Le 7 octobre, au petit matin, depuis Gaza, le Hamas a lancé une vaste opération militaro-terroriste contre des civils et des militaires sur le territoire israélien. Pour la première fois depuis 1948, des villages israéliens étaient attaqués à l’intérieur des frontières. Leur 11 septembre, une 2e guerre du Kippour, des formules journalistiques qui tentent de décrire ce qui se passe en Israël et à Gaza. Elles sont en deçà de ce que ressentent les Israéliens en ce moment. Ils vivent cet évènement comme un condensé de guerre, d’acte terroriste et de pogrom. La sidération, la stupéfaction, l’humiliation, la rage. Les mots ne parviennent pas à formuler ce que montrent les images vidéo des 250 jeunes raveurs du festival Tribe of Nova assassinés, des 100 Kibboutznikim de Be’eri et Kfar Aza massacrés, et tous les autres happés par la mort à l’aube du 7 octobre. Ironie dramatique de l’histoire, beaucoup de ces jeunes gens militaient dans des associations de défense des droits des palestiniens et, les semaines précédentes, beaucoup avaient certainement défilé dans les rue de Tel Aviv contre la tentative de coup d’Etat constitutionnel de Betanayou. On peine à imaginer la terreur des victimes, des survivants et des otages, entre 120 et 150, dont plusieurs Français lit-on. Une sorte de pudeur sacrée empêche d’en dire plus pour décrire le surgissement de cet évènement. Notre solidarité doit être totale avec toutes les victimes civiles. Sans équivoque et sans barguigner.
Le philosophe Walter Benjamin[1] expliquait que le langage n’est pas un simple outil pour s’exprimer mais qu’il est l’espace de notre existence. Dans les trois grandes religions du livre, le judaïsme, le christianisme et l’islam, le langage et l’écriture procèdent de Dieu : ils créent. Les mots ont un sens, ils désignent, nomment, conceptualisent mais peuvent tuer. Alors, on hésite à s’aventurer dans un commentaire de l’évènement qui apparait à nous dans toute son horreur, mais dans sa singularité aussi. Que peut-on dire ou écrire ? A quoi cela sert-il finalement ? Le langage articulé, puis l’écriture, balisent notre processus d’hominisation comme auto-apprentissage permanent. La morale, l’humanisme, les droits naturels, les droits humains en découlent. Les idéologies aussi. Les idéologies raciales, les idéologies coloniales, les idéologies religieuses, les idéologies nationales, suprémacistes, économiques. Depuis toujours la barbarie où l’humain est un loup pour l’humain, est présente pour nous tirer vers le bas, vers nos instincts animaux. Elle fonctionne en auto-allumage, l’une justifiant la suivante et ainsi de suite, comme un couple moteur de l’horreur qui s’emballerait. Notre post-modernité contemporaine est le fruit de ce double mouvement de l’histoire, celui qui mène vers le haut et l’autre qui nous entraine vers le chaos. Elle était déjà inscrite dans la genèse de la pensée humaine[2]. L’humanisme est un combat au long cours sur nous-mêmes. Notre arme c’est l’intelligence de la parole, la raison. Il faut donc expliquer, déplier, exposer clairement ce que nous comprenons pour contribuer à débrayer les engrenages mortifères. Notre premier mouvement, la stupeur passée, est donc de ne justifier en aucun cas et en aucune manière l’acte criminel du Hamas pour ne pas être leur allié objectif dans la barbarie. C’est le second mouvement, celui de la réflexion, de l’explication, puis de l’action qui doit nous tirer vers le haut. Il est difficile à mener.
