La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948, sept mois après la proclamation de la création de l’Etat d’Israël, le 14 mai. Le 11 janvier dernier, l’Afrique du Sud a saisi la Cour Internationale de Justice (CIJ) en accusant Israël de violer la convention des Nations Unies sur le Génocide. L’insondable dette morale de l’Europe vis-à-vis des Juifs, en réparation du génocide nazi, a été payée par la création d’un Etat pour les accueillir sur 55% de la Palestine sous mandat anglais. Des Palestiniens vivaient sur ces territoires, 700 000 en ont été expulsés. Alors, soixante-six années plus tard, la saisine de la CIJ par un pays victime de l’apartheid, crime contre l’humanité depuis 2002, pour un possible génocide perpétré par le même Etat d’Israël, sidère et laisse sans voix. Depuis le meurtre de masse du Hamas du 7 octobre faisant en l’espace de huit heures 1400 victimes dont des vieillards et des enfants odieusement assassinés, et la terrifiante réponse d’Israël en retour, le passé, tout le passé, s’engouffre dans notre présent, étouffant l’avenir. Les pogroms, la Shoah, la Nakba, les attentats suicide en Israël, la première guerre israélo arabe de 48, celle de 56 à Suez, les six jours de 67, celle du Kippour de 73, au Liban en 82 et 2006, Sabra et Chatila, les deux bombardements de Cana de 1996 et 2006, les deux intifadas, les roquettes du Hamas, les opérations meurtrières à Gaza en 2008, 2012 et 2014. Une escalade criminelle symétrique s’est mise en place : meurtres, représailles, attentats, crimes de guerre, crimes contre l’humanité et aujourd’hui accusation de génocide. L’histoire biblique est convoquée : Amalek, Isaïe, David et Goliath à front renversé.
L’équation impossible d’Israël
Entre sa création en 1948 et l’adoption de la loi sur l’Etat nation du peuple juif en 2018, l’Etat israélien a cherché à résoudre une équation pour trouver le point d’équilibre qui lui aurait permis d’être à la fois juif, démocratique, et cela sur un territoire sécurisé aussi grand que nécessaire où les juifs seraient majoritaires. Or les paramètres de l’équation pris deux à deux rendent impossible le troisième : si l’Etat d’Israël voulait être démocratique sur un territoire important pour assurer sa profondeur de sécurité, il ne pouvait pas être juif. S’il voulait être démocratique et juif, il devait se résoudre à abandonner des territoires importants. Et s’il voulait être juif sur un vaste territoire, il ne pouvait pas être démocratique. C’est cette dernière voie que le gouvernement Netanyahou a définitivement prise, les habitants d’Israël réalisent qu’il les a emmenés dans une impasse qui peut leur être fatale. La première voie est celle d’un Etat unique incluant les Palestiniens dans une citoyenneté égalitaire israélienne, la seconde est celle de deux Etats dans la ligne des accords d’Oslo de 1995. Dans les deux cas, la question du retour ou de l’indemnisation des réfugiés de 1948 est centrale. La réalisation de l’Etat d’Israël ne pourra se résoudre que si la société israélienne dépasse la défense sécuritaire de son Etat pour regarder en face l’existence politique des Palestiniens.
Qui serons-nous lorsque nous renaîtrons des cendres ?
Aujourd’hui dans le fracas des sons et des images qui nous parviennent de la guerre, devant les interdictions des censeurs, la verbosité des éditorialistes et les commentaires de tous les « sachants » on a du mal à entendre les analyses et les témoignages raisonnés de celles et ceux qui vivent dans leur conscience et leur chair ces situations. Nous n’arrivons pas à lier les points de vue, plus simplement nous n’arrivons plus à penser ensemble. « Penser, malgré tout », titre l’éditorial des vœux 2024 de la revue en ligne Tenou’a Les pensées juives[1] « Penser avec tout, penser contre soi, penser, penser, penser, pour ne pas laisser le terrorisme nous prendre ça aussi ». L’ampleur et la cruauté des crimes du Hamas ont empêché pendant un moment la parole des milieux pro palestiniens qui redoutaient bien ce qui allait suivre, mais le niveau de terreur infligé en représailles aux populations civiles de Gaza, dépassant l’entendement, c’est maintenant la responsabilité de l’Etat d’Israël qui est en jeu devant les juridictions internationales et l’opinion publique mondiale. Dans ses Mémoires publiées en 1981, le grand historien de l’antisémitisme Léon Poliakov écrivait : « j’ignorais qu’on n’exorcise pas un mal millénaire à l’aide d’une argumentation rationnelle ». Encore aujourd’hui, la nécessité n’est pas d’argumenter rationnellement pour savoir qui l’emporte dans l’horreur, mais d’écouter ce qui se dit de raisonnable dans chaque camp. Il ne s’agit pas de tenter de réconcilier les contraires mais de les accepter éthiquement dans leur tension. Essayons de le faire en écoutant ce que disent et ont dit les intellectuels israéliens. « Qui serons-nous lorsque nous renaîtrons des cendres ? » a affirmé l’écrivain israélien David Grossman au Financial Times le 12 octobre 2023. Trois mois plus tard les cendres continuent de s’accumuler sur les gravats des immeubles de la bande de Gaza, détruits quotidiennement, recouvrant des milliers de corps ensevelis. Le 4 janvier, avec des artistes israéliens, il publiait une tribune pour lutter contre la déshumanisation des Gazaouis corolaire de l’éradication du Hamas cherchée par le gouvernement israélien. Dans ce texte, le parallèle entre la déshumanisation des Juifs prélude à la Shoah et celle des Gazaouis est fait, le raisonnement est poussé jusqu’à la vague d’islamophobie en Europe.
