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Billet de blog 17 mars 2015

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Quand l'anthropologie nous aide à comprendre

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Publié le 11 mars 2015 dans le magazine mensuel Golias

Philippe Descola, titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France, successeur de Claude Lévi-Strauss, vient de publier un livre d’entretien passionnant(1). Il y revient sur son parcours personnel, scientifique et, à son corps défendant, spirituel. Issu d’une bourgeoisie intellectuelle et humaniste parisienne, ouverte sur le monde, il a bâti sa carrière scientifique sur une volonté d’essayer de comprendre, à partir de ses travaux d’ethnographe chez les Achuar du versant amazonien des Andes péruviennes, les différents rapports au monde que les sociétés humaines ont construit et continuent de construire. L’intitulé de sa chaire semble être un oxymore tant que l’on n’a pas lu cet auteur. Depuis Descartes nous sommes tellement habitués à distinguer l’homme de la nature qu’il ne nous vient pas à l’idée que l’anthropologie, le discours sur l’homme, concerne aussi (et surtout chez Philippe Descola) la nature ou, plus précisément, la place que l’homme réserve dans le monde aux non humains. L’anthropocène qui désigne notre ère géologique contemporaine où l’impact de l’activité de l’homme devient déterminant sur l’évolution de la planète leur laisse une portion de plus en plus congrue. Pourtant ce ne seront pas les ouvertures fécondes que cet anthropologue propose pour fonder une pensée écologique solide qui serviront de point de départ à la réflexion qui suit, mais ses travaux sur les différentes manières dont nos sociétés comprennent le monde dans lequel elles évoluent.

En effet l’enchaînement des derniers évènements dramatiques qui nous touchent en plein cœur de Paris et qui ne concernent plus des pays exotiques, éloignés de nos préoccupations immédiates, nous fait sentir que nous sommes maintenant dans une période d’incertitudes, de doutes et de questionnements sur ce que nous pensions solidement fondé : notre vouloir vivre ensemble en tant que Français, le fameux plébiscite de tous les jours d’Ernest Renan. Bâti sur une construction historique fragile et spécifique à notre pays, ce plébscite semblait avoir la capacité d’intégrer progressivement, souvent dans la douleur, les évolutions sociétales et démographiques que notre histoire collective française avait à gérer. Aujourd’hui les articles, les débats les plus intelligents côtoient les invectives et les pamphlets les plus régressifs.  Les signes se multipliaient pourtant depuis plusieurs années mais c’est la sauvagerie des faits de début janvier qui nous laissent comme sidérés. Alain Badiou(2) parle de crimes de type fasciste, compte tenu des cibles choisies et de la froide violence pour terroriser les citoyens. Malgré toutes ses ambiguïtés politiques, la grande manifestation parisienne du 11 janvier, la plus importante depuis août 44, a montré que la société française était sous le choc et était capable d’indignation. Pourtant L’historien Benjamin Stora(3) faisait remarquer dans un débat sur Médiapart le 23 janvier que « les banlieues » n’étaient pas présentes à ces marches d’union nationale. Même s’il faut être prudent avec ces concepts médiatiques qui souvent embrouillent l’analyse, Benjamin Stora montrait par là que de nombreux Français ne se sentaient pas concernés par cet unanimisme parce que, de fait, ils se sentent exclus de la société. Les parcours individuels des criminels de janvier montrent que ces derniers sont issus de notre société française qu’ils rejettent à tel point que leur radicalisation spirituelle contre nos principes républicains s’est mutée en radicalisation criminelle. Jeunes, banlieues, islam, sont devenus les trois concepts clefs incontournables qu’on utilise ensemble, jusqu’à la nausée, pour commenter ce qui nous arrive. Olivier Roy expliquait le 11 janvier que faute de statistiques ethniques ou religieuses on ne voit pas qu’une majeure partie de nos concitoyens aux patronymes d’origine arabe, ne vivent pas nécessairement dans les banlieues, qu’ils suivent des cursus scolaires normaux, exercent des métiers diversifiés, en pratiquant (ou pas, très souvent) leur foi musulmane de manière apaisée (4). Il ne faut pas oublier que nos grands principes républicains, notamment ceux de la laïcité, de la liberté de la presse ou de l’enseignement public, se sont construits autour de rapports de force, parfois violents, avec l’Eglise catholique. L’arrivée à partir des années 80 dans l’espace public(5) français de la religion musulmane, deuxième religion de France, a modifié ces équilibres. Le catholicisme est endogène à l’histoire politique et institutionnelle française. Le protestantisme a été exclu de cette histoire au XVIIe siècle. Le judaïsme est resté aux marges de cette construction historique jusqu’à ce que Auschwitz scelle la lutte contre l’antisémitisme au cœur de nos valeurs républicaines. L’islam quant à lui a été pour notre nation tour à tour un danger, un ennemi, un allié pour la colonisation en Afrique subsaharienne, une culture exotique avant d’être à partir des années 60 la religion discrète des millions de travailleurs immigrés dont les enfants sont devenus Français. Aujourd’hui du fait de sa visibilité par l’arrivée à l’âge adulte de ces Français et de son écho dans la nouvelle donne géostratégique à l’échelle mondiale, la place l’islam de France dans notre vouloir vivre ensemble doit être pris à bras le corps. Ce travail doit être mené à plusieurs niveaux, politique, bien sûr, mais aussi sociétal, urbain, spirituel (et ne doit pas être l’exclusivité des imams), éducatif(6), intellectuel et anthropologique. Golias a ainsi entrepris depuis les évènements de janvier de publier des textes spirituels et humanistes de penseurs musulmans. Cet article se met dans ce sillon pour aider à penser intellectuellement et spirituellement cet islam qui fait maintenant partie de notre environnement républicain. Nous arrivons, enfin, à notre anthropologue, objet de ce texte.

