L’écrivain franco algérien Boualem Sansal a été gracié