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Billet de blog 18 juin 2023

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Alain Touraine : le dernier moderne ?

« Ce choix à faire, entre un langage qui n’a plus de réalité et une réalité qui n’a pas encore de langage, c’est ça la France de gauche des cinquante dernières années », déclarait le sociologue Alain Touraine en 2008. Il vient de nous quitter le 9 juin dernier dans sa quatre-vingt-dix-septième année.

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« Ce choix à faire, entre un langage qui n’a plus de réalité et une réalité qui n’a pas encore de langage, c’est ça la France de gauche des cinquante dernières années », déclarait le sociologue Alain Touraine en 2008. Il vient de nous quitter le 9 juin dernier dans sa quatre-vingt-dix-septième année. Sociologue du travail, des mouvements sociaux et de l’action, il représentait avec Michel Crozier, Pierre Bourdieu, Georges Balandier, Claude Lévi-Strauss ou Raymond Boudon cet âge d’or de la sociologie et de l’anthropologie françaises des années 70-90. Ils cherchaient et trouvaient les mots pour rendre intelligible le réel, le social, les cultures, pour en « vendre la mèche » disait Bourdieu, afin d’ouvrir les voies d’une émancipation de l’individu, en faisant de ce dernier un sujet pensant, capable d’auto réflexivité, et donc un acteur de transformation sociale. C’était le sens de l’engagement intellectuel d’Alain Touraine qui s’appuyait sur son vécu pour penser le réel dans ses travaux, depuis les mines de charbon du valenciennois au début de ses recherches à la sortie des années 40, jusqu’au mouvement zapatiste en passant par Renault, l’université de Nanterre, le Chili, Mai 68, et Solidarnosc. Il était un penseur des mouvements sociaux qui traduisent l’état des rapports de force au sein des sociétés tout en les faisant évoluer.

Aujourd’hui pour Alain Touraine la « réalité qui n’a pas encore de langage » de gauche serait incarnée dans les luttes collectives contre l’ordo libéralisme financier qui démantèle systématiquement les droits sociaux, aggrave la crise climatique et creuse les inégalités, dans un monde où les riches font sécession. En face « le langage qui n’a plus de réalité » serait à la fois celui, marxiste, de la lutte des classes, des rapports de production ou de la révolution et celui libéral de la main invisible du marché et de l’économisme brutal. En 1976 il écrivait[1] qu’il fallait « renoncer à considérer les classes comme des groupes réels et reconnaître la réalité (…) des conflits entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui luttent contre cette appropriation privée. » Alain Touraine a ainsi salué le tournant libéral du gouvernement Mauroy de 1984, soutenu le plan Juppé de la réforme des retraites en 1995 et dénoncé les grèves de 2003 contre le la loi Fillon sur les retraites. Ces choix, que l’on pourrait prendre pour contradictoires avec ses engagements intellectuels ne l’étaient pas à ses yeux : ces mobilisations sociales arrivaient trop tard et n’avaient pas la force pour influencer la dynamique libérale de la mondialisation où se situent les pouvoirs réels. Seule la construction européenne dépassant l’Etat nation permettrait à notre modèle européen de se battre face à l’hégémonie technologique et militaire des Etats Unis et face à la puissance totalitaire chinoise. En 1994 il se présenta sur une liste européenne avec Bernard Henri Levy. En 2017, il fut un fervent soutien d’Emmanuel Macron, voyant dans ce jeune candidat, une volonté capable de dynamiser notre vieux pays fatigué. On imagine qu’avec beaucoup d’autres intellectuels, dont ceux de la mouvance ricoeurienne, il avait vite déchanté. Dans le mouvement des Gilets jaunes[2], il voyait un désespoir, un ras le bol, d’une partie des Français qui perdent pied dans l’ordre économique mondial. Mais ce mouvement social selon lui partait dans une impasse et était récupéré par le populisme d’extrême droite comme par celui de l’extrême gauche ; deux populismes qu’il renvoyait dos à dos. Il devait penser la même chose du dernier épisode sur les retraites.

L’acteur vu comme le vecteur du changement social, qu’il théorisait dans ses premiers travaux était, de manière indifférenciée, une femme ou un homme. Après la publication en France en 2005 des travaux de la philosophe américaine féministe Judith Butler[3] il intègre les questions du genre dans ses analyses[4].  où le sujet sexué est envisagé comme acteur à part entière de sa propre construction, non seulement corporelle mais aussi culturelle et politique. Dès lors, selon lui, Les femmes tiendraient le rôle d'avant-garde qui fut jadis celui des ouvriers dans la société industrielle. Les grands mouvements sociaux féministes aujourd’hui dans le monde semblent lui donner partiellement raison, car c’est par l’alliance des mouvements féministes, climatologiques et pour les droits sociaux que le rapport de force pourra évoluer contre l’ordo libéralisme autoritaire des riches.

Il était un moderne au sens de la définition qu’il donnait de la modernité. Il croyait en « l'efficacité de la raison instrumentale, de la force libératrice de la pensée critique et de l’individualisme[5] » Il entendait certaines critiques de la modernité qui voient dans celle-ci une emprise du système marchand capitaliste sur les individus, par la standardisation et la normalisation des modes de consommations. « N’est-elle pas aveugle en réduisant la société à un marché et en ne se souciant ni des inégalités qu'elle accroît ni de la destruction de son environnement naturel et social qui s'accélère ? ». Il était conscient que la modernité des droits de l’homme et de l’Etat de droit, qu’il prônait, était fragile après les totalitarismes du XXe siècle et devant la nouvelle montée du relativisme, du racisme et du différentialisme. Il redoutait le nouvel antihumanisme qui vient, et il croyait en l’émergence du sujet humain « comme liberté et création[6] ». Il reconnaissait dans la sociologie de Karl Marx la puissance explicative de l’idée que toute société était le produit de l’activité humaine et de ses rapports de production, mais il estimait que le refus chez Marx de considérer l’individu comme un sujet rationnel, acteur de son émancipation, mais comme simple homme social historicisé dans un mode de production, annonçait le stalinisme.

L’âge d’or de la sociologie française fut aussi celui des philosophes de la « French Theory », Derrida, Foucault ou Deleuze, qui exportèrent aux Etats Unis le déconstructivisme remettant en cause la validité de vielles catégories universelles, comme celles de nature humaine, de pouvoir, voire de langage. Et si la réalité des mouvements sociaux contemporains n’a pas encore de langage mobilisateur, ne serait-ce pas tout simplement parce qu’il ne peut plus y en avoir dans notre postmodernité relativiste ? En tant que représentant des derniers penseurs de la modernité Alain Touraine a également contribué à cette perte de langage de gauche par son humanisme idéalisé, ayant perdu, au fil de sa carrière, cet ancrage dans la réalité du travail concret des individus et des rapports de production. Nous devons retrouver ce langage émancipateur, expliqué depuis le réel des activités humaines. Il est grand temps.

[1] Alain Touraine. Au-delà de la crise. Seuil 1976

[2] Écouter son interview sur France Culture en décembre 2018

[3] Judith Butler. Trouble dans le genre. Traduction. Editions de la Découverte. 2005

[4] Alain Touraine. Le monde des femmes. Fayard 2006

[5] Alain Touraine. Critique de la modernité. Fayard 1992

[6] Alain Touraine Défense de la modernité. Le seuil 2018

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