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Billet de blog 21 octobre 2022

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Annie Ernaux. La justesse et la justice

Quels sont ces grands services et ce puissant idéal, trouvés chez Annie Ernaux ?

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Le prix Nobel de littérature récompense chaque année un écrivain « ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui fait la preuve d'un puissant idéal ».Quels sont ces grands services et ce puissant idéal, trouvés chez Annie Ernaux ? Selon les termes de la communication du comité Nobel, elle est honorée pour son « courage et l'acuité clinique de son écriture avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle »

Dans son histoire mondiale de la France[1], Patrick Boucheron décrit une France qui « s’explique avec le monde », c’est-à-dire une histoire de la France, non pas sui generis, mais enchâssée dans l’histoire du monde, celle des influences réciproques entre notre petit bout de territoire à l’extrême ouest de l’immense continent eurasien et le reste des terres habitées. En explorant 146 dates, l’historien propose un regard en retrait de ce qui fait la marque de notre pays, en deçà ou au-delà de notre roman national officiel. Pour l’année 1842, il explique que la littérature devint mondiale quand Balzac décida d’intituler l’ensemble de son œuvre La Comédie humaine. Cette année-là «la littérature se donne les moyens de rendre compte des sociétés que celles-ci prétendent incarner». Patrick Boucheron montre que d’un genre mineur, Balzac a fait du roman une création littéraire majeure qui s’exporte dans le monde. Le roman balzacien annonce « le processus naissant de mondialisation des imaginaires littéraires confinés aux États ». C’est bien grâce à l’histoire des échanges littéraires qu’il ya « des peuples qui font de la littérature »et non pas à cause d’une sorte de génie propre à une culture ou à une langue, et, depuis Balzac, depuis cent-soixante années, la France tient une place de premier plan dans cette histoire mondiale, la première en nombre de nobélisés depuis 1901. Le prix donné à Annie Ernaux le confirme.

Aller chercher des clefs de lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux chez Balzac, le patriarche tutélaire du roman français, l’homme à femmes, par amour et par intérêt, du siècle bourgeois, alors qu’elle, justement, refuse de faire de la littérature telle qu’elle est définie par « l’homme de lettres », serait provoquant, si l’œuvre et la vie du romancier n’étaient peuplées de femmes pareilles à celles qu’Annie Ernaux n’a« jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non »et dont elledit dans son récit l’Évènement (2000) : « avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles. » Parmi ces femmes qui portent son histoire et auxquelles elle pense en errant dans les rues de Rouen, cherchant un médecin qui pourrait l’avorter, il y a Sœur Sourire et même Georges Sand que Balzac admirait et qui refusa de signer la préface de La Comédie humaine. Parmi les femmes dont Balzac a raconté ou vécu l’histoire, il y a Justine de Chatillon, la femme de trente ans[2]qui vivra son mariage comme un viol protégé par les lois et qui tentera de recouvrer sa liberté en prenant un amant.

Pour elle, comme pour lui, il n’y a pas de sujet indigne de la littérature. L’une et l’autre pensent le roman comme une description et une analyse minutieuses de la réalité sociale de leur époque, y compris dans les détails les plus contingents comme chez Annie Ernaux dans Regarde les lumières mon amour (2014), avec le contenu d’un caddy posé sur le tapis roulant de la caisse d’une grande surface ou chez Balzac la soumission de la grande Nanon, la servante du père Grandet : « Cette pitié́, placée au cœur de Grandet et prise tout en gré́ par la vieille fille, avait je ne sais quoi d’horrible. Cette atroce pitié́ d’avare, qui réveillait mille plaisirs au cœur du vieux tonnelier, était pour Nanon sa somme de bonheur ».

Les deux ont une écriture réaliste. Ce qui souvent, pour une certaine critique littéraire, signifie un style pauvre. C’est un lieu commun pour Balzac dont on dit qu’il est un grand romancier mais un piètre écrivain. Cette petite musique s’entend aussi pour Annie Ernaux qui aurait une écriture blanche, neutre ou objective, c’est selon, ce qui voudrait dire sans style. Elle même explique que chez elle le souci de précision est plus difficile à porter que celui de la sincérité[3]. En définitive, la forme de l’écriture informe toujours sur le fond de la narration et tente de donner une intelligibilité directe à ce qui est écrit. C’est pour cela qu’on ne trouve chez Ernaux et chez Balzac aucune recherche de conformité à des modèles académiques, mais la conscience des mots, ce désir de loyauté à la vie des autres. Jointe par les médias, la lauréate a mesuré sa grande responsabilité pour continuer à montrer "une forme de justesse, de justice, par rapport au monde".

[1]Patrick Boucheron. Histoire Mondiale de la France. Seuil. 2017

[2]Balzac La Femme de trente ans. Collection Folio classiques. 2016

[3]L’écriture comme un couteau. Stock 2003

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