La solitude du Juif dans les milieux intellectuels de gauche
Dans un article écrit dix jours après les crimes de guerre du 7 octobre, sur le site de Tenou’a, intitulé « perdre sa voix »[2], le philosophe israélien Raphael Zagury Orly, professeur invité de l’Institut catholique de Paris, exprimait son désarroi devant la cécité des intellectuels de gauche qui, par leur soutien implicite au Hamas, au nom d’une résistance palestinienne à l’occupation israélienne, valident la remise en cause de l’existence même d’Israël. Dans cet article, Il utilise déjà le mot génocide mais pour qualifier l’acte terroriste du Hamas. « Nous, Israéliens, venons d’expérimenter un meurtre de masse, un génocide et un acte de purification ethnique (…) Si on n’arrive pas à distinguer une campagne militaire de défense d’un pogrom et d’une tentative de génocide, nous n’avons aucune base pour une discussion quelle qu’elle soit, rationnelle ou sensible. Cette campagne militaire de défense a été anticipée, pré-organisée par le Hamas qui souhaite entraîner l’État d’Israël dans l’abîme : c’est une réussite (…) Désormais, il y a aussi la solitude du Juif, dans les milieux dits “intellectuels de gauche”. Dans une lettre ouverte collective de soixante-cinq intellectuels et activistes des droits de l’homme et de la paix (dont David Grossman), le 16 octobre, il co-signe : « Légitimer ou excuser ces actions revient à trahir les principes fondamentaux de la politique de gauche ». Philosophe de l’art contemporain, spécialiste de l’idéalisme allemand, Raphael Zagury Orly, n’est pas un épigone du gouvernement israélien. Au contraire dans une émission diffusée en mars 2023, 7 mois avant le 7 octobre, sur la Radio de la communauté Juive (RCJ) dans l’émission de l’Union des Étudiants Juifs de France, il exprimait sa peur sur la perspective d’une guerre civile en Israël, sur l’avenir d’Israël voire celui de la judéité, à cause de la coalition d’extrême droite autour du gouvernement Netanyahou. En 2021, il publiait Le dernier des sionistes[3] ou il avance la possibilité d’un autre sionisme, ouvert, décolonial, détaché de la tentation nationaliste et du récit de l’Exil. Il n’abandonne pas l’idée que ce sionisme puisse se réaliser. Dans sa tribune écrite dix jours après le 7 octobre, il conclut : « L’alliance entre Netanyahou et le sionisme religieux, dans leur fantasme d’appropriation des terres qui appartiennent aussi aux Palestiniens, ont une responsabilité énorme dans les événements du 7 octobre (…). Je pleure les innocents palestiniens, je pleure les Gazaouis sous les bombes (…) Nous, Israéliens, savons ce que c’est que d’expérimenter l’effroi et la perte. Après cent jours de bombes, qu’écrirait-il de plus ?
L’oubli du but
Après les accords d’Oslo du 13 septembre 1993, jusqu’en 1998, alors que les pourparlers de paix continuaient, en cinq années, vingt-six attentats palestiniens sur le sol d’Israël faisaient plus de 170 morts. C’est dans ce contexte de terrorisme, d’alternance d’espoir et de désespoir, que dans petit livre[4] publié en France en 1998, quinze écrivains et artistes israéliens de renom international acceptaient de livrer leur sentiment sur l’avenir d’Israël. Dans sa contribution au livre, David Grossman, depuis longtemps militant de la paix, s’interrogeait sur la figure de l’autre. Les Juifs avaient toujours été l’autre pour les autres et voici que cette situation historique d’un Etat israélien, mutait en un besoin ancestral des Israéliens « de frotter notre identité à celle de quelqu’un d’autre ». Sa préoccupation de ne pas déshumaniser l’autre se lit déjà dans la première œuvre Le Vent jaune[5] où il décrit les souffrances des Palestiniens face à l'occupation de l'armée israélienne. La tension de sa propre identité entre judaïsme, Israël et arabisé, et la place que les Israéliens doivent faire à l’autre, le Palestinien, sont au cœur de sa pensée.
