Tous les historiens du XXe siècle expliquent que l’arrivée au pouvoir de régimes autoritaires et dictatoriaux trouve toujours ses causes dans la démission démocratique progressive des élites administratives, politiques, intellectuelles et culturelles. Les révoltes populaires qui justifient a posteriori un coup de force politique ne sont que les symptômes, toujours douloureux pour ceux qui subissent les déprédations qu’elles entraînent, d’une dégradation lente des principes démocratiques et de l’Etat de droit. L’histoire montre aussi que, protégés dans leurs beaux quartiers et par leurs positions sociales, ceux qui tirent profit des prébendes à venir d’un régime autoritaire, ne sont pas ceux qui ont eu à subir les saccages qui ont précédé le coup de force. De compromis en compromis contre les libertés publiques et individuelles, comme par un effet de seuil, un dernier renoncement démocratique et la bascule dans un régime dictatorial se fait. Le politologue Jean François Bayard dans un article récent du Temps[1] estime qu’avec ce qu’il appelle « l’exécution extra judiciaire » du jeune Nahel par un policier, notre pays glisse dangereusement vers ce moment de bascule.
C’est pour avoir écrit en 1927 son livre le plus connu, La trahison des clercs, qui montre le rôle des intellectuels dans ces renoncements successifs, annonçant la révolution nationale du maréchal Pétain treize ans plus tard, que Julien Benda fut mis à l’index Bernhard et Otto des autorités d’occupation allemande dès 1940. L’index, comme le doigt qui désigne, celui du sage qui montre la lune, celui du vieil aphorisme antique qu’utilisait déjà Saint Augustin[2] pour nous aider à voir ce qu’il faut voir, pour comprendre, bien juger et bien agir, pour reprendre la formule pédagogique de l’action catholique. La nécessité de penser la réalité telle qu’elle se donne à voir, telle qu’elle apparait à notre conscience est à l’origine du courant de pensée que l’on appelle la phénoménologie qui part de Saint Augustin jusqu’à Husserl au début du XXe siècle en passant par Descartes. Ce qui est en jeu c’est la rationalité du sujet qui pense et nous en avons particulièrement besoin en ce moment. Cette réflexion n’est pas un effet d’érudition au début d’un article qui aborde un sujet particulièrement grave, celui de la violence dans notre pays et du délitement démocratique de nos instituions mais, devant le déferlement des images, des commentaires et des postures, un rappel à la nécessité de bien voir et comprendre, ne pas prendre pour argent comptant ce qu’on nous montre, avant des jugements hâtifs qui entraînent des actes qui aggravent la situation. Et c’est ce que nous vivons depuis plusieurs décennies, plus particulièrement quand il s’agit des quartiers populaires et du rôle de l’institution policière dans notre pacte républicain.
Tout le monde a d’abord vu la vidéo du conducteur d’un véhicule jaune, redémarrant lentement, qui se fait tirer dessus à bout portant par un policier qui n’était pas en situation de danger. Cet acte du policier sera qualifié très vite par la justice d’homicide volontaire. La vidéo anonyme montrait le réel des relations entre la police et les habitants des quartiers. Plus tard on verra les photos de la Mercédès jaune immatriculée en Pologne encastrée dans un panneau indicateur de la place Nelson Mandela…un symbole de lutte contre la ségrégation. Pendant plusieurs nuits on a vu ensuite à travers les caméras des portables des émeutiers et les reportages des chaînes de télévision d’information en continu, des pillages de boutiques, du vandalisme sur le mobilier urbain, des voitures incendiées et des équipements publics détruits. Depuis juillet 1981 et les révoltes des Minguettes, de Vénissieux, Vaulx en Velin, le Val Fourré, Mantes la Jolie, Sartrouville, Chanteloup les Vignes, Argenteuil, Vénissieux encore, le Val de Reuil, Nanterre, déjà, Noisy le Grand, Vaux en Velin, à nouveau, Laval, Melun, le Mirail, Grigny, Corbeil Essonne, Vitry sur Seine, Clichy sous-bois en 2005, Villiers le Bel, Fiminy, Nantes, et tant d’autres, les médias d’information en continu ne nous montrent les banlieues qu’au prisme des violences. À chaque fois, nous voyons un jeune mourir à la suite d’une course poursuite, d’un accident avec un véhicule de police, d’un suicide dans un commissariat ou d’un tir de police et à chaque fois nous voyons ensuite des révoltes qualifiées d’émeutes dans un embrasement médiatique donnant à celles-ci une dimension nationale avant le retour à l’ordre public, jusqu’au drame suivant… Il faut un jeune tué et des violences urbaines pour voir les quartiers.
