4e de couverture
A partir d’une généalogie de la révolte, en 1951, en écrivant l’Homme révolté, Camus s’interrogeait sur le nihilisme révolutionnaire qui au début de la guerre froide amenait l’humanité dans une impasse. Opposant les révoltes aux révolutions, il montrait que le révolté, contrairement au révolutionnaire mettait toujours la vie au-dessus de tout principe au cœur de la révolte. Depuis la mort de Camus de nombreuses révoltes et des révolutions sont passées : les indépendances africaines, la lutte pour les droits civiques, Solidarnosc, mai 68, l’Iran, la lutte contre l’apartheid, l’intifada et bien sûr les printemps arabes. L’alter mondialisme se développe. Le compte à rebours climatique a commencé. Dans le contexte de la fin de l’histoire annoncée dans un vaste marché mondialisé, à partir d’un inventaire choisi des révoltes collectives depuis soixante ans, l’auteur reprend pas à pas la lecture de l’Homme révolté, chausse les espadrilles de Camus et s’interroge sur sa pertinence aux temps présents.
Interview Pour Golias.
Golias : En cette année du centenaire de la naissance de Camus, La pensée de ce philosophe, peut-elle nous aider à répondre aux défis de notre époque ?
Christophe Courtin : Oui. C’est ce que j’essaye de regarder en expérimentant sa pensée à l’aide d’un de ses livres qui a déclenché de vives polémiques à l’époque (1951) et qui a scellé sa rupture avec Jean-Paul Sartre : L’homme Révolté. La pensée de Camus mérite mieux qu’une commémoration elle doit être expérimentée aux réalités d’aujourd’hui.
Golias : Que voulez-vous dire par expérimenter ?
Christophe Courtin : C’est aller plus loin que le commentaire. C’est reprendre le texte, respecter son rythme, sa structure, pas à pas, et le réécrire au fur et à mesure qu’il avance en se demandant ce qu’aurait pensé et écrit Camus devant le monde et ses déchirements tel qu’il est soixante ans après la publication du livre. Je chausse ses lunettes, ou mieux ses bottes en me mettant exactement dans ses traces. J’avais déjà expérimenté cette manière de lire et écrire dans mon précédent livre sur Heidegger.
Golias : Comment avez-vous découvert Camus ?
Christophe Courtin : Récemment. Dans ma jeunesse j’avais lu La Peste comme l’histoire romancée d’une épidémie, l’aspect clinique m’avait intéressé mais sans que j’en saisisse la portée politique et éthique. En classe de première nous avions étudié Les Justes. Je suis passé à côté. Plus tard, au cours de mes études et de mes lectures, sans l’avoir lu, je suis resté sur ce qu’on disait banalement de lui : un philosophe mineur pour classes de terminale. Sans prétendre que Michel Onfray l’ait réhabilité, Sartre l’avait déjà fait à la mort de l’écrivain, c’est la lecture de sa belle biographie qui m’a donné envie de le lire sérieusement et j’ai commencé par l’Homme Révolté.
Golias : Votre réécriture de Camus semble bien pessimiste.
Christophe Courtin : Oui, certainement. J’ai le sentiment que l’absurdité du monde entraîne l’humanité vers son effacement. Dit comme cela, ce n’est pas joyeux, j’en conviens. Ce que je comprends de ce qu’écrit Camus en 1951, c’est que la sortie de l’impasse totalitaire vers laquelle l’humanité s’embarque à cette époque ne se trouve pas dans les idéologies, y compris religieuses, d’un sens de l’histoire mais dans la proclamation de la liberté du révolté qui fait de la dignité humaine une valeur qui le dépasse et pour laquelle il est prêt à donner sa propre vie. Un humanisme, au beau et vrai sens du terme. L’absurdité du monde à laquelle croit Camus, n’est pas une résignation, une apathie, au contraire elle est une invitation à s’y engager et à le construire nous même au jour le jour. A l’inverse du nihiliste qui voit dans cette absurdité une absence de sens qui justifie son égotisme et sa propre violence. Je suis pessimiste parce que je pense que les barrières humanistes qui ont permis de combattre les totalitarismes du XXe siècle se sont affaiblies sous les coups de boutoir de la nouvelle pensée nihiliste de l’absence d’alternative à la liberté des marchés.
Golias : En quoi alors l’Homme Révolté est-il contemporain ?
Christophe Courtin : La pensée nihiliste dont Camus fait la généalogie semble avoir gagné la partie. Aujourd’hui, cette pensée n’est plus simplement portée par des révolutionnaires ou des terroristes, au sens historique qu’il faut donner à ce mot, mais aussi par une bonne partie de nos élites économiques, financières et politiques. L’objet de mon livre est de transposer à la critique de Camus sur le totalitarisme considéré à l’époque comme une étape historique, la situation contemporaine d’une mondialisation consumériste considérée aujourd’hui comme notre horizon historique. Mon livre, est la tentative de cette transposition avec les mêmes outils intellectuels que ceux qui ont été pensés par Camus. Je trouve que ça marche.