A partir de son terrain amazonien, Philippe Descola étend sa réflexion aux différentes manières dont nos sociétés s’identifient au monde dans lequel elles vivent. Il revendique le fait que sa vision de l’anthropologie dépasse les sciences sociales traditionnelles pour devenir une science des êtres avec laquelle la philosophie, l’écologie, la science politique, l’histoire et la psychologie collaboreraient. Il rappelle que l’anthropologie politique est née dans un contexte colonial où l’on s’intéressait aux institutions politiques des sociétés soumises à la domination coloniale, mais ces analyses se faisaient toujours du point de vue des sociétés européennes. Les catégories d’analyse du point de vue du soumis n’existaient pas. Il pose l’hypothèse, à partir de ses observations empiriques, que quatre modes d’identification au monde sont mises en œuvres dans nos sociétés humaines : le totémisme, l’animisme, l’analogie et le naturalisme. A part quelques sociétés en voie de disparition en Amazonie et en Australie, nos sociétés contemporaines fonctionnent essentiellement sur le mode naturaliste qui estime que la nature est une réalité indépendante de l’action humaine et que les sciences modernes étudient de l’extérieur, comme en surplomb. Le mode analogique postule que les humains voient les réalités physiques ou morales du monde comme autant de singularités qu’il faut recomposer entre elles pour le rendre intelligible. Nous sommes là au cœur de la pensée religieuse qui voit des analogies entre ces éléments à partir de chaînes symboliques et métaphoriques complexes que les grands livres sacrés nous proposent, ce que Michel Foucault appelait la prose du monde. Ces modes d’identification, que Philippe Descola appelle la composition des mondes, titre de son ouvrage, ne sont pas chronologiques, ils s’interpénètrent, se recomposent et même si certains sont dominants à certaines époques, ils sont universels. Dans notre occident sécularisé qui étend à toute la planète ses modes de consommation et de marchandisation, où la religion chrétienne a participé au désenchantement du monde(7), l’entrée en force de l’islam change la donne. La pensée analogique, dominante en Europe au Moyen Age et à la Renaissance, nous interpelle à nouveau dans notre vivre ensemble. Elle n’est pas une pensée régressive, elle montre simplement que la pensée religieuse, principal vecteur de la pensée analogique, revendique à nouveau sa place dans notre société. Il ne s’agit pas de la combattre, mais de la comprendre et de débattre avec elle.

