Ci dessous, en guise de réflexion personnelle sur ce qui nous arrive, un extrait de mon livre "les hommes révoltés" paru en mars 2014 aux éditions Golias (Lyon)
L’injustice vécue et l’injustice faite aux autres alimentent la prise de conscience qui conduit à l’acte de révolte. Le révolté intègre l’autre dans sa pensée et son action. La révolte n’est pas le ressentiment, mais son dépassement. « La révolte n’est pas réaliste ». Le révolté ne calcule pas, il cherche à exister tel qu’il est, dans son intégrité. Il ne veut pas soumettre le réel ou les autres à sa vision, il veut avoir la place qui lui revient en tant qu’homme. Il cherche à défendre sa dignité parce qu’elle est commune à tous les hommes. La libération engage la liberté. Transcrivons en critères ces éléments de définition et passons les terroristes islamistes à cette grille d’analyse. Vus de notre fenêtre les résultats sont clairs : ce ne sont pas des révoltés au sens de Camus. Certains critères s’appliquent mais pas tous. Une faille cependant apparaît dans la proposition camusienne : il est certain que si les auteurs de ces actes sanglants s’appliquaient à eux mêmes cette analyse, ils estimeraient répondre aux critères, ils se définiraient eux mêmes comme des révoltés. Une réalité sociale aussi bien vécue que représentée, accompagnée d’une lecture frustre et régressive du Coran amènent de plus en plus de jeunes dans les pays arabes et chez nous à auto légitimer leur révolte. Adhèrent-ils, au nom de l’islam, à une version contemporaine du crime raisonné et logique que Camus décrit dès les premières lignes de son livre ? Non. A l’époque Camus visait le communisme et les pensées racialistes. A la même époque, Vatican II montrait au prix du courage intellectuel de quelques rares théologiens et d’une poignée de prélats d’envergure, qu’une religion du livre pouvait sortir de ce champ sinistre des meurtres logiques au nom d’une foi. Ces théologiens existent au sein de l’islam, mais ils ne font pas système, ils ne sont pas entendus.
Aujourd’hui, dans les périmètres éloignés de nos centres urbains, de l’autre côté des murs sonores des périphériques, une volonté de révolte nourrie par la religiosité et par le ressentiment revient en force. Mais cette volonté est d’abord alimentée par la détermination de ne plus être en dehors de la grande surface commerciale planétaire, mais bien d’y faire ses achats. En être. En être aussi bien dans ses vitrines légales : jeune entrepreneur, animateur social, enseignant, commercial, entrepreneur, cadre, voire en tête de gondole : sportif célèbre, rappeur reconnu, brillant étudiant à Sciences Po. Mais en être aussi jusque dans les arrières boutiques, celles des recels, des démarques inconnues ou tombées de camion : trafiquant, recéleur, revendeur, proxénète, chef de bande. Puisqu’il n’y a pas d’alternative, autant trouver sa place à la table du banquet. Refusons les miettes qui tombent des agapes consuméristes, disent-ils, mettons y des rallonges en bousculant, s’il le faut, les autres convives. En être, même au prix de ces dérives délictueuses ou criminelles, pourrait à la limite être une forme de revendication à la dignité au nom du droit à avoir sa place en tant qu’homme. Les anneaux et les chaînes de l’esclavage sont du même métal symbolique que les gourmettes bling-bling. Seule une petite partie de ces révoltés veut soumettre la réalité à sa vision religieuse avec les kamikazes islamistes qui s’imaginent mettre leur révolte au dessus de leur vie. La majorité revendique simplement le droit d’intégrer honnêtement la société telle qu’elle est, la soif d’exister. Tous pourtant calculent. L’embrasement des banlieues à l’automne 2005 en France fut une révolte d’expression pure. Ces jeunes n’étaient pas des révolutionnaires, encore moins des révoltés camusiens. Les immolés par le feu de Tunisie, du Pôle Emploi de Nantes, ou du Tibet le sont.