Depuis longtemps, pour faire érudit, on aime citer Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Même Jordan Bardella, le poulain de Marine Lepen l’a fait. On entend à nouveau cette citation ces jours derniers pour asseoir une rhétorique contre celles et ceux qui tentent d’expliquer le massacre d’enfants perpétrés par le Hamas par la situation faite aux Gazaouis. Cette citation est apocryphe, la vraie citation est celle-ci : « Mais Dieu se rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer ». Finalement, je ne sais pas de quoi Dieu rit, peu importe, mais déjà l’évêque d’Hippone, Augustin, 1200 ans avant l’évêque de Meaux, le grand ordonnateur des pompes du pouvoir royal, écrivait à Jérôme de Stridon, le premier traducteur de la Bible en latin : « Dieu est bon, Dieu est juste, Dieu est tout-puissant, nous n’en pouvons douter sans folie, mais qu’on nous dise alors pour quel juste motif les enfants sont condamnés à souffrir tant de maux[1]. On ne connait pas la réponse de Saint Jérôme. Dans ce papier, personnel, j’évoquerai mon ressenti, mon désespoir de citoyen français, parmi tant d’autres, sur ce qui se passe aujourd’hui dans les territoires de la Palestine biblique, mais je convoque aussi la raison, parce que citoyen français, justement.
Dans ma jeunesse, mes parents nous laissaient, mes frères, mes sœurs et moi, l’accès libre à leur bibliothèque. On y trouvait toute la littérature publiée à l’époque sur l’horreur des camps nazis, sur la résistance des Juifs du ghetto de Varsovie ou sur l’épisode de l’Exodus. Je me souviens bien quand j’étais enfant, en 1966, j’allais sur mes 10 ans, quand nous écoutions à la radio les évènements de la Guerre des six jours, mon soulagement et ma fierté pour les Juifs de voir l’Etat d’Israël victorieux. Innocent, je ne savais pas les souffrances des réfugiés palestiniens que cette guerre entrainait. Quelques semaines avant sa mort, en mars dernier, ma mère m’avait demandé de lui acheter pour son anniversaire un livre, La bibliothécaire d’Auschwitz[2]. Ce fut le dernier livre qu’elle sut lire. Il raconte l’histoire de Dita Kraus, une jeune Tchécoslovaque Juive, née un an avant ma mère, qui, au risque de sa vie, cacha huit livres qui permirent à des enfants de continuer à cultiver leur imaginaire avant de disparaître pour la plupart. Sans le savoir, je pense, ma mère suivait le conseil de Paul Ricoeur qui, pour tenter d’approcher au plus près de l’expérience intime de la fin de vie, évoquait les témoignages des survivants des camps de la mort, notamment le récit que fait Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie[3], des tous derniers moments du sociologue Maurice Halbwachs mourant de la dysenterie dans le bloc des agonisants à Buchenwald le 16 mars 1945. J’ai toujours à portée de main dans ma bibliothèque un petit livre : Paroles d’étoiles[4]. C’est un florilège de témoignages d’enfants cachés entre 1940 et 1945 parce que Juifs. Sur les 72 000 enfants juifs en France en 1939, 12 000 partirent dans les camps de la mort et y moururent. Je vous en cite un témoignage : « Je ne chante plus, je ne ris plus, personne ici ne veut comprendre ce qui s’est passé, ce qui peut nous arriver, Où sont mes amies ? La nuit, les enfants crient, se réveillent effrayés par leurs rêves ; Sylvie X ». En 1995, au Rwanda, à la prison pour enfant de Gitarama, j’ai vu des gamins d’à peine dix ans, inculpés de génocide (ils noyaient les nourrissons dans des seaux, pendant que les adultes tuaient leurs parents à la machette) jouer au football innocemment. En 2004, à Srebrenica, j’ai vu des femmes et des adolescents, devant de longs tréteaux identifier leurs maris et leurs pères dans les vêtements et les objets trouvés sur les cadavres que l’on continuait de déterrer des fosses communes. Je suis allé à Hébron en 2005 et j’ai entendu les témoignages de Palestiniens racontant les colons israéliens installés sur les toits des maisons de la vieille ville qui, pendant la nuit, descendaient sur les balcons des maisons casser les pattes des canaris que les enfants élevaient dans des petites cages. Il n’y avait plus de canaris qui chantaient à Hébron pour cultiver l’imaginaire des enfants. Il y a bien sûr une différence de degré entre cette dernière anecdote que je rapporte et tout ce qui précède, mais pas de nature. Les enfants assassinés de manière animale parce que Juifs le 7 octobre dernier et les jours suivants me bouleversent.