Golias : Camus dans son livre nous brosse l’histoire intellectuelle de l’individu révolté au sens métaphysique ou historique, depuis l’antiquité jusqu’au nihiliste russe. Vous proposez une autre histoire.
Christophe Courtin : Le livre de Camus est divisé en trois parties. Il pose d’abord la problématique de la liberté dans l’histoire, ensuite, dans la partie la plus nourrie, il brosse une histoire intellectuelle de l’homme révolté, de Prométhée à Ivan Karamasov, dans une dernière partie il analyse et tire des conclusions de cette histoire humaine. Je respecte la même structure mais dans la partie centrale je m’arrête sur l’histoire des révoltes collectives qui se sont déroulées depuis la mort de Camus : les luttes post indépendances, le combat pour les droits civiques, Mai 68, Solidarnosc, la lutte contre l’apartheid, la première intifada, les révoltes tunisiennes et égyptiennes, l’alter mondialisme et je prends un peu de temps pour analyser le phénomène des indignés. J’essaye aussi d’être lucide sur les contradictions et la portée réelle de ces évènements. De ce matériau historique, à partir d’une lecture camusienne, je tente de dégager des lignes pour les actions qui permettront à l’humanité d’éviter une sortie de route.
Golias : Y a-t-il des points sur lesquels vous ne suivez pas la pensée de Camus. Pour lesquels vous ne chausseriez pas ses espadrilles, pourrait dire Onfray.
Christophe Courtin : Oui, bien sûr. Disons qu’il y a un aspect de sa pensée avec lequel je suis en désaccord, un autre qui me semble discutable et un dernier qui a trait à sa vision historique pour lequel j’émets des réserves, ou plutôt qui présente des limites. Pour le premier aspect, c’est sa vision du rôle de la femme comme révoltée que je n’approuve pas. Il reprend des auteurs qui cantonnent la place de la femme dans la révolte au ressentiment sensé être une caractéristique féminine. L’histoire montre que c’est une vision fausse, bien sûr. Sur le second aspect, je le trouve très européocentré, si vous me permettez ce néologisme. Toutes les cultures sont porteuses de valeurs humanistes. Enfin, je trouve que sa démonstration, convaincante, aurait gagné à être mieux ancrée dans l’histoire concrète des luttes et des mouvements sociaux. La révolte est une attitude intellectuelle individuelle mais elle est aussi un engagement collectif.
Golias : Faut il a voir lu Camus pour comprendre votre livre ?
Christophe Courtin : Pas nécessairement. Mais si mon livre pousse le lecteur à le lire, c’est très bien.
Golias : Devant le sombre bilan que vous dessinez, que faire ?
Christophe Courtin : Aurait dit Lénine…Je reviens sur le mot humanisme. Je mets derrière ce mot toutes les attitudes, les pensées, parfois contradictoires entre elles, souvent construites idéologiquement et toujours historiquement marquées, qui mettent la dignité de l’individu libre dans une collectivité dont il est solidaire, au cœur de la réalité. Il peut appartenir à plusieurs collectivités et l’appartenance à l’une d’entre elles n’est jamais exclusive des autres. Les humanistes ne bradent pas cette pensée quand il faut agir, au contraire elle est leur boussole. C’est cet humanisme qui en Europe et au Moyen Orient a sauvé la culture antique pendant le haut moyen âge européen, c’est celui de la Renaissance, celui des Lumières, celui du mouvement communal, du syndicalisme, celui du Conseil National de la Résistance. Ces pensées existent et ont existé dans toutes les cultures. Elles ont quelquefois développé des mauvais rejetons, mais la racine est bonne. La question centrale que nous devons résoudre est celle du rapport de force qu’il faut instaurer pour changer le cours des choses et pour que cet humanisme reprenne la main dans notre contexte de mondialisation accélérée. Ce rapport de force passe par les révoltes, il y en aura de plus en plus, et leur articulation ; le combat intellectuel et spirituel, Golias y participe vaillamment ; l’exigence, ici et maintenant, là où nous sommes, au quotidien, avec nos marges de manœuvre, de promouvoir la dignité d’homme libre, la nôtre et celle de ceux qui nous accompagnent, au sens large et étymologique du mot ; de participer à l’espace public, à la vie politique. Onfray nous décrit un Camus assez joyeux, solaire en tout cas. Alors disons que devant la marche du monde, il faut être lucide et joyeux. Lucide en pensée et joyeux dans l’action. Dans ces combats, l’humour est une arme redoutable, rappelez vous mai 68. Il faut atteindre une masse critique pour faire bouger les lignes, bref non pas simplement s’indigner, c’est un bon début, nécessaire, mais combattre. Combat, le magnifique titre du journal de Camus.