Zeev Sternhell, l’historien du fascisme en France, les écrivains Amos Oz et Avraham Yehoshua, ont également contribué au livre collectif de 1998. Ils sont tous les trois décédés entre 2018 et 2022. Le premier montrait que du fait de l’extrême diversité des origines des habitant d’Israël, l’identité juive était un obstacle à création d’un Etat démocratique et laïque et à la création d’une identité israélienne. Déjà il s’interrogeait sur la génération qui le suivrait qui n’aurait plus le souvenir des persécutions européennes et de la nécessité d’un Etat pour accueillir les Juifs. Selon lui le sionisme est un nationalisme juif qui « n’a pas été capable de mettre fin au processus de conquête ». Plus loin il ajoute : « si on se dit que la faiblesse du nationalisme, quel qu’il soit (…) c’est le refus d’accorder aux autres, ce que l’on exige pour soi-même, cette faiblesse-là, il faut la dépasser et le sionisme a le devoir de s’attaquer à cette problématique ». Il avait conscience qu’avec Netanyahou, Israël était au bord du précipice. Amos Oz titre sa contribution L’oubli du but, où il insiste sur la pluralité de la société israélienne et des sionismes. Le seul trait commun, bâtir un beau pays, en dépit des variétés de contenus que l’adjectif beau porte. « pourtant quel est le but ? Mais dès l’instant où l’on dit but, on énonce une chose sujette à controverse (…) Or nous ne sommes pas venu ici pour bâtir un musée de l’histoire juive (…) Le but ne dois pas être la reconstitution du royaume de David ou de Salomon » Que dirait Amos Oz aujourd’hui du musée de la guerre et des antiquités juives que le gouvernement Netanyahou érige sur les décombres de Gaza et de la Cisjordanie ? Quant au grand romancier Avraham Yehoshua, il montre qu’Israël se bâti à la frontière de l’Orient et que « l’une des grande question de la paix dans la région est celle de notre identité sur cette frontière ». Il s’opposait à la vision d’Israël portée par les religieux juifs qui figent le mythe alors que le sionisme est le retour du peuple à son histoire pour construire dans le présent un futur vivable et émancipateur pour tous ceux qui vivent sur le territoire de la Palestine historique. Dans ce livre, on entend pas les intellectuels Palestiniens, seul dans l’introduction l’acteur et producteur Mohammed Bacri d’origine israélienne est cité : « En tant que Palestinien, je me sens le nouveau Juif du monde. Les Juifs sont une minorité et moi je suis une minorité en Israël. Les sociétés n’aiment pas les minorités, et cette expérience me rend proche des Juifs. »
La solution à un Etat ?
Dans un essai publié en 2004[6] intitulé Israël : un examen moral, Avraham Yehoshua essaye de trouver les fondements de l’antisémitisme d’un point de vue non pas d’un d’historien mais d’un écrivain Juif. Il n’était pas un tendre, il justifiait le blocus de la bande de Gaza et les ripostes violentes de l’armée israélienne à cause des actes guerriers du Hamas et considérait Gaza comme un pays ennemi. Dans son livre, quand la possibilité d’un retour au processus de paix existait encore et qu’il estimait qu’un arrangement avec les Palestiniens était envisageable, il examine plus précisément la question du « droit historique du peuple Juif sur la terre d’Israël », en estimant qu’un droit n’était pas une obligation et que, de fait, même les faucons du gouvernement avaient déjà renoncé à une bonne partie du grand Israël. Il en concluait, à rebours du modèle de deux Etats, en la nécessité d’un Etat unique où Juifs et Palestiniens auraient les mêmes droits. Le 9 janvier sur Médiapart l’historien Shlomo Sand, longtemps partisan de la solution de deux Etats revient sur cette possibilité d’un Etat unique que certains courants sionistes envisageaient dès le début du XXe siècle. Il explique que l’alliance entre religion et nationalisme radical de chaque camp, israélien et palestinien, a amené à la catastrophe du 7 octobre. Dans l’atmosphère maccarthyste d’union nationale qui règne en ce moment en Israël, il sait qu’il est impossible pour l’instant d’avancer une solution politique qui pourtant devra émerger.
Le cœur brisé
Dans un entretien pour le blog A L’encontre du 12 janvier 2024, à propos de la saisine de la Cour Internationale de Justice par l’Afrique du Sud pour la prévention du génocide qui serait en cours d’exécution par l’Etat d’Israël, l’avocat israélien international spécialiste des questions des droits de l’homme, Michael Sfard, descendant lui-même d’une famille victime de la Shoah, déclarait qu’il avait « le cœur brisé ». Selon lui, un avis rapide de la CIJ demandant des mesures conservatoires à Israël pour éviter un crime de génocide à Gaza, le « crime des crimes », est possible. Ce qui serait une déflagration morale non seulement pour Israël qui a signé la convention de 48 pour éviter qu’un génocide ne se reproduise, mais aussi pour les pays occidentaux qui sont à l’origine de la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948 en réparation du génocide des Juifs.
[1] https://www.tenoua.org/edito-perdre-le-nord/
[2] https://www.tenoua.org/rzo-perdre-sa-voix/
[3] Raphael Zagury Orly Le dernier des sionistes. Les liens qui libèrent 2021
[4] Sous la direction de Nadine Vasseur. Israël autrement. Des écrivains et des artistes témoignent. Actes Sud.
[5] David Grossman. Le Vent Jaune. Seuil 1988.
[6] Avraham B. Yehoshua. Israël : un examen moral. Calmann-Lévy. 2004