croyance occidentale. Paris Presses de Sciences Po, 1996.


[1]* Consultant indépendant. Chef de Projet sur programme FED. L’auteur s’exprime à titre strictement personnel.

[2] Pays Afrique Caraïbes Pacifique.

[3] L’Union Européenne distingue les acteurs étatiques des acteurs non étatiques. Ces derniers sont composés du secteur privé, des partenaires économiques et sociaux y compris les organisations syndicales et la société civile « sous toutes ses formes et selon les caractéristiques nationales ». (Accords de Cotonou 2002 article 6)

[4] Rapport spécial de la cour des comptes européennes n° 4/2009 : « La gestion par la commission de la participation des acteurs non étatiques (ANE) à la coopération communautaire au développement. »

[5] L’Union Européenne distingue les lignes thématiques qui vont directement aux ONG (européennes pour l’essentiel) et les lignes géographiques (les programmes FED) qui font l’objet de conventions avec les Etats bénéficiaires.

[6]  Accords de Cotonou 2002, article 7

[7] « On appellera « configuration développementaliste » cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projet, d’agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du développement des autres et qui mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables » 

[8] « La société civile c’est la vie sociale organisée selon sa propre logique notamment associative qui assurerait la dynamique  économique, culturelle et politique »

[9] Le système des Nations Unies (PNUD, FAO, ONU SIDA etc.), , les coopérations multilatérales (l’UE, la Banque Mondiale) et les grandes coopérations bilatérales (AFD, GTZ, DANIDA, ACDI etc.)

[10] Article 5 de la charte de principe du Forum Social Mondial « le FSM réunit et n’articule que les instances et les mouvements de la société civile de tous les pays du monde et n’entent pas être une instance représentative »

[11] voir toute l’abondante littérature grise sur le renforcement des capacités, l’accompagnement des acteurs, le capacity building etc. éditée par les agences internationales spécialisées, les consultants internationaux ou les partenaires techniques au développement.  

[12] Guide pratique à destination des acteurs de la société civile. Publications de la Commission Européenne 2006.

[13] Actions de Renforcement Institutionnel des Acteurs Non Etatiques (ARIANE) au Mali. Organisations de la Société Civile Appui et Renforcement (OSCAR) au Bénin. Programme de Renforcement des capacités des Organisations de la Société civile (PROS) au Burkina Faso , AICHA en Guinée, ARCADE au Burundi. Chacun de ces programmes adéveloppé un site web (partage d’information, communication et auto promotion dans un soci de notoriée) où l’on peut consulter la littérature technique qu’ils produisent.

[14] On dit maintenant  DUE : Délégation de l’Union Européenne, depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009

[15]  Ce qui représente 80% des financements FED. Les autres modes de gestion confient parfois ces programmes directement à une cellule du gouvernement ou encore à la délégation de la Commission  du pays. Les ONG internationales participent très peu pour l’instant à ces appels d’offre internationaux. Les multinationales associatives du développement spécialistes du « charity and developpment business » (Care International, Plan International,) ne vont pas tarder à entrer dans le jeu en surfant sur la vague de la critique des cabinets privés dans la mise en oeuvre des projets de développement et en mettant en avant leur propre discours à la fois professionnel et compassionnel.

[16] Potential  Applicant Data On line Registration Service : PADOR pour les ANEs.  C’est ce que l’on appelle un lapsus calami.

[17] Un seul modèle de 40 pages (sans les annexes) environ de contrat de subvention existe, quelque soit le montant : une micro réalisation (moins de 5000 euros) ou une subvention plus large (jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros)

[18] Dans le sillage du processus de Paris (2001) et de la déclaration d’Accra (2009, article 11) sur les politiques d’amélioration de l’Aide au développement

[19] Processus lancé en décembre 2009, il sera clôturé à Budapest en 2011 sous la présidence hongroise de l’UE.  4 réunions continentales (Bamako, La Paz, Manille et une capitale européenne de l’Est) sont prévues dans ce processus qui vise à « écouter les voix de la société civile ».

[20] Plaidoyer : traduction directe du mot anglais advocacy qui désigne les différentes techniques qui visent à influencer les décideurs publics : campagnes d’opinion, lobbying, participation aux agendas internationaux, mobilisations.

[21] « Towards an effective dialogue between the EU and networks of active citizens. Platform of European Social NGOs 2009.

[22] Communication sur la cohérence des politiques envers le développement : http://ec.europa.eu/development/icenter/repository

[23] « Spotlight on policy coherence for development » CONCORD Bruxelles. Octobre 2009

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.