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Billet de blog 20 décembre 2014

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La mondialisation à l’aune de l’anthropologie chrétienne

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 mondialisation à l’aune de l’anthropologie chrétienne : ce que nous dit le CCFD de la solidarité.

 Texte paru dans Golias Magazine janvier 2015

René Valette[1], ancien Président du CCFD dans les années 90 et Guy Aurenche[2] l’actuel président publient chacun un essai où ils abordent la question de la solidarité à la lumière de la mondialisation. Ils considèrent cette dernière comme une réalité humaine, technologique et économique qu’il ne faut pas nier, qui impacte notre quotidien, mais dont il faut revoir les fondamentaux : remettre la personne humaine au cœur de ce processus qui rend l’humanité à la fois plus proche d’elle même mais aussi plus fragmentée, individualisée. René Valette a été universitaire, professeur de démographie à l’université catholique de Lyon dont il a été vice recteur. Guy Aurenche est avocat et a été président de la fédération internationale  de l’action des Chrétiens pour l’abolition de la torture (FIACAT). Deux personnalités aux convictions chrétiennes et humanistes bien ancrées, aux expériences variées et dotés chacun d’une capacité de pensée forte. Deux visions du monde à écouter, donc, mais aussi à questionner.

René Valette en bon enseignant, a choisi le mode didactique. En dix huit courts chapitres bien documentés et sourcés, il aborde tous les aspects de la mondialisation : sa définition, la mondialisation des échanges, des mafias, des personnes, financière, des idées. Il présente différents phénomènes liés à cette mondialisation qui n’est pas la première que l’humanité ait connue : urbanisation incontrôlée, accaparement des terres, privatisation du vivant, paradis fiscaux. Il en expose les différentes impasses : creusement des inégalités, atteintes aux droits, changement climatique, pénurie alimentaire. Enfin, il propose, en se basant sur la doctrine sociale de l’Eglise (souci du bien commun, subsidiarité et option préférentielle pour les plus pauvres) un plaidoyer, en prenant le soin d’expliquer ce que ce mot signifie, pour réorienter la mondialisation vers plus de justice et de souci pour la personne humaine. En conclusion, il nous explique que malgré les profondes difficultés présentes, les expériences concrètes de solidarité qu’il continue d’observer dans le monde nous montrent les voies pour cette réorientation. Elles ne font pas encore masse, mais elles sont un levier, un ferment, qui nous donnent de l’espérance. Il applique efficacement la méthode de l’action catholique : il nous donne à voir la réalité de la mondialisation, il nous donne des éléments de jugement et nous propose des pistes d’action. Péguy, Sauvy, Gandhi, Amartya Sen, Thomas Piketty, Joseph Stiglitz ou Dom Elder Camara sont parfois convoqués pour asseoir un argument. Un jeune militant du CCFD qui doit présenter dans sa classe d’économie un exposé sur la mondialisation trouvera dans ce petit ouvrage toutes les informations utiles et de nombreux éléments de réflexion.

Quant à Guy Aurenche, il organise sa plaidoirie pour une solidarité heureuse autour de plusieurs approches qui se complètent dans neuf chapitres qui structurent ce court essai. Pour lui, la solidarité, comme souci de l’autre, doit être le pivot de la pensée et de l’action des citoyens pour reprendre le dessus d’une mondialisation qui nous dépasse. A partir d’exemples concrets et vécus, il illustre bien, sans le citer, la pensée de Paul Ricoeur qui estimait que l’autre était le plus court chemin de soi à soi. En bon avocat, il cherche autant à démontrer qu’à convaincre : il n’a pas à expliquer ce qu’est le plaidoyer, il est lui même un plaideur. Sur un mode interpellatif, il alterne faits réels, arguments éthiques, citations et références à un rythme soutenu. Il reprend l’édifiant poème d’un pasteur Allemand déporté par les Nazis qui montre qu’à force de ne pas me sentir solidaire des victimes de l’arbitraire qui ne sont pas dans ma proximité, je me retrouverai seul le jour où, à mon tour, je serai victime du mal créé par l’homme. Si Guy Aurenche s’appuie également sur la doctrine sociale de l’Eglise, il étoffe un peu plus que René Valette son anthropologie chrétienne : dans son chapitre IV, il commente l’évangile de Mathieu relatant la multiplication des pains, ailleurs il fait plusieurs fois référence au pape François et explique comment les droits de l’homme, dont il est un spécialiste, ont aussi une genèse chrétienne. Comme René Valette, à partir de son expérience de Président du CCFD, il montre comment les partenaires accompagnés par l’association dans le monde entier, ouvrent la voie, tracent des pistes pour une autre mondialisation mieux centrée sur la personne humaine. Ce sont l’athée Albert Camus, Patrick Viveret, Pierre Theillard de Chardin, Jean Pierre Dupuy, L’abbé Pierre ou Nelson Mandela qui sont convoqués. Les salariés du CCFD et les responsables de l’association à Paris ou en région qui doivent participer à une table ronde ou à une émission sur la solidarité internationale trouveront dans le livre de Guy Aurenche, mieux que dans un rapport de l’association, tous les éléments de langage pour asseoir intelligemment leur propos.

