De quoi le judéo-christianisme est-il le nom ?
Sophie Bessis, historienne et journaliste tunisio-française publie un nouveau livre[1] où elle revient sur le concept de civilisation judéo-chrétienne qui nous semble si évident aujourd’hui tellement les commentateurs ou les politiques l’utilisent banalement. Ce qu’elle appelle cette « trouvaille sémantique » mérite qu’on la déconstruise.
Sophie Bessis est née en 1947, dans une famille juive tunisienne bourgeoise, ses parents étaient des militants du parti communiste tunisien. Elle est agrégée d’histoire, elle a enseigné à la Sorbonne, elle a été rédactrice en chef de Jeune Afrique, secrétaire générale adjointe de la Fédération Internationale des Droits de l’homme. Elle est militante féministe et elle a publié plusieurs ouvrages de référence dont une biographie de Habib Bourguiba[2] et une histoire de la Tunisie[3]. Sa judéité qu’elle assume comme une de ses identités plurielles ne l’empêche pas de dénoncer le sionisme et la politique coloniale d’Israël et de défendre les droits des Palestiniens qui ont payé selon elle la dette européenne vis-à-vis de la Shoah. Bien qu’elle reconnaisse ce qu’elle doit à son héritage culturel français, ses philosophes, sa littérature et son universalisme, son œuvre est traversée par son incompréhension du regard en surplomb, hautain, que porte l’Occident sur les cultures orientales, et plus généralement du Sud, auxquelles elle revendique aussi son appartenance et son profond attachement en tant que Tunisienne ayant également vécu et travaillé au Cameroun. Cette distance qu’elle interroge fonde l’impensé raciste et colonial que beaucoup de Français portent encore et que les débats actuels sur la nature de l’islam montrent à longueur de plateaux télé.
La figure du Juif en Europe et La dette de la Shoah
Le petit livre qu’elle publie aujourd’hui est une dénonciation implacable et argumentée, comme le réquisitoire d’un ministère public, à l’endroit de la nocivité d’un concept qui sert à justifier les crimes commis par les entrepreneurs identitaires de chaque camp qui souhaitent nous entraîner dans une guerre de civilisation. Un livre court mais dense à lire pour décrypter les évènements tragiques que nous vivons. Il succède à un dialogue critique que Sophie Bessis avait imaginé avec Anna Arendt, décédée en 1975, dans un livre publié en 2021[4] où elle salue l’intuition de la philosophe allemande qui dut fuir les persécutions anti juives de l’Allemagne nazie, sur les danger du sionisme pour l’avenir du peuple juif, mais qu’elle interpelle aussi sur son incompréhension de la culture orientale à la source du judaïsme. Pour Sophie Bessis, jusqu’à la découverte des camps d’extermination nazis, l’antisémitisme choquait peu les opinions européennes où un fond de culture judéophobe dominait. Les intellectuels juifs intégrés ignoraient les Juifs de Palestine. A part quelques élites juives occidentalisées et intégrées, ce que l’on appelait « les Juifs de cour », banquiers, fermiers généraux, entrepreneurs, le Juif représentait l’oriental : ses vêtements, sa religiosité, ses habitudes alimentaires, les ghettos, le renvoyaient à l’Orient attardé. Proudhon estimait qu’il fallait renvoyer les Juifs en Asie. L’Église a longtemps sous-estimé son héritage abrahamique et mosaïque. Malgré l’influence féconde des penseurs juifs et malgré la présence d’importantes diasporas juives en Europe, le judaïsme n’était pas un élément central de la culture européenne qui l’excluait de son universalisme civilisationnel.