Au début du XVIIIe siècle, au début des Lumières européennes qui ont pris des directions différentes dans les pays (l’empirisme écossais, le rationalisme français, l’idéalisme allemand), la pensée scientifique peu à peu se libérait du dogme religieux. Auparavant dans ces pays la Renaissance avait posé les bases de l’humanisme en reconstruisant la pensée antique Les guerres de religion qui avaient ensanglanté l’Europe commençaient à s’estomper. Des cercles de pensée ont voulu alors mettre à l’abri, à la fois de la morale religieuse triomphante et de la pensée scientifique en plein envol, la bonne vieille pensée symbolique qui par analogie fait le lien entre des signes, des phénomènes, des formes, des textes et des significations humaines. Jusque cette époque la religion arrivait à tenir plus ou moins ensemble toutes ces pensées. L’autonomisation de la sphère scientifique par rapport au dogme religieux laissait en suspend ce besoin anthropologique d’une pensée symbolique pour composer le monde. La morale religieuse et ses dogmes prescriptifs d’un côté et la pensée déductive par la preuve de l’autre ne prenaient plus en charge cette pensée analogique qui, des mystères d’Eleusis au pythagorisme en passant par les forêts sacrées d’Afrique, le Livre des morts Egyptien, les pierres levées celtiques, l’ésotérisme soufi et chiite, la kabbale, l’alchimie, l’astrologie mésopotamienne, la gnose, les pyramides de l’ancien et du nouveau monde, l’héraldique des chevaliers, le Vedanta et les sagesses immanentes d’Orient, a produit de magnifiques œuvres, tout simplement humaines. Les symboles ont toujours été construits par l’homme qui a besoin de représentations pour tenter de comprendre son environnement à partir des signes que la nature envoie : le rythme du temps, la voûte étoilée, les saisons, nos deux astres diurnes, nos astres nocturnes.