Ce n’est pas la peine de passer par le doigt du sage pour voir ces situations qui s’enchaînent. Mais les doigts des sociologues, des professionnels, des animateurs de quartier, des maires, des psychologues, des urbanistes, de beaucoup de juges et d’avocats, nous montrent aussi au travers des travaux scientifiques et des témoignages, la relégation dans les quartiers, la dégradation des services publics, la disparition progressive des services de proximité, les structures démographiques, les familles mono parentales, les trafics de drogues, les économies souterraines, les nouvelles solidarités générationnelles, le chômage, la précarité, les inégalités territoriales, la montée du ressentiment contre les pouvoirs publics, le refus des principes la République, la remise en cause de toute autorité, le désarroi des travailleurs sociaux et des enseignants, les jeunes hommes et les adolescents prêts à découdre, l’attrait des grandes marques mondialisées, la rupture avec les forces de l’ordre, les contrôles au faciès, la sécession de fait, les racismes entre les communautés, la racialisation des rapports sociaux et l’identitarisme religieux qui monte. La lune éclairée que l’on nous montre ainsi c’est celle de la complexité du réel, de la diversité des situations, de l’enchevêtrement des causes.
Les gouvernements successifs depuis les années 80, manifestement ne regardent pas dans cette direction car d’autres doigts, ceux de beaucoup de politiques, de chroniqueurs de plateaux télé, de ministres, d’essayistes et de journalistes aux passions tristes, avant de nous montrer leur lune à eux, nous disent d’abord qu’il ne faut pas écouter les discours sociologisants et les explications, car bien évidemment, comme le disait Manuel Vals à propos du terrorisme islamiste, expliquer c’est excuser. Le doigt qui nous montre la réalité des quartiers est illégitime à leurs yeux. C’est curieux comment cet aphorisme stupide qui indexait les « islamo-gauchistes » est maintenant convoqué pour défendre le policier incriminé. Ces gens-là nous montrent leur lune noire, celle des nuisibles, des faux français, des immigrés, des prénoms musulmans, des malfrats, des pilleurs, des factieux, des islamistes, des jeunes sans projets, des barbus, des allocataires et des récidivistes, auxquels seule la main armée du pouvoir peut répondre avec fermeté. On voit surtout les coups de menton, les pauses martiales, les regards furieux, les discours régressifs de tous ces agitateurs qui crachent en l’air en disant qu’il pleut. L’idéologie sécuritaire et identitaire de l’extrême droite alimente le feu des journaux d’information en continu. La droite extrême et la macronie sans tête lui emboîtent le pas. Tous ces doigts cachent d’abord la lune de l’impuissance et de la démission des politiques et des pouvoirs publics depuis une quarantaine d’années. Les efforts financiers consentis n’ont jamais été à la hauteur des attentes des élus et des associations. Les quelques politiques courageuses engagées par des villes n’ont jamais pu avoir d’effet levier pour entraîner une politique nationale d’envergure. La désinvolture du président Macron rejetant le plan Borloo en 2017 reste dans nos mémoires et montrait déjà son idéologie libérale autoritaire avançant le marche pied du pouvoir à l’extrême droite.
Parce que les responsables en charge des politiques publiques voient mal ou même ne veulent pas voir ce qui arrive, ils jugent mal et agissent d’autant plus mal. La criminalisation des contestations écologiques sont du même tonneau sécuritaire que l’empilement des lois liberticides contre le droit de manifester et les violences policières dans les banlieues. En réalité la lune que l’on voit à l’horizon est à l’aplomb d’un raz de marée qui arrive vers nous inexorablement, créé par les mouvements de la tectonique des plaques du changement climatique, de l’ordo libéralisme, des identités meurtrières et du nationalisme. On voit bien que face à ce Tsunami qui vient, nos digues démocratiques ont été systématiquement affaiblies par ceux là mêmes qui devaient les construire. Cette fois-là ce sera bien un grand basculement. On songe avec amertume et colère à la patrouille des castors des élections présidentielles de 2017 et 2022 assignée à la construction du barrage contre le Rassemblement National.
[1] Jean François Bayart. On sait mieux où va la France. Journal Le temps Genève. 1er juillet 2023.
https://www.letemps.ch/opinions/debats/on-sait-mieux-ou-va-la-france
[2] Saint Augustin La doctrine Chrétienne