Expliquer c’est justifier entend-on depuis un moment. Existe-t-il un aphorisme plus sot ? Curieusement son utilisation semble à géométrie variable selon les situations et les personnes visées. Beaucoup de ceux qui expliquent que le Hamas est un groupe terroriste mafieux qui veut éliminer Israël de la carte quels qu’en soient les moyens, interdisent d’expliquer que Betanayou et ses ministres suprémacistes ont participé du renforcement du Hamas par leurs politiques centrées sur la violence, le déni du droit international, l’enfermement de deux millions de Palestiniens dans une prison de 10 km de large et 41 km de longueur et la bénédiction donnée aux fonds qataris qui financent le Hamas. Beaucoup de ceux qui appellent à la solidarité avec l’Etat d’Israël, mettent sur les réseaux des émojis injurieux quand un article du journal israélien Haaretz du 10 octobre est partagé, expliquant que « En quelques jours, les Israéliens ont vécu ce que les Palestiniens ont vécu comme une routine pendant des décennies, et vivent encore ». Pour ces gens expliquer la coordination de l’attaque avec d’autres groupes armés, non classés dans liste des organisations terroristes, c’est être solidaire de la barbarie du Hamas ; montrer l’idéologie coloniale inscrite dans le sionisme et la politique israélienne, c’est au mieux ne rien comprendre à l’histoire, au pire être antisémite. L’ébauche d’une inflexion dialectique, un « oui mais », un « pourtant », un « d’un autre côté… » entraînent le soupçon puis l’accusation d’antisémitisme qui tue dans l’œuf toute pensée articulée et raisonnée. C’est comme si l’Etat d’Israël et ses dirigeants bénéficiaient d’une sorte d’extra territorialité morale. On entend bien les sources profondes de ce phénomène d’immunité morale de l’Etat d’Israël : le traumatisme européen de la Shoah, mais il ne justifie pas l’interdiction d’expliquer et l’injonction de se taire quand il s’agit de l’Etat d’Israël. On y entend aussi la résurgence du racisme que des ministres israéliens clament à voix haute. Il y a aussi en France, quelque chose, quand il s’agit d’Arabes et de Musulmans, qui empêche la retenue.
En droit, c’est la qualification juridique d’un acte qui entraine le niveau de réponse pénale. Qualifier c’est mettre un mot précis sur un fait. Jusqu’à la loi du 13 novembre 2014 l’apologie du terrorisme « Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes » était un délit encadré par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Ce délit a été extrait de la loi de 1881 pour être intégré au code pénal. Les garanties spécifiques qui encadraient ce délit de presse n’existent plus. Désormais, les chambres spécialisées avec des magistrats formés à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme ne traitent plus de l’apologie du terrorisme. Le mis en cause peut être jugé en comparution immédiate où après une enquête du Parquet. C’est qui arrive au Nouveau Parti Anticapitaliste de Philippe Poutou qui proclame son soutien aux Palestiniens. Beaucoup souhaitent que la même procédure soit lancée contre la France Insoumise qui refuse de dénoncer le crime massif du Hamas si la même dénonciation n’est pas faite contre l’Etat d’Israël et ses dirigeants. L’enquête contre Zemmour qui avait déclaré en 2017 « respecter les djihadistes » qui se tuaient pour leur foi, avait été classée sans suite. L’enquête sur le NPA aura-t-elle la même issue ? Probablement pas, tant la marge d’interprétation des mots est grande. Mal nommer les choses c’est ajouter à la misère du monde disait Camus, le qualificatif terroriste y contribue. Le mot terrorisme désigne toujours celui de l’autre.
Au moment de l’écriture de cet article on dénombre environ 1200 tués dans l’opération criminelle du Hamas, dont 17 Français, plusieurs dizaines de personnes sont encore disparues. On compte 1000 tués côté palestiniens. A n’en pas douter les proportions s’inverseront et s’amplifieront. Les chiffres des affrontements à Gaza de 2008/2009, 2012 et 2014, jusqu’aux cessez le feu, montrent en moyenne 25 victimes côté palestinien pour une victime israélienne. N’allons pas dans le détail des chiffres des enfants tués. Si la proportion devait être maintenue, nous pouvons craindre 30 000 morts à Gaza. Les criminels du Hamas savaient parfaitement ce que les enfants, les femmes et les hommes enfermés à Gaza subiraient et subissent déjà, pendant que ceux qui en Israël s’apprêtent à commettre de nouveaux crimes de guerre, le savent aussi.
Il fallut attendre 20 ans et la première Intifada de 1987, pour que la guerre du Kippour de 1973, qui mit en danger la survie d’Israël, permette ce moment dialectique de l’histoire du dépassement du conflit israélo-arabe dans les accords d’Oslo en 1993. Peut-on espérer que l’évènement qui a surgi le 7 octobre 2023, 30 ans plus tard, en Israël et en Palestine, débouche sur un dépassement du conflit dans une synthèse de deux Etats souverains dans des frontières reconnues ? Rien n’est moins sûr, mais si nous préférons le désespoir, choisissons-en au moins le versant éclairé.
[1] Walter Benjamin (1892-1950) Philosophe Allemand de l’école de Francfort, né dans une famille juive. Philosophe du langage et marxiste, il quitte l’Allemagne Nazie en 1933 et se suicide à Port Bou en fuyant l’avance allemande en France en 1940.
[2] Lire à ce sujet : Jürgen Habermas. Une histoire de la philosophie, la constellation de la foi et du savoir. Gallimard NRF Idées. 2023