L’islam, comme les autres religions participe de cette représentation du monde et y apporte son génie propre. Le chiffre 33 qui a une résonnance particulière pour les chrétiens a également une signification forte pour les musulmans. Il est le chiffre d’une génération humaine, l’homme qui a traversé trois générations successives a accompli son parcours sur terre. Dieu a 99 noms. Le cycle de la lune et le cycle du soleil sont en phase tous les 33 ans. Les fêtes musulmanes qui suivent le rythme lunaire tombent à la même date du calendrier solaire tous les 33 ans. Une antique observation astrologique donne la clef d’un chiffre symbolique au cœur des références chrétiennes et musulmanes. La bible et le coran racontent qu’Abraham ne pouvant avoir un enfant de sa femme Sarah, sur les conseils de celle-ci, eut un premier enfant, Ismaël, avec sa servante Agar. Il eut plus tard avec Sarah, finalement devenue féconde, Isaac. Estimant en dernière analyse que l’alliance qu’il avait contractée avec Dieu concernait la descendance qu’il aurait avec Sarah, il chassa, encore sur les conseils de Sarah, Agar et Ismaël dans le désert. Ça commençait donc mal entre les deux fils, ça ne s’est pas amélioré dans la famille depuis. La descendance d’Isaac aurait donné le peuple Hébreu et la descendance d’Ismaël, les Arabes. Les musulmans pensent que la Kaaba a été construite par Abraham et Ismaël. Pour les Chrétiens, comme pour les musulmans, le verbe, la parole, écrite ou dite, est le vecteur par lequel la transcendance s’est adressée aux hommes. C’est pourquoi la connaissance de la construction historique des textes révélés est importante pour bien asseoir une réflexion symbolique. Ce travail d’exégèse est largement entamé par les chercheurs chrétiens depuis les difficiles débuts de l’abbé Alfred Loisy qui a du lutter contre sa hiérarchie. Cette recherche existe dans l’islam mais elle a du mal à trouver sa place face aux lectures littérales du Coran que le wahhabisme saoudien impose au monde musulman  à partir de son pétrole et de la garde des lieux saints de l’islam. Historiquement, le Coran tel que nous le connaissons a été « recensé » par les 3 Califes qui ont succédé à Mohamed : Abou Bakr, Omar et Uthman. Ce travail de recension, lié à la construction des Etats musulmans et donc celle de la question du pouvoir, a été l’objet d’enjeux symboliques et temporels importants. Au cours des 25 années qu’a duré la révélation mohammadienne, les dires du prophète étaient écrits sur divers supports : des omoplates de chameau, des pierres plates, des papyrus etc. Ces divers matériaux épars devaient être rassemblés dans un texte unique afin que les arabes musulmans en pleine conquête territoriale aient leur propre texte face aux grandes religions monothéistes de l’époque : le judaïsme, le christianisme et le mazdéisme. Ce travail a été réalisé plusieurs années après la mort du prophète. Ainsi les sourates du Coran ne sont pas classées selon un ordre chronologique, au fur et à mesure des dires de Mohamed, mais en fonction d’un ordre plus circonstanciel, lié au contexte sociopolitique de l’époque de la recension. Les exégètes ont pu repérer dans le Coran les sourates dites médinoises, celles d’après l’hégire et qui ont un caractère politique, elles organisent la communauté et le pouvoir, elles sont prescriptives. Les sourates dites mecquoises, celles du début de la révélation, ont un caractère plus spirituel. Les premières sont circonstancielles, les secondes universelles. Dès les débuts de l’islam, quatre grandes écoles de pensée théologique se sont partagées l’interprétation religieuse du Coran. Mais aujourd’hui les discussions plus ou moins érudites qui cherchent dans le Coran, comme dans la Bible ou dans les évangiles, l’existence d’une violence essentielle, la justification des inégalités entre les sexes, voire même l’inverse, un irénisme substantiel, une libération de la femme avant la lettre, n’ont aucun intérêt, elles empêchent toute recherche symbolique. A coup de citation décontextualisées, des pseudos exégètes de chaque camp ajoutent de la confusion à l’ignorance.

Parmi les sourates mecquoises, la plus ancienne sourate relate la première apparition vécue par Mahomet. Elle commence par cette injonction de Djibril (Gabriel) à Mohamed : « Lis (récite) ce que ton Dieu te dit ». Ce n’est qu’à la troisième injonction, alors qu’il répète qu’il ne sait ni lire ni écrire que Mohamed s’incline et que la révélation commence. « Ikra » est l’impératif du verbe « kara a » qui a donné le nom al koran qui veut donc dire ce qui doit être lu, récité. Le Livre n’est pas ce qui est écrit mais ce qui doit être lu, ce qui doit être verbalisé. Les musulmans dénomment les juifs et les chrétiens comme étant les gens du Livre. En se cantonnant à une lecture symbolique et non religieuse, on mesure là la force du symbole de cette sourate qui montre que, de la même manière que le Jean du Prologue, Mohamed peut, lui aussi, être considéré symboliquement comme l’Initié.

