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Billet de blog 18 octobre 2024

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Liban, bien qu’aveugle sur fond de nuit…faut vivre.

Interview de Mayla Bakhache du Mouvement social libanais, réalisé par Christophe Courtin pour la revue n°835 Golias du 10 au 16 octobre

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Mayla Bakhache a été secrétaire générale du Mouvement Social Libanais (MSL) une des plus anciennes et importantes association libanaise intervenant dans le domaine du développement social sur l’ensemble du pays. Elle est aujourd’hui au comité de direction chargée de renforcer la représentation, le rôle et le fonctionnement de l’assemblée générale de l’association pour en renouveler la dimension citoyenne active, affirmée à l’origine de sa fondation en 1961[1]. Construit sur une base multi confessionnelle dans ses instances, dans ses équipes salariées (187), ses bénévoles et ses bénéficiaires, le MSL s’est donné pour mission de faciliter l’accès des plus pauvres à l’autonomie et à la citoyenneté et d’impliquer les jeunes du Liban dans le développement et l’amélioration de leur société. L’association gère une quinzaine de centres de développement sur tout le territoire et dans la périphérie de Beyrouth en proposant des services concrets à plusieurs milliers de jeunes : école maternelle, soutien scolaire, centres de formation professionnelle, sensibilisation à la citoyenneté, ateliers de théâtre, espaces de débats et d’expression. Le MSL promeut un certain nombre de valeurs comme la laïcité, le non confessionnalisme, le développement de tous et de chacun, le non caritatif, la citoyenneté ouverte et la non-violence comme forme de changement.

(l’interview a été relu par Mayla Bakhache)

Golias : Comment vivez-vous ces derniers jours l’enchainement des évènements et cette nouvelle guerre israélo-libanaise qui commence ?

Mayla Bakhache : Nous vivons au jour le jour, heure après heure, cela donne du recul, de la détermination, du courage aussi, même si l’espoir semble aux oubliettes, mais comme le disait Mouloudji « Et bien qu'aveugles sur fond de nuit, entre les gouffres infinis, des milliards d'étoiles qui rient, faut vivre ». Il faut vivre, donc. Je crois d'ailleurs qu'on apprend à vivre seulement quand on se dégage de l'espoir illusoire.

Golias : Comment le MSL réagit il face à l’afflux de ces réfugiés fuyant les bombardements israéliens ?

Mayla Bakhache :   Après le 7 octobre il y en a eu près de 70 000 fuyant la frontière sud du Liban, au démarrage des bombardements la semaine dernière, ils étaient 300 000 et avec les tous derniers bombardements sur Beyrouth et le début de l’invasion terrestre, on estime le nombre de déplacés à un million un quart. Il faut les accueillir et leur apporter le soutien matériel, social et psychologique. Nous avons dû fermer nos centres au sud Liban (excepté dans la ville de Saida, épargnée jusqu’aujourd’hui), rapatrier et répartir nos personnels qui sont pour certains eux-mêmes réfugiés, nous nous coordonnons avec les autres associations et sous les auspices des instances publiques dans les lieux ouverts aux déplacés, les écoles principalement. Outre la réponse à l’urgence, notre ligne est de créer des passerelles entre les centres de déplacés et le milieu d’accueil pour dépasser les logiques communautaires qui sont toujours à l’œuvre dans notre pays clivé. Les déplacés appartiennent essentiellement à la communauté chiite, le risque étant les communautés chrétiennes et sunnites estiment que c’est le parti armé chiite, le Hezbollah, qui les a entrainé dans cette nouvelle guerre avec Israël. Dans notre travail dans les centres, nous mettons en avant les valeurs d’accueil et de bienveillance pour désarmer l’hostilité que l’afflux des déplacés suscitent. Pour l’instant les citoyennes et les citoyens libanais sont au rendez-vous. Si la guerre devait durer, de nouvelles tensions pourraient monter.

Golias :   En France, on lit que l’Etat libanais n’existe plus. Qui alors gère la situation des déplacés et coordonne l’assistance ?

Mayla Bakhache :   C’est une vision galvaudée de la réalité libanaise qui arrange les voix misérabilistes et assistancialistes. Certes les institutions sont bloquées, nous n’avons plus de président de la République depuis deux ans, la corruption règne à tous les étages de l’administration, mais il y a encore des services publics qui fonctionnent même a minima et l’administration a une expérience de ces périodes de guerre. Si on excepte la guerre israélo palestinienne de 1947-1948, nous subissons notre quatrième invasion israélienne : l’opération Litani de 1978 avec l’occupation permanente de la bande frontalière, Paix en Galilée, en 1982, quand l’armée d’Invasion Israélienne est arrivée à Beyrouth, en 2006 et aujourd’hui en 2024. Il y a plus d’un an le MSL a participé à la préparation d’un plan pour accueillir les déplacés en cas de guerre, coordonné par le gouvernement libanais. Même si l’ampleur et la répartition géographique des déplacés dépassent le plan, les services de l’Etat ont su réagir : ouverture des écoles publiques et des centres sociaux, évacuation organisée, coordination des acteurs associatifs. L’objectif est d’accueillir tout le monde, certains vont dans leurs familles ou chez des amis. Il n’y a presque pas de réquisition de logements vides pour éviter les phénomènes de « squatérisation » quand la situation redeviendra normale et les écoles confessionnelles, chrétiennes pour la plupart, n’ont pas encore été ouvertes pour les déplacés. Il n’y a pas beaucoup de moyens mais la solidarité entre les habitants complète pour l’instant. Ce n’est pas le chaos dans le pays mais la situation est dramatique pour un million de Libanais et leurs familles. On craint que la situation ne s’aggrave, par exemple la nuit dernière l’armée israélienne a bombardé un quartier chiite dans le centre de Beyrouth près du siège de la Croix Rouge libanaise où s’étaient réfugiés les habitants de La Banlieue-sud faisant fuir des personnes déjà déplacées. Lors de l’attaque contre le Hezbollah à travers les bipeurs piégés qui ont gravement blessé des membres du parti, les hôpitaux ont été un moment débordés.   