Le faîte des violences antisémites du nazisme sur une base racialiste n’aurait pu exister sans les sédiments séculaires anti-juifs et selon Sophie Bessis, il faut attendre le procès d’Eichmann en 1961 et le monumental film de Clause Lanzmann qui imposa définitivement le terme Shoah en 1985 pour que la reconnaissance du génocide contre les Juifs et donc contre le judaïsme, fasse maintenant partie des fondamentaux de la culture européenne à côté du christianisme. C’est dans les années quatre-vingt que l’énoncé « judéo-chrétien » s’installa dans l’espace public. Le juif est alors devenu un sujet de plein droit de l’histoire européenne. Ces années marquent une rupture dans l’histoire de la perception du Juif en Europe. Une sorte de grand remplacement des mots s’est opéré, substituant l’hellénité et la latinité, concepts non religieux, par le judéo-christianisme, concept religieux, pour qualifier des faits culturels
A la sortie de la seconde guerre mondiale, pour expier sa faute, l’Occident a porté sur les fonds baptismaux l’Etat d’Israël et depuis a entériné, si ce n’est défendu, voire aujourd’hui encouragé par les Etats Unis, sa politique d’expansion territoriale en Palestine depuis la Nakba de 1948 qui expulsa 700 000 Palestiniens de leur terres, jusqu’à la Nakba contemporaine qui veut exiler deux millions de Palestiniens de la bande de Gaza, en passant par la colonisation permanente, à petits pas, par une stratégie du fait accompli, en Cisjordanie. C’est par le paiement de sa dette imposée aux Palestiniens que l’Occident a voulu se laver de son crime devant l’Etat israélien. Aujourd’hui à la culpabilité́ a succédé un philosémitisme qui a atteint son maximum après ce qui a été vécu comme un pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 et que l’effroyable riposte du pouvoir israélien n’a pas écorné.
Occidentaliser le judaïsme contre l’islam oriental
C’est dans cette continuité politique que le terme « Judéo-chrétien » s’est imposé jusqu’à devenir la base de la civilisation occidentale. « De fait, l’émergence du judéo-chrétien comme sujet collectif escamote le Juif, cette éternelle incarnation de l’Autre le premier énonciateur chronologique de l’universel monothéiste (…) l’avènement d’un « judéo-chrétien » indifférencié fait apparaitre l’Occident comme l’inventeur unique de l’universel ». Le concept de judéo-christianisme occidentalise le judaïsme jusqu’à le sortir de sa propre histoire orientale et sert à exclure l’islam de la révélation abrahamique, donc de l’universel monothéiste source de la modernité occidentale, alors que par beaucoup d’aspects rituéliques et théologiques, le judaïsme est plus proche de l’islam que du christianisme. L’intense circulation entre l’Espagne judéo-musulmane et l’Europe chrétienne a fécondé la philosophie et les sciences de l’Europe chrétienne, une histoire que certains idéologues veulent faire disparaître de nos mémoires partagées. Le christianisme et l’islam, contrairement au judaïsme ont voulu s’adresser à toute l’humanité sans distinction, ils sont entrés en rivalité pour détenir le monopole du Salut : d’un côté Mohamed était un imposteur, de l’autre les Chrétiens commettaient la faute de ne pas reconnaitre le scellement de sa prophétie ».
Au XIXe siècle, les sociétés du Nord, impérialistes, se sécularisent, alors que celles du Sud restaient conduites par les différentes versions du droit positif musulman. Deux vérités se faisaient face dans un contexte d’expansion militaire et économique et de circulation des populations. Mais depuis la fin de la période coloniale l’islam est devenu une religion établie en Europe que beaucoup de gens, y compris des intellectuels de notoriété, estiment totalement exogène à l’Europe. Le fondamentalisme musulman et ses fruits politiques et terroristes qui ont durement frappés l’Europe et les Etats Unis à partir du11 septembre 2001, ont largement contribué à cette réalité. « L’islam dans sa globalité́ est devenu synonyme de jihad, d’attentats meurtriers, de foules d’hommes déchainées contre un Occident que leurs entrepreneurs religieux commandent de haïr ». Les Arabes qui vivent en Europe, certains depuis au moins trois générations et les migrants sont assimilés à l’islam et sont potentiellement des ennemis de l’intérieur. Le communautarisme musulman est aujourd’hui un problème, ce qui n’est pas le cas du communautarisme juif.
Les nouveaux antisémitismes
Le rattachement des Français Juifs à Israël au-delà de leur citoyenneté française est même promu par les autorités de la République, ainsi en invitant Benyamin Netanyahou en 2017 pour le 75e anniversaire de la rafle du Vel d’hiv, un évènement douloureux de l’histoire de France que nous n’avons assimilé que récemment dans nos mémoires partagées, le président Macron fait d’Israël comme un mandataire officiel de la communauté juive en assignant cette dernière à une double identité. Trump avait fait la même chose lors d’une visite de Benyamin Netanyahou, en le désignant aux Américains juifs comme leur premier ministre. Ces faits relèvent d’un impensé antisémite : un Juif n’est jamais vraiment Français, il est d’abord un Juif. Ainsi rendre comptable tous les Juifs des crimes commis en leur nom est un nouveau danger mortel pour eux, car à part une partie de l’opinion occidentale et les fondamentalistes des églises évangélistes réparties dans le monde, la majeure partie de l’opinion mondiale renvoie Israël dans le camp des bourreaux. L’impact à terme de cette terrible réalité n’est pas encore connu.
De la même manière, les dirigeants arabes, turcs ou iraniens, ont élargi l’usage du concept de Judéo-christianisme, pour dénoncer un complot occidental avec la création de l’Etat hébreu au cœur du Dar aI islam et chauffer à blanc le nationalisme de leurs opinions publiques. Dans un même temps, la part juive de ces Etats a été supprimée, le judéo-chrétien est un occidental, le judéo-arabe ou judéo-musulman a disparu. Le judaïsme oriental est encore aujourd’hui systématiquement effacé des mémoires officielles, le monde arabo-musulman a voulu gommer sa part juive. C’est la source d’un nouveau surgeon de l’antisémitisme. Il y avait un million de Juifs dans ces pays en 1940, il en reste quelques groupes résiduels au Maroc, en Tunisie, en Turquie et en Iran, 30 000 selon Sophie Bessis. Léon Poliakoff dans son histoire de l’antisémitisme[5] montre que les communautés juives en terre d’islam étaient certes discriminées, comme les Chrétiens et quelquefois l’objet de persécutions violentes, mais les images qui se dégagent des récits historiques et littéraires sont celles d’une cohabitation et d’une interpénétration féconde dans les sciences, les arts, la philosophie et la littérature.
La « levantinisation » d’Israël
Sophie Bessis explique comment les Juifs séfarades qui venaient du Maghreb et du Moyen Orient étaient soupçonnées par les élites Ashkénazes du nouvel Etat hébreu, venues d’Europe, de « levantiniser » le pays. Même Hannah Arendt craignait que Tel-Aviv ne se levantinise. Beaucoup de ces nouveaux arrivants furent installés dans les nouvelles villes à la périphérie, vers le Néguev, ils avaient accès aux formations professionnelles mais moins à l’Université, ils forment aujourd’hui les gros bataillons d’électeurs nationalistes qui ont porté Netanyahou et l’extrême droite suprémaciste et raciste au pouvoir. Israël s’est toujours défini comme un morceau d’Occident implanté en Orient. Sophie Bessis cite Théodore Herzl qui dès les débuts du sionisme disait[6] « Pour l’Europe, nous formerions là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant- poste de la civilisation contre la barbarie ». Aujourd’hui l’extrême droite israélienne présente son pays comme un poste avancé de la civilisation judéo-chrétienne. « Nous faisons partie de la culture européennes, L’Europe se termine en Israël. Notre victoire, c’est votre victoire ! C’est la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie » disait Benyamin Netanyahou en 2017. Invité sur LCI le 30 mai 2024, il enfonçait le clou. « C’est la victoire de la France ! ». Cette vision d’une civilisation judéo-chrétienne exclusivement occidentale, défendue en première ligne sur les terres d’islam par Israël recycle l’exceptionnalité du Juif, une représentation qui avait fondé l’antisémitisme. Le philosémitisme d’une partie des élites occidentales agit à front renversé comme l’expression d’un antisémitisme séculaire. La création idéologique d’un Juif nouveau post génocidaire, défendu par l’Occident permet à ce dernier d’envisager la fin de son expiation, au prix de l’assignation à Israël des seize millions de Juifs dans le monde dont seuls moins de la moitié y vit et au prix des milliers de victimes palestiniennes depuis 1947, ajoutées des victimes israéliennes du terrorisme palestinien.
L’impasse et le péché originel
De son côté l’Orient musulman avec la montée en puissance du salafisme financé par le pétrole et le gaz de la péninsule arabique, connait une des périodes la plus sombres de son histoire. Cette situation d’un Occident supposé judéo-chrétien et d’un Islam oriental donne raison aux critiques sur l’indigence conceptuelle de la théorie du choc des civilisations[7] de Samuel Huntington, avec l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne, ou arabo-musulmane et qui évacuerait les intérêts économiques ou géo stratégiques en se faisant l’écho scientifique de visions grand publics simplistes, faciles à manipuler et auto-réalisatrices.
Ce sera difficile de se sortir de ce mécanisme mortifère qui empêche toute recherche d’un chemin de réconciliation. Il empêche de lire la vérité de l’histoire, le seul moyen de réduire les fractures contemporaines et de trouver une possible paix. Sophie Bessis ne prône pas la fin de l’Etat d’Israël, elle estime que le principe de réalité oblige à voir que les Israéliens installés en Palestine depuis une centaine d’années, voire bien avant pour certains, ne voudront jamais quitter les territoires où ils vivent désormais, pas plus que les Palestiniens, les leurs. La solution est politique mais nous n’en prenons pas le chemin. Dans un livre de 2015[8] elle démontrait qu’en fait de civilisation c’était une civilisation technico consumériste qui s’était emparée du monde. « Prométhée s’est placé au service de Mercure, dieu du commerce et des voleurs. ». Mais elle est problématique à long terme : les ressources naturelles sont limitées alors que s’accroît le nombre de consommateurs. Parallèlement, « les troupes du Dieu unique, qui ordonne et punit, veulent replacer le monde sous sa coupe ». La nouvelle querelle des universaux qui en résulte a pour enjeu la compréhension et l’appropriation de la démocratie : la modernité émancipatrice ne pourra se réaliser qu’à la condition de « se déprendre à la fois du religieux et de l’injonction marchande globalisée ». La proposition de Donald Trump de transformer la bande de Gaza en une nouvelle riviera au profit des spéculateurs et des promoteurs immobiliers, en complément des fondamentalismes religieux et identitaires qui minent nos sociétés, donne raison à Sophie Bessis.
Dans son dernier essai Sophie Bessis nous délivre une démonstration argumentée, soutenue et documentée. Pourtant si le concept de judéo-christianisme a germé et s’est développé aussi vite, c’est peut-être parce que le terreau culturel était depuis longtemps amendé avant même son apparition dans l’espace public. La part du judaïsme dans l’héritage culturel de l’Occident chrétien était cultivée dans des cercles étroits mais influents. Mettons de côté les évangélistes antisémites qui souhaitent le retour des Juifs à Sion avant leur conversion qui annoncerait l’Apocalypse, comme le croyait Lord Balfour qui prit l’initiative du foyer national juif en Palestine mandataire et écartons les tenants d’une nouvelle croisade quand les royaumes latins d’Orient luttaient contre les Sarrasins. Les Premiers Pères de l’Eglise, comme Saint Justin, reconnaissaient la part du judaïsme dans la théologie chrétienne qui était Grecque dans sa pensée, romaine dans son organisation et juive dans sa religiosité. Athènes, Rome et Jérusalem. Au XIXe siècle la Franc Maçonnerie dont il faut chercher les racines dans les Lumières, créa des hauts grades, jusqu’à un trente-troisième degré intégrant dans ses rituels du 4e au 18e degré des apports de l’Ancien testament et de la Kabbale juive. Ces rituels sont toujours pratiqués aujourd’hui. Finalement l’’énoncé Judéo-chrétien ne serait-il l’expression d’une sorte de péché originel de violence et de domination que l’Occident porte en lui depuis longtemps et qui s’est révélé avec la Shoah ?
[1] Sophie Bessis. La civilisation judéo-chrétienne, anatomie d’une imposture. Les liens qui libèrent. 2025
[2] Sophie Bessis. Histoire de la Tunisie : de Carthage à nos jours, Tallandier 2019
[3] Sophie Bessis. Habib Bourguiba. Réédition Elyzad, Tunis, 2012
[4] Sophie Bessis. Je vous écris d'une autre rive : lettre à Hannah Arendt, Tunis. Editions Elyzad. 2021 Tunis.
[5] Léon Poliakov. Histoire de l’antisémitisme. Point Histoire. Réédition 2018.
[6] Theodore Herzl, L’État des Juifs, La Découverte, 1989.
[7] Samuel Huntington. Le choc des civilisations. Stock. 1996.
[8] Sophie Bessis. La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchands. La Découverte, 2015