Allons un peu plus loin dans l’analyse, allons dans le champ de la philologie. Au-delà du Coran, c’est la langue arabe qui mérite une réflexion approfondie. Les évangiles de Jean et de Luc ont été écrits en grec, les autres évangiles l’ont été en araméen une langue sémitique, comme l’arabe et l’hébreu. Au passage, déjà Rabelais, homme de la Renaissance, faisait dire à Gargantua qui conseillait son fils Pantagruel qu’il fallait lui apprendre l’arabe pour mieux comprendre les écritures saintes. Au cœur de la langue arabe, comme dans les autres langues sémitiques, se trouve la notion de racine verbale. La racine verbale est en général composée de trois syllabes à partir desquelles en ajoutant des préfixes ou des suffixes, en modifiant telle ou telle voyelle on modifie le sens d’un mot à partir d’une configuration de sens. Tout le vocabulaire sémitique est construit autour de cette structure verbale. Ainsi au cœur de la langue arabe se trouve le mot verbe, fahala, qui est également la racine du verbe faire. En arabe dire c’est donc faire. « Au commencement était le verbe » signifie simplement dans les langues sémitiques : à la racine de toute réalité concrète, il y a la racine verbale. D’ailleurs dans la Genèse, les choses existent, elles sont créées, quand elles sont nommées par Dieu : « lis (récite) ce que ton Dieu te dit » « au commencement était le verbe ». L’hominisation de l’Homme a commencé avec la parole, le verbe créateur. Le logos grec, assimilé à la raison, est repris, approfondi et resitué dans une intuition anthropologique universelle plus vaste. Le mot Europe qui vient d’une princesse phénicienne enlevée par Zeus, a lui même, la même racine trilitère que le mot arabe, a-r-b qui veut dire nomade.

Pour sortir des mauvais débats sur l’islam que nous imposent des chroniqueurs à la pensée courte qu’une guerre binaire des civilisation arrange finalement, on pourrait conseiller à ces derniers de relire sur le sujet Rousseau (plutôt que Voltaire), Lamartine (plutôt que Chateaubriand) ou Hugo qui comparait Mahomet à Hermès dans la Légende des Siècles. Gérard de Nerval dans son voyage en Orient raconte qu’il a été initié chez les druzes au Liban. Les Druzes sont une dissidence du Chiisme duodécimain en contact avec les croisés et qui appellent les occidentaux : leurs frères écossais. Le soufisme est la dimension mystique de l’islam. Il est d’ailleurs vivement combattu par les salafistes, une dénomination qui vient du mot As Salaf qui désigne les premiers compagnons du prophète. Les salafistes promeuvent une lecture littérale du Coran, un peu comme les pentecôtistes créationnistes chrétiens ou les radicaux juifs le font des évangiles et de la Torah. Ca ne fait pas de tous ces gens des terroristes qui passent à l’acte mais ces lectures appauvries contribuent au développement d’une ignorance symbolique et à la radicalisation meurtrière.

Terminons cet article par une convergence symbolique tout à fait étonnante entre la tradition chrétienne et le Coran. Au Vie siècle Grégoire de Tours dans son histoire des martyrs, rapporte une légende chrétienne qui lui est parvenue d’Asie Mineure, d’Ephèse, la ville d’Artémis, la déesse vierge, la ville d’Héraclite qui le premier a pensé l’Unité de toute chose, et plus tard le lieu de la demeure de Marie, de Jean et de Marie Madeleine qui serait partie de ce grand port avec sa famille (Marthe et Lazare) pour l’autre côté de la méditerranée. Comme configuration symbolique, Ephèse, c’est du lourd. L’histoire, reprise au XIIe siècle par Jacques de Voragine dans la Légende dorée, raconte que sous l’empereur Dèce, au milieu du 3e siècle, sept fonctionnaires romains refusant d’abjurer leur nouvelle foi chrétienne s’enfuirent dans une grotte où, trouvés endormis, ils furent emmurés vivants. Deux cent cinquante ans plus tard, alors que le christianisme était la religion de l’empire, ils furent retrouvés encore vivants dans la grotte. Cette légende est reprise intégralement dans la Sourate 18 appelée La Caverne, Al Khaf. Elle y apporte toutefois quelques inflexions, notamment sur le nombre de dormants, dont curieusement, on dit qu’il importe peu qu’ils soient 3, 5 ou 7, et la durée de leur sommeil. Le fameux Inch’Allah qui ponctue souvent les fins de phrases des musulmans, vient de cette sourate : seul Dieu maîtrise l’avenir puisqu’il est l’unité du tout. Il faut se cacher pour préserver la vérité de l’unité. Comment ne pas voir autour de cette caverne, une convergence symbolique étonnante : Platon, bien sûr, Héraclite d’Ephèse qui estimait que le logos éclairait et occultait à la fois le réel, la tombe de Marie Madeleine dans une caverne du massif de la Sainte Baume près de Marseille, la même que Maître Jacques, l’architecte du temple de Salomon selon la légende des compagnons du devoir. Un vieux sanctuaire à Diane, la version romaine d’Artemis, y a été découvert.  Les sept dormants d’Ephèse font l’objet d’un culte particulier dans la chapelle bretonne du Vieux Marché près de Saint Brieux. L’oratoire est une grotte construite sous un Dolmen. Ernest Renan mentionne ce lieu de culte qui daterait du 5e siècle. En 1954 au début de la guerre d’Algérie l’orientaliste catholique Louis Massignon proposa qu’elle soit un lieu de prières commun aux Musulmans et aux Chrétiens, ce qu’elle est toujours aujourd’hui. Les sept moines de Tiberrine y sont évoqués sous le nom des sept dormants d’Ephèse. La construction symbolique est permanente.