Golias :  Le coup porté contre le Hezbollah par Israël aura-t-il des répercussions sur les blocages politiques au Liban ?

Mayla Bakhache : Pas sûr. La place du Hezbollah dans la société libanaise est ambivalente. La violence disproportionnée de la riposte israélienne sur Gaza nous traumatise. Tous les Libanais se sentent solidaires des Gazaouis, mais que pouvons-nous faire sinon témoigner de notre effroi et de notre compassion ? Le Hezbollah qui a gagné la guerre en 2006 maintenait en nous cette illusion que nous étions capable de riposter (sous le nom de l’équilibre de la terreur), que nous ne nous laissions pas faire en tant que pays. Mais le Hezbollah s’est piégé lui-même. Il a surestimé ses capacités militaires après 2006 et les combats qu’il a mené en Syrie aux côtés du régime de Bachar al Assad ont eu des conséquences ambigües pour lui. L’affaire des bipeurs et des talkiewalkies a affaibli la ligne de commandement, les deux têtes du Hezbollah ont été tuées, mais les milliers de combattant aguerris sont toujours là et le parti maintient sa domination sur la communauté chiite. En 1982 c’était l’OLP de Yasser Arafat qui tenait ce rôle de structure politique armée à côté de l’Etat libanais. Il a été remplacé par les Syriens puis par le Hezbollah avec l’appui des iraniens après une guerre civile qui a connu des massacres inter et intra-communautaires épouvantables. Qui prendra la place du Hezbollah s’il sort durablement diminué ? Nul ne le sait. Même avec ses alliés, le Hezbollah comme parti politique n’est pas majoritaire au Liban, les dernières élections législatives de mai 2022 l’ont montré. Il est probable qu’au sein même de la communauté chiite il ne le soit pas non plus, ses méthodes violentes étouffent les voix dissidentes. La communauté chiite au Liban est ancienne, elle a construit le pays comme les autres communautés, on compte en son sein des grands intellectuels, des marxistes, des libertaires même. On peut aussi se mettre à espérer que les leaders politiques feront collectivement face à cette nouvelle invasion. Un cessez le feu a déjà été demandé par le gouvernement pour le respect strict de la résolution 1701 de l’ONU de 2006 prévoyant le désarment des milices armées au sud de la rivière Litani. C’est peut-être le vieux leader de la communauté chiite Nabih Berri, 88 ans, président du parlement depuis plus de trente ans qui détient la clé d’une évolution politique du pays dans un sens moins mortifère. Son parti Amal s’était allié avec le Hezbollah mais les derniers évènements lui donnent possiblement de nouvelles marges de manœuvre. Les pays arabes en bute avec l’implantation iranienne dans la région au moyen de ses groupes armés alliés, peuvent contribuer à cette inflexion politique. On ne sait pas, tout est possible, le pire comme le moins pire voire le mieux, mais là on rêve.

 Golias : Que pensez-vous d’Israël. Jusqu’où ira-t-il ?

Mayla Bakhache : C’est l’ennemi du Liban parce que depuis sa création ce pays n’a pas pu, ne sait pas et ne peut pas vivre en paix avec ses voisins. Le problème fondamental d’Israël est la domination de l’idéologie sioniste sur la société et l’Etat, un composite détonant de nationalisme juif, et de colonialisme de peuplement et de remplacement. Le sionisme laïque au départ, demandait la création d’un foyer national pour les Juifs persécutés en Europe. Il est devenu un sionisme religieux qui fait de la Palestine une terre sacrée qui doit revenir dans sa totalité aux Juifs uniquement, faisant fi des millions de Palestiniens qui y vivent. Le projet du gouvernement Netanyahou à Gaza est d’expulser les 2,5 millions vers l’Egypte, il n’y arrive pas. En Cisjordanie c’est l’expulsion des trois millions de Palestiniens qui y vivent, vers la Jordanie. L’existence d’Israël est maintenant un fait historique. Même l’OLP l’a reconnu dans sa Chartre en 1988 et Israël a établi ou est en passe d’établir des relations diplomatiques avec plusieurs pays arabes. La question est celle de la capacité de ce pays à reconnaître l’existence de Palestiniens et à vivre en paix avec eux. On dit qu’Einstein qui n’était pas sioniste s’était vu proposer la présidence du nouvel Etat, il refusa parce qu’il craignait que les sionistes ne puissent jamais vivre en paix avec leurs voisins.

[1] Inspiré par le catholicisme humaniste de Louis-Joseph Lebret, Grégoire Haddad, ancien archevêque grec-catholique de Beyrouth de 1968 à 1975 a fondé le MSL en 1961 en mettant à la tête de l’association une direction collégiale composée de six personnes, trois femmes et trois hommes, toutes de communautés religieuses différentes.

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