Cependant, malgré la conviction de ces deux auteurs, on a le sentiment à la lecture de leurs ouvrages qu’ils prêchent d’abord des convertis. Ils sont diffusés par des éditeurs au public plutôt acquis. Même si ces deux livres ont d’abord pour vocation d’être abordables, on aurait aimé, compte tenu de la notoriété des auteurs, qu’ils aillent un peu plus loin dans la réflexion. Devant l’ampleur des transformations humaines et écologiques contemporaines, la question est de savoir si les lunettes qui leur permettent de voir la réalité de la mondialisation, étape nécessaire avant de la juger, sont encore adaptées à leur vue. Pour le dire autrement, l’anthropologie chrétienne sur laquelle ils se basent pour regarder le monde et développer leurs analyses est-elle toujours pertinente ? Le CCFD combien de consommateurs ? C’est la question qu’un consultant de chez Mac-Kinsey auprès de la banque du Vatican pour le compte de l’Opus Dei pourrait poser en étudiant l’impact de l’association sur l’histoire de l’Eglise. Une manière, passablement polémique, de montrer que la même anthropologie chrétienne permet également à l’Eglise catholique d’être une sorte d’aumônerie générale de la mondialisation économique, un peu comme Saint Vincent de Paul était aumônier des galères royales pendant qu’il créait les filles de la Charité et l’hôpital des enfants trouvés. En d’autres termes, nos deux auteurs nous aident-ils à être dans le monde pour y discerner les signes des temps, même les mauvais ?[3]

Dans la Genèse, l’homme est créé à l’image de Dieu. Ce récit de la création sert de fondement à la définition de l’homme que donne la constitution Gaudium et Spes du concile de Vatican II : « L’homme, seule créature que Dieu a voulue pour elle-même, ne se trouve pleinement que dans le don désintéressé de lui-même ». C’est sur cette base et dans la lignée d’Aristote, de Saint Augustin et de Saint Thomas d’Aquin que Jean Paul II bâtira son anthropologie qu’il qualifiera d’intégrale lors de son discours inaugural de la IIIe conférence de l’épiscopat latino américain à Puebla en 1979. Dans le sillage du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier, il met au cœur de son anthropologie la personne humaine à la fois comme support d’une attitude d’humanité et comme image et ressemblance de Dieu. L’option préférentielle pour les pauvres annoncée à Puebla s’inscrit dans cette vision. Le principe de solidarité qu’explicitent Guy Aurenche et René Valette épouse parfaitement cette anthropologie qui estime que l’homme, être social qui reçoit sa vie comme un don de Dieu, ne se trouve lui même que par un don de sa personne aux autres. La société doit ainsi être au service de la personne humaine. Puebla sera aussi le point de départ de la mise au pas de la théologie de la Libération et de la reconquête romaine de l’épiscopat sud américain. Curieusement, à part une petite génuflexion réflexe de René Valette devant l’icône de Don Elder Camara, aucun des deux présidents du CCFD ne mentionne l’apport de la théologie de la libération qui fait partie de l’ADN du CCFD et qui a donné des armes intellectuelles et spirituelles dans les combats pour la mise en œuvre concrète de la solidarité.

Jacques Ellul disait de la théologie de la libération qu’elle n’était pas une théologie mais bien une formidable éthique de la liberté, en clair elle aura été un instrument pratique pour faire bouger politiquement les rapports de force qui structuraient dans les années 60-80 les grands mouvements d’émancipation humaine comme les dernières luttes anti coloniales, les luttes contre l’apartheid sud africain et contre les dictatures sud américaines, le tiers-mondisme, les droits civiques aux Etats Unis, ou les droits de l’homme en général. Cette belle éthique de la solidarité fondée sur une lecture pratique de l’anthropologie chrétienne échappait certes à l’institution ecclésiale mais elle se révéla très efficace et prospéra longtemps. Elle appartient à la genèse brésilienne du processus de Porto Alegre qui lui non plus n’est pas présent dans les analyses des deux présidents du CCFD. La théologie de la libération n’a cependant pas été le seul courant d’idée émancipateur de cette époque des trente glorieuses ; on peut citer l’esprit 68 qui a pris des formes différentes en France, aux Etats Unis et en Amérique Latine, l’éducation populaire, le mutualisme, la protection sociale de l’Etat providence, les droits économiques et sociaux, la recherche en sociologie des acteurs ou encore les innovations en pédagogie, on pense à Paolo Freire. Le CCFD a toujours su s’inscrire dans cette histoire de l’émancipation de l’homme.

Guy Aurenche mentionne à juste titre les travaux de l’historienne Marie Claude Blais[4] mais il aurait peut être pu ainsi expliquer avec elle, comment Pierre Leroux, l’inventeur du mot socialisme ou Léon Bourgeois, Radical, Franc Maçon, prix Nobel de la paix et premier président de la SDN[5], ont posé les bases de l’associationnisme, du mutualisme et des systèmes de solidarité institutionnels. Gilbert Vincent[6] dans son dernier livre nous donne à comprendre un Pierre Leroux qui a pensé la solidarité non comme un contrat social, une hétéronomie ou même liée à une transcendance, mais comme une tension permanente au cœur de la condition humaine entre la liberté individuelle et la société. A son corps défendant Guy Aurenche donne l’impression de substituer le concept de solidarité dans le champ catholique à la place du concept de charité qui semble avoir perdu de sa force de conviction alors qu’il est fondamental dans l’anthropologie chrétienne. Le président du CCFD va jusqu’à prémunir avec bienveillance son lecteur de la compassion qu’il renvoie aux pièces jaunes alors qu’elle est la traduction latine de l’empathie grecque, souffrir avec, une des bases de la solidarité.

Depuis les années 90, nous avons le sentiment que les grands moteurs éthiques qui maintenaient la pression pour que les processus d’émancipation humaine continuent leur marche en avant, se sont éteints les uns après les autres. Après une dernière victoire à la Pyrrhus qu’aura été la création d’un tribunal international pour juger les crimes contre l’humanité, les droits de l’homme font l’objet de violentes attaques et de remise en cause systématique, idéologique et juridique. Dès 1991 Cornélius Castoriadis[7]  mettait en garde contre les nouveaux hégéliens qui voyaient dans la chute du mur de Berlin la victoire historique définitive de la raison des marchés et de la démocratie représentative. Ce même Castoriadis, athée militant, trotskyste historique en rupture avec le marxisme et psychanalyste, qui a croisé des penseurs chrétiens comme Jacques Ellul, Paul Ricoeur, Jean Claude Guillebaud, Michel de Certeau, René Girard ou Francis Guibal, en collaborant aux revues Esprit et Etudes et en confrontant avec eux ses idées sur les questions de la liberté, de la démocratie comme innovation radicale et pratique instituante, de l’autonomisation de l’individu non pas comme individualisme mais comme processus de prise de responsabilité conscient et choisi au sein d’un collectif humain. Avec Habermas et Ellul, il avait, presque prophétiquement, annoncé une autre autonomisation, celle de de la techno-science qui se développe en auto allumage systémique permanent avec les marchés, sans sujet humain et en produisant de la bureaucratie, des inégalités et des régressions identitaires sur des bases religieuses et ethniques. Nous y sommes déjà. La personne humaine est évacuée. Le politique n’a plus de place puisqu’il n’y plus d’alternative. En s’agrippant comme à une bouée de sauvetage à une doctrine sociale de l’Eglise centrée strictement sur une personne humaine a temporelle, nos deux auteurs risquent de ne pas voir que cette anthropologie ne permet plus de donner une réponse à ces évolutions contemporaines, pire elle fige la pensée de l’Eglise dans la défense d’un pré carré de valeurs que l’on présente comme universelles comme pour masquer leur inadaptation au réel. L’anthropologie chrétienne basée sur la valeur de la personne humaine n’ouvre pas nécessairement sur l’autre et sa dignité, elle permet aussi certaines lectures chrétiennes qui font de l’individu rationnel et libre le cœur du développement économique, de l’individualisme une valeur cardinale et du respect de la vie une base de reconquête morale réactionnaire de la société. Elle prend le risque d’être une  anthropologie de l’ipséité au détriment de l’altérité. Camus que Guy Aurenche cite longuement estimait que c’est bien l’absurdité du monde qui, justement, nous obligeait à y intervenir, à être capable de dire non pour préserver la dignité humaine. Les humanismes athées de Camus, Castoriadis, Leroux, Bourgeois ou Habermas ne devraient être pas un drame, pour reprendre la formule d’Henri de Lubac[8], qui nous conduirait vers un nouveau totalitarisme, c’est bien plutôt le fait de ne pas les accepter qui nous y mènera : le libéralisme contemporain est une idéologie sans Dieu mais surtout sans l’homme.

Pierre Theillard de Chardin a créé le mot hominisation qui décrit, dans une perspective chrétienne et évolutionniste, ce phénomène qui fait de l’homme le support d’une disponibilité à la liberté. Quant à René Girard, il développe le concept d’hominisation qui ne s’arrête pas avec l’homo sapiens, et montre que la culture prolonge le mouvement d’hominisation. Avec Francis Guibal et ces auteurs chrétiens ou athées et d’autres, le CCFD ne gagnerait-il pas, tout en actualisant ses ressources traditionnelles, les écritures bibliques notamment, à proposer une pensée à la fois plus exigeante et plus pratique qui intègrerait ce mouvement interne du contenu libératoire de notre condition humaine ? A défaut d’une théologie, une véritable anthropologie de l’émancipation, permettrait au CCFD de contribuer à la hauteur de ses moyens à la reprise en main d’un réel qui nous échappe, en revendiquant effectivement le principe de solidarité mais en le replaçant bien dans sa construction historique et sans l’annexer. On ne va certainement pas reprocher à Guy Aurenche et à René Valette de ne pas avoir écrit chacun un livre d’anthropologie fondamentale chrétienne, ce n’était pas l’objectif de leurs publications. Mais on aurait aimé découvrir sous leur plume des pistes d’action basées sur une vision de l’homme plus puissante en réponse aux défis contemporains. Si le CCFD veut encore participer à la « réactivation de l’énergie » pour un autre monde possible, en reprenant le titre d’un ouvrage de Pierre Theillard de Chardin cité par Guy Aurenche et en filant la métaphore calorique, on pourrait conseiller à ce dernier de penser une anthropologie un peu moins tiède et à René Valette, moins refroidie. Il est grand temps.


[1] René Valette, Plaidoyer pour une mondialisation solidaire. Editions de l’Atelier, Paris 2014.

[2] Guy Aurenche, La solidarité j’y crois. Editions  Bayard, Paris 2014

[3] « Il nous faut être dans le monde, discerner les signes des temps, même les mauvais ». Gustavo Gutierrez,  conférence du15 septembre 2012 pour le 50e anniversaire du CEFAL.

[4] Marie Claude Blais. La solidarité, histoire d’une idée. Gallimard 2007.

[5] Société des Nations créée après la première guerre mondiale qui donnera l’ONU après la seconde

[6] Gilbert Vincent. Associations et institutions. Les formes élémentaires de la solidarité. Presses universitaires de Strasbourg, 2014. Gilbert Vincent est ancien doyen de la faculté de philosophie de l’université de Strasbourg. Il  est un des continuateurs de la pensée de Paul Ricoeur, dont il a été l ‘élève, et qui souhaitait être « le contemporain de ses successeurs ».

[7] François Dosse, Castoriadis. Une vie. Editions La Découverte, 2014.  Lire la note de lecture dans le numéro 357 de Golias. Lire chez Castoriadis, en priorité, l’institution imaginaire de la société Le Seuil 1965.

[8] Henri de Lubac Le Drame de l'humanisme athée. Spes, 1944. Réédition : Cerf, 1998.

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