Dans la nuit du 13 au 14 juin, le bateau aurait coulé à pic en 15 minutes au large de la ville grecque de Pylos, au-dessus de la fosse Calypso où les eaux de la Méditerranée sont les plus profondes. 82 corps repêchés, cent-quatre survivants, on évalue entre cinq cents et six cents victimes supplémentaires emprisonnées dans les cales du navire gisant au fond de la mer à quatre mille mètres sous la surface des eaux. Il n’y a pas de mots pour décrire la terreur et la souffrance des passagers aspirés par l’abîme. Selon des témoignages, il y avait déjà plusieurs morts de soif à bord avant que l’embarcation ne sombre à cause de la gîte due à la panique des passagers. Ils voulaient s’emparer des bouteilles d’eau envoyées par des cordes depuis l’un des deux bateaux de secours juste arrivés sur place. Qui se souvient encore des sept-cent noyés du 19 avril 2015 à cent kilomètres des côtes libyennes ? Quatre jours d’émotion en une, une semaine supplémentaire de commentaires techniques et puis l’oubli. Vingt-sept mille migrants sont morts en Méditerranée depuis 2014. Des femmes et des hommes qui rêvent simplement d’une vie meilleure. A l’époque la même indignation, les mêmes mots de stupeur et de compassion pour que rien ne change aux drames permanents dans la Mare nostrum, notre mer, berceau de la civilisation occidentale. En vingt ans elle est devenue le tombeau de ce qui pouvait la fonder : l’hospitalité, l’asile et les droits de l’homme avec la main tendue du Péloponnèse comme symbole de cet échec civilisationnel.
Toujours les mêmes paroles politiques obscènes à chaque naufrage en Méditerranée : la faute aux humanitaires pour Marine Le Pen, le manque de sévérité contre ceux qui tentent leur destin pour Zemmour. On les connait ces deux-là en compétition permanente dans leur dérisoire mais ignominieuse course à l’échalote de l’anti humanisme. Pendant que le bateau coulait, la droite au parlement négociait l’amendement de la suppression de l’Aide Médicale d’Etat aux étrangers pour rallier la loi sur l’immigration présentée par le gouvernement. La vingt et unième depuis la loi Pasqua de 1986. Là encore les mots manquent pour dire l’indécence de certains politiques. Une lecture rétrospective des médias met le seuil d’indignation collective à cinquante victimes pour qu’un naufrage atteigne l’opinion publique et devienne un sujet politique.
Depuis toujours c’est le mensonge qui structure cet archipel de tragédies individuelles et collectives liées aux migrations humaines. Mensonges des passeurs aux migrants sur les conditions de la traversée. Mensonges du dispositif européen FRONTEX dont le nom sonne comme une marque de préservatif, sur sa responsabilité d’information aux autorités grecques après le survol du bateau à la dérive. Mensonges des secours maritimes grecs sur le supposé refus d’assistance de la part des naufragés alors que des témoignages montrent le retard de réaction face à l’urgence de la situation qui était documentée. Mensonges encore des secours sur les conséquences de leur intervention tardive et mal organisée. Des témoignages impliquent le rôle d’un bateau de secours mal arrimé dans l’accélération de la catastrophe, d’autres disent que c’est le remorquage vers la haute mer du navire en détresse qui a précipité la tragédie. Obligation de mensonge faite à ceux qui ont réussi la traversée pour maquiller leur histoire afin d’accéder au droit d’asile. Mensonges sur la pénalisation des migrants. Mensonge des politiques européens sur la réalité scientifiquement chiffrée des phénomènes migratoires. Mensonges encore sur les moyens à mettre en œuvre pour assumer le devoir d’hospitalité. Mensonges sur les capacités des dirigeants des pays de départ à retenir et gérer les migrations. Mensonges sur l’état des droits en Afrique subsaharienne où un tiers des enfants naissent sans état-civil, c’est-à-dire sans le droit élémentaire à la citoyenneté.
Mensonges sur le droit d’asile surtout. Emmanuel Macron à Ouagadougou en novembre 2017 avait évoqué le drame des migrations : « Elles sont le stade ultime de la tragédie que nous avons laissé prospérer (…) Ces routes du Sahel, de la Libye, de la Méditerranée, ultimes car elles nous ramènent au pire désastre de notre histoire partagée : celui de l’esclavagisme (…) C’est une histoire complexe, millénaire ( …) C’est un crime contre l’humanité aujourd’hui sous nos yeux. » . C’était il y a sept ans. Un crime contre l’humanité se déroule aujourd’hui sous nos yeux et que fait-on pour identifier les auteurs et empêcher que ces crimes ne soient commis ? Que fait-on, sinon renforcer nos frontières et légitimer des régimes qui contribuent à la fuite d’une jeunesse qui ne peut accéder à ses droits fondamentaux, ceux de la santé, de la culture ou de l’éducation. Paul Ricoeur s’était exprimé sur la question des migrants[1] à l’occasion des évènements de l’église Saint Bernard. Alors que les questions d’éthique chez lui sont centrales il développe l’idée selon laquelle la question de l’étranger n’est pas une affaire de morale, c’est d’abord une affaire de droit. Selon lui la philanthropie ne nous permet pas d’examiner sereinement la situation. L’hospitalité signifie le droit pour un étranger à son arrivée sur un territoire d’autrui de ne pas être traité en ennemi. Définir l’étranger, celui qui n’est pas nous, nous oblige à nous définir nous-mêmes : une population, un territoire et un Etat. Cette distinction, ne doit pas être pervertie en ennemi/ami. L’étranger est le visiteur, l’immigré ou le réfugié. Il est tout à fait légitime qu’un Etat régule l‘arrivée des étrangers sur son sol, mais Ricoeur rappelle l’article 14 de la déclaration universelle des droits de l’homme : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays. ». Paul Ricoeur estimait que seul le respect strict du droit d’asile permettrait ensuite de trouver les dispositifs justes pour encadrer l’immigration économique. Or nous faisons exactement le contraire depuis des années, et cela s’aggrave avec le mille feuilles de lois sur l’immigration, jusqu’au dernier projet de loi qui ajoute sa couche de sucre glacé. Il ne manque que la cerise d’un prochain gouvernement Le Pen.
[1] Paul Ricoeur. La condition de l’étranger, 1996. Repris dans la revue Esprit, mars-avril 2006.