Une tradition musulmane rapportée par Louis Massignon raconte que de tous temps, dans le monde, sont répartis des inconnus, solitaires, ordinaires, qui ont pour charge, là où ils sont, dans leur milieu, par leur simple témoignage et leur présence, d’empêcher que les portes d’airain qui enferment Gog et Magog au bout du monde et au fond de nous même ne s’ouvrent à nouveau pour déchaîner sur l’humanité leur violence aveugle. On les appelle des « awal », des uniques. Où sont les « awal » contemporains ? Pensons aux Pères jésuites Paolo Dal l’Oglio et Frans Van den Lugt qui travaillaient en Syrie. Le premier a disparu et le second a été assassiné en juin dernier. Le père Paolo avait réhabilité le vieux monastère de Marmoussa dans le désert syrien où il officiait en araméen et conduisait des prières conjointes pour les communautés locales chrétiennes et musulmanes. Des juifs de passage participaient à ces séances. Il essayait comme il disait de « retravailler l’alliance abrahamique ». Le père Frans à Homs dirigeait un centre pour enfants handicapés mentaux et avait orienté sa pédagogie autour de ce qu’il appelait « l’alliance adamique » en construisant dans le vaste domaine viticole qu’il pilotait des petits lieux de culte de toutes les religions du monde. L’un et l’autre animaient tous les ans des marches le long de la vieille route abrahamique qui avait mené Abraham de Ur en Chaldée à Hébron où il serait enterré dans le caveau des patriarches aux côtés de Sarah.


(1) Philippe Descola. La composition des Mondes, entretiens avec Pierre Charbonnier. Flammarion 2014.

(2) Alain Badiou Le rouge et le tricolore. Le Monde du 27 janvier.

(3) Benjamin Stora est historien, spécialiste du Maghreb et de la guerre d’Algérie. Il est président du directoire de la cité de l’histoire de l’immigration, porte Dorée à paris.

(4) Olivier Roy, La communauté musulmane n’existe pas, Médiapart, entretien du 11 janvier 2015

(5) L’espace public est entendu ici au sens de Jürgen Habermas, il s’agit de ces endroits de débats publics (matériels ou immatériels) : presse écrite, audio ou télé, réunions publiques, cafés, médias web, toile où se forge l’opinion publique.

(6) On espère que le rapport de Régis Debray sur l’enseignement du fait religieux publié après les attentats de 2001 sera approprié sérieusement cette fois ci par l’éducation nationale.

(7) Lire Marcel Gauchet : le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985). Il y explique que le christianisme est « la religion de la sortie de la religion », c'est-à-dire une religion qui contient potentiellement en elle la dynamique de sécularisation.

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