Joe Biden a qualifié l’attaque du Hamas de mal absolu. Des stars d’Hollywood ont repris la formule comme un nouveau slogan. Elle est reprise dans les commentaires sur les réseaux sociaux. Kant écrivait[5] : « Il faut distinguer le Mal absolu, celui qu’une sagesse ne peut permettre ni désirer, ni comme fin, ni comme moyen ; et le mal conditionnel ou relatif, lequel n’est jamais compatible à titre de fin avec une sagesse suprême, mais l’est cependant comme moyen ». Continuons donc avec le philosophe allemand Kant dont la pensée illumine toujours notre pensée humaniste issue des Lumières. Pour Kant le mal absolu, diabolique, le mal pour le mal, est impossible parce qu’il n’est pas de l’ordre de l’humain. Pour Kant le degré le plus élevé du mal pour l’humain n’est pas le mal absolu, mais le mal « radical » à la racine. C’est celui de la transgression volontaire d’un impératif moral : celui de ne pas tuer, a fortiori des enfants. Pour Kant encore, ce choix volontaire du tueur de masse relève de sa liberté mais pas de sa sensibilité, il est donc responsable de ses actes et doit-être jugé pour ses crimes. L’humain est capable du mal disait Ricoeur et, selon Kant, la racine du mal est arrachable, par l’éducation notamment. L’humain a une disposition au Bien, à la loi morale, qu’il n’utilise pas toujours mais qu’il transgresse toujours par choix. En même temps l’humain a aussi un penchant au mal qui le tire vers la pente la plus facile, celle qui descend. La première est consubstantielle à l’humain, pas le second, il est donc possible de l’extirper. Alors affirmer que le mal absolu existe, si l’on va jusqu’au bout du raisonnement de Kant, c’est sortir des hommes et des femmes de l’humanité, les renvoyer à leur animalité. C’est approuver les propos de Yoav Galant, ministre israélien de la défense qui a déclaré : « Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence ». La souffrance des enfants serait un mal absolu à cause de leur innocence. Admettons-le, la rationalité de Kant touche là une vraie limite, d’ordre métaphysique. Mais la limite que nous ne devons pas franchir c’est celle qui justifierait a posteriori et pour l’avenir, au nom des enfants massacrés le 7 octobre, la loi du talion sur d’autres enfants. Si nous le faisions nous participerions de l’antihumanisme qui vient et nous banaliserions une fois de plus le mal.
Jacob, le fils d’Isaac et petit-fils d’Abraham, s’est battu contre l’ange envoyé par Dieu et après ce combat il s’est appelé Israël qui signifie « laisse Dieu prévaloir ». Ce nouveau nom était un signe d’acceptation de l’alliance que son père et son grand-père avaient reçue. Ismaël était le premier enfant d’Abraham (Genèse XXV) qu’il eut avec Agar sa servante, sur la suggestion de Sarah sa femme stérile qui finalement donna naissance à Isaac. Ismaël signifie « Dieu entend ma demande » et dans le Coran il est l’ancêtre mythique des Musulmans. Muslimine signifie : ceux qui s’en remettent à Dieu. Ce que Dieu a donné à sa créature c’est la liberté de choisir le bien ou le mal. N’oublions pas, comme l’avaient oublié beaucoup d’intellectuels allemands pendant le nazisme, ce précepte que Kant avait écrit en préface à la Critique de la raison pure : « Notre siècle est le siècle de la critique à laquelle tout doit se soumettre ». Tout, dit-il. Alors, comme citoyen français et comme Chrétien, je suis Israël mais je suis d’abord Abraham.
[1] Lettre à Saint Jérôme sur l’origine de l’âme, écrite en 415 (Œuvres complètes, éd. des Bénédictins. Paris 1869-1873, t. V, p. 461- 462).
[2] Antonio G Iturbe. La bibliothécaire d’Auschwitz. Flammarion 2020.
[3] Jorge Semprun. L’écriture ou la vie. Gallimard 1994
[4] Paroles d’étoiles, mémoire d’enfants cachés (1939-1945). Sous la direction de Jean Pierre Guéno. Editions Librio. 2002.
[5] Kant. Pensées successives sur la théodicée et la religion. Vrin. 1963