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Billet de blog 22 mai 2022

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Pap Ndiaye : critique de la raison disruptive

Quel objectif politique poursuit le président de la République en nommant à l’éducation nationale le directeur du musée de l’histoire de l’immigration, membre du conseil scientifique du CRAN, celui qui partage la cause des militants woke et qui estime que l’islamo-gauchisme n’avait aucun intérêt universitaire sinon de stigmatiser certaines recherches ?

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Après avoir appelé le 22 mars à voter Macron, beaucoup au Printemps Républicain en apprenant la nomination de Pap Ndiaye à l’éducation nationale ont dû avaler le rond de serviette qu’ils ont à la table de Gérald Darmanin, de Jean-Michel Blanquer ou de Frédérique Vidal, bouffeurs d’indigéniste, de wokiste[1], de décolonial et autres gibiers islamo-gauchistes de tous poils, mitonnés à l’épaisse sauce chasseur identitaire laïcarde. Ne boudons pas notre plaisir, une bonne nouvelle, d’où qu’elle vienne est toujours bonne à prendre : un peu de disruption dans cette grisaille politique où « il faut que tout change pour que rien ne change[2]»…surtout pas les grands principes de l’ordre libéral du président Macron.   

 Le regard des autres

 Pap Ndiaye, agrégé d’histoire, professeur à Sciences-Po, a largement contribué à l’introduction en France des « blacks studies » qu’il a étudiées aux États-Unis et qui expliquent la construction sociale et historique des discriminations basées sur la couleur de la peau. De quoi disrupter notre « success story » de la méritocratie républicaine à la française, même si le nouveau ministre en est l’arbre qui cache la forêt des discriminations. Lui-même métis d’une mère française et d’un père sénégalais, raconte à propos du livre qui a fait sa notoriété intellectuelle en 2008« La condition noire : essai sur une minorité française[3] »qu’il s’est senti racisé la première fois à vingt-cinq ans aux États-Unis en étant invité à une réunion réservée aux Noirs. Pour cet universitaire, l’invisibilité des Noirs de France a plusieurs causes : l’universalisme républicain aveugle aux minorités, le marxisme qui refuse que la question raciale n’efface la question sociale, et la crainte, à juste titre, qu’à force de parler de différences physiques et culturelles, on finisse par justifier le racisme. Il explique que la notion de race n’a aucun sens d’un point de vue de l’espèce humaine mais qu’elle existe encore en tant que représentation sociale. Au nom de l’antiracisme, sa réfutation vertueuse délégitimise la lutte contre les discriminations qui sont encore fondées sur elle. Le refus de l’essentialisme est au centre de la démarche de Pap Ndiaye. Ce qu’il appelle « l’identité noire fine (thin blackness) » délimite sociologiquement un groupe qui n’a en commun que l’expérience d’une identité prescrite : il n’y a en France métropolitaine ni peuple noir, ni communauté noire mais une minorité noire unie par l’expérience conjointe des discriminations dont elle est l’objet et par une commune condition. On est Noir avant tout dans le regard des autres.

 Communication politique

 Il fallait s’y attendre cette nomination déchaîne l’extrême droite, montrant une nouvelle fois son visage et sa pensée radicalement racistes, démontrant aussi, comme dans une expérimentation chimiquement pure, la justesse de l’analyse de Pap Ndiaye. Embarrassée, la droite macronienne regarde le bout de ses chaussures en sifflotant et en s’interrogeant sur l’objectif politique poursuivi par le président de la République en nommant à l’éducation nationale le directeur du musée de l’histoire de l’immigration, fondateur et membre du conseil scientifique du Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN), celui qui partage la cause des militants woke et qui estime que l’islamo-gauchisme n’a aucun intérêt universitaire sinon de stigmatiser certaines recherches. S’il avait voulu humilier Jean-Michel Blanquer ou l’ancienne ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal, Emmanuel Macron ne s’y serait pas pris autrement. Il ne faut pas être devin pour comprendre qu’il tente un coup à gauche. On les connait ses coups : Hulot en 2017, Dupont-Moretti en 2020, Pap Ndiaye cette fois ci. Des personnalités disruptives pour enfumer un moment l’espace médiatique et éviter de débattre des vrais sujets où il est en difficulté : les inégalités, le pouvoir d’achat, les droits économiques et sociaux, la transition énergétique, les libertés publiques. De la pure communication politique. Une belle disruption qui nous fait bien sourire en imaginant la tête de Manuel Vals à l’annonce du nom du ministre de l’éducation nationale dans le nouveau gouvernement auquel il n’a pas été convié. Elle éclaire deux choses : le camp présidentiel à quelques jours des élections présidentielles est inquiet mais surtout, aux yeux d’Emmanuel Macron, l’éducation nationale n’est qu’une variable d’ajustement communicationnel de sa stratégie politique.

Pour que rien ne change

En définitive, cette disruption ne cacherait-elle pas une réelle continuité politique ? Au-delà de sa personnalité et de sa vision réactionnaire de l’école de la République, le bilan de Jean-Michel Blanquer après cinq années passées à la tête de son ministère est sans appel. Le 22 février la mission du Sénat sur l’éducation nationale présentait son rapport, il est accablant. A force de réformes et d’expérimentations des « générations d’élèves cobayes »ont été engendrées. L’école de la confiance est devenue une « école de la défiance ». De 90 % des élèves de terminale qui avaient un enseignement en mathématiques avant sa réforme, on est tombé à 59 %.Seulement 4% du corps enseignant estime que son métier est valorisé. Ces résultats sont le fruit des réformes que Michel Blanquer a engagées au nom de la mise en concurrence des établissements scolaires publics et privés et celle des élèves entre eux, envoyant aux orties les inégalités territoriales et de naissance. « Je suis un pur produit de la méritocratie républicaine dont l'école est le pilier. » a déclaré Pap Ndiaye lors de la passation sur le perron de son nouveau ministère. Il a raison, mais aujourd’hui le moteur de cette méritocratie c’est la compétition, ce n’est plus la promesse égalitaire d’émancipation. L’égalité des chances n’est plus un objectif, l’éducation est devenue un marché. Ayant lui-même accumulé les avantages et les symboles institutionnels de cette configuration de l’école, il n’en remettra pas en cause l’orientation générale de compétition, au mieux s’assurera-t-il que les discriminations basées sur l’origine extra hexagonale des élèves soient estompées. C’est certain que Darmanin, assis à la même table que lui au prochain conseil des ministres ne s’engagera pas dans cette direction. Le site de Sciences-Po informe que Pap Ndiaye travaille sur une histoire mondiale des droits civiques au 20esiècle. Tout ce qu’on lui souhaite c’est de retourner au plus vite à ses travaux où il sera plus utile que de servir de faire valoir au prince qui se sera bien amusé de l’avoir nommé ministre de l’éducation nationale.

[1]En anglais : éveillé. Désigne le fait d'être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l'égalité raciale

[2]Lampedusa. Le guépard 1956.

[3]Paris, Calmann-Lévy, 2008.

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