La constitution de Ve République avait été écrite et adoptée en 1958 pour éviter le régime des partis et résoudre la crise algérienne. Depuis quelques jours elle déraille sous nos yeux. Le chauffeur de la locomotive élyséenne roule à tombeau ouvert sans tenir compte de l’état des voies et de l’arrimage des wagons pendant que les partis politiques et leurs dirigeants en bloquent les essieux pour tenter d’éviter la catastrophe alors qu’ils la rendent inéluctable. Après quatre semaines de conciliabules, le dimanche 5 octobre on nous a annoncé un 5e gouvernement depuis la réélection d’Emmanuel Macron en 2022. Le chauffeur forcené nommait un nouveau mécanicien, le troisième depuis les législatives de juin et juillet 2024 pour continuer la politique de l’offre et d’austérité malgré le désaveu que ces dernières élections avaient été pour son camp. Pire, le responsable des déficits budgétaires depuis 2017 Bruno Lemaire revenait au gouvernement au poste des armées. Il n’y a pas eu cette fois ci de tentative sérieuse pour élargir le socle commun de gouvernement entre le centre gauche et la droite. Au parti socialiste le casting a été vécu comme une provocation et comme un camouflet chez les Républicains. Douze heures après, Sébastien Lecornu abandonnait les manettes avant même de présenter son gouvernement au parlement. Les ministres, la plupart doublement démissionnaires, restaient pour gérer les affaires courantes. Cet éphémère premier ministre battait deux records de la Ve République : celui du temps le plus long pour composer son équipe et celui de la durée la plus courte Cette remarquable performance institutionnelle dépasse largement la durée de mise en place et de vie des cabinets de la IVe République pourtant considérée comme le symbole de l’instabilité politique et de l’impuissance gouvernementale. Depuis la dissolution de 2024, plus de 90 personnalités politiques différentes ont été en responsabilité ministérielle, sans compter les secrétaires d’Etat et les ministres délégués du premier gouvernement Lecornu qui n’avaient pas eu le temps d’être nommés et les nouveaux du second.
Après l’épisode désastreux de l’implosion du premier gouvernement Lecornu, une innovation constitutionnelle autorisait le premier ministre démissionnaire à conduire en deux jours de nouvelles discussions pour proposer une « plateforme de stabilité » à la place d’un « socle commun ». Le mercredi 8 Sébastien Lecornu a rendu sa copie : il existerait une volonté majoritaire à l’assemblée de ne pas dissoudre mais il n’existe pas de compromis viable permettant l’adoption d’un budget. Cette créativité institutionnelle et sémantique cache mal le déréglage de toute la classe politique et la panique générale du camp présidentiel. Ce chaos politique aiguise les volontés et les appétits personnels lancés dans une compétition pour remonter les rames jusqu‘à la voiture de tête afin le déloger le chauffeur barricadé dans sa cabine de conduite qui continue d’alimenter la chaudière à tour de bras, gagnant du temps en annonçant une décision dans les deux jours. Le vendredi 10 au soir, après une journée qui a vu tambouriner à la porte de la cabine de pilotage des apprentis chauffeurs ne pensant qu’à s’emparer des volants, des leviers et des manomètres, Sébastien Lecornu était reconduit au poste de premier mécanicien. Pendant ce temps la course folle du convoi sur le pont de bois vermoulu des institutions démocratiques de notre pays, continuait.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale du 9 juin 2024, les épisodes de la série d’une catastrophe ferroviaire de nos institutions politiques se succèdent à un rythme soutenu, sauf que nous sommes les passagers de ce train fou. De rebondissements en rebondissements, nous redoutons l’épisode final de ce blockbuster politique à la française qui verrait l’accession du RN aux affaires dans un gouvernement autoritaire au milieu de la ferraille fumante des institutions de la Ve République. Tous ces politiciens technocrates en quête d’emploi, nous enfument, l’air politique qu’il nous font respirer est pauvre en oxygène, c’est-à-dire en honneur et en dignité. Ce présent historique que nos politiques ne contrôlent plus et que nous subissons est lourd de potentialité autoritaire. Dans cette nécessité où s’est piégé le Président, de dissoudre l’Assemblée nationale, cette actualité nous autorise-t-elle à penser notre déraillement comme un remake de celui de la République de Weimar en 1933[1] ?
[1] Lire Johan Chapoutot. Les irresponsables. Gallimard, Essais. 2025.