L’incipit du Manifeste du parti communiste écrit par Karl Marx et Friedrich Engels mérite d’être réécrit à la lumière de la séquence politique que nous sommes en train de vivre en France : un spectre hante la France, le spectre des Gilets jaunes. Toutes les puissances de la France conservatrice et réactionnaire du Rassemblement National aux franges droitières du parti socialiste se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : les présidents de la République et du MEDEF, Retailleau et Le Pen, les sociaux libéraux et les syndicats policiers.
le Manifeste a été publié en Allemagne à l’aube des révolutions européennes du milieu du XIXe siècle, notamment en France et celle de février 1848 qui vit la chute définitive de la monarchie et l’avènement de la seconde République avec son éphémère épisode ouvrier qui dura cinq mois jusqu’au 26 juin avant d’être écrasé dans le sang. En trois jours de combats dans Paris on releva 4000 morts parmi les insurgés et 1600 parmi les forces de l'ordre. Le gouvernement républicain condamna par décret, sans jugement, plus de 11000 personnes à être transportées en Algérie. Cette répression annonçait celle de la Commune 23 ans plus tard. Le Manifeste agrégeait dans un texte unique la vision sociale et politique portée par les premières luttes ouvrières et les mouvements sociaux qui se réclamaient du communisme dans le contexte du capitalisme industriel qui se déployait dans les mines, les transports et les industries manufacturières et qui broyait tant de vies au nom du profit et du progrès. « Il est grand temps que les communistes exposent ouvertement à la face du monde entier leur manière de voir, leurs buts et leurs tendances ».
Malgré le désaveu démocratique qu’il a subi après la dissolution de 2024 et malgré les contestations populaires d’ampleurs des Gilets jaunes et contre la réforme des retraites, l’obstination du président Macron à chercher toutes les combines politicardes possibles pour maintenir son projet politique et économique au dépend des classes populaires et moyennes, continue d’agréger les mouvements sociaux autour du refus d’une politique économique qui creuse les déficits publics, accroit les inégalités et dégrade les services publics. A ce rejet s’ajoutent les inquiétudes profondes dues aux déséquilibres du monde, climatiques, sanitaires ou géostratégiques, face auxquels le président et ses gouvernements successifs ne semblent pas avoir la carrure malgré leurs discours d’experts expliquant qu’il n’y a pas de voie possible en dehors de la leur.
Le bilan de la répression des Gilets jaunes avait été très lourd à cause des nouvelles pratiques policières dites « confrontationnelles » et répressives sans commune mesure avec les troubles invoqués : nasses de manifestants pacifiques, fouilles et confiscations de matériel de premier secours, violences contre des journalistes et des citoyens filmant les forces de l’ordre. En 27 samedis de mobilisation, on dénombra 50 000 manifestations et regroupements, 24 éborgnés, 5 mains arrachées, 2448 blessés chez les manifestants, 1797 chez les forces de l’ordre, 13 000 tirs de LBD, 10 718 gardes à vue, 2000 condamnations, 800 peines de prison ferme et 256 enquêtes sur les violences policières dont 60 transmises au parquet.
Sept ans plus tard les causes structurelles du mouvement sont toujours là : la politique de l’offre au bénéfice des plus riches et des entreprises du CAC 40, la rentabilisation des services publics, les privatisations, la diminution des droits sociaux, l’indigence de la prise en compte de l’urgence climatique et le déni des crises sanitaires. La grande différence est que la mondialisation qui était vendue comme un horizon indépassable a révélé son vrai visage : un mercantilisme de rapport de force et de confrontation à l’échelle mondiale. A la suite des élections législatives de 2024, avec le troisième gouvernement qui sera nommé après la chute de Bayrou le 8 septembre, tout ce qui fait le cœur de la politique du président Macron ne bougera pas.
Dès l’aube du 10 septembre, des centaines de points de blocage et de piquets de grève ont essaimé partout en France. Un dispositif policier inédit a été mis en place : 80 000 policiers et gendarmes, 30 hélicoptères, des drones et un usage massif de gaz lacrymogènes. La journée s’est soldée par plus de 470 interpellations, dont près de la moitié à Paris. La jeunesse a pris une place centrale, avec des actions recensées dans 150 lycées, tandis que cheminots, personnels hospitaliers et raffineries ont rejoint le mouvement. Partout en France, des cortèges et piquets de grève ont rythmé la journée, parfois sous une répression brutale. Le ministère de l’Intérieur évoque 175 000 manifestants, la CGT en dénombre plus de 250 000.
Le mouvement « Bloquons tout » démarre, il s’inscrit dans une histoire qui émerge depuis qu’il est grand temps que les peuples exposent à la face des puissances politiques, militaires, financières et industrielles qui dominent le monde, leur manière de voir, leurs buts et leurs tendances : la prise de conscience de l’impasse civilisationnelle vers laquelle l’humanité avance. En France les Indignés, les Nuits Debout, Notre Dame des Landes, la vallée de la Roya, les Gilets jaunes et le mouvement contre les méga-bassines procèdent du même phénomène. Comme un cheval devant une barrière, nos sociétés se braquent et refusent l’obstacle. Aujourd’hui le mouvement « Bloquons tout » veut faire tomber le cavalier qui tente de soumettre les Français tire la bride, cravache et donne des éperons. Ce n’est qu’un nouveau début. « Cette solidarité est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour transformer les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale[1] ».
[1] Karl Marx, Friedrich Engels. Manifeste du Parti Communiste. Bureau d’Editions, 1938 Coll. Eléments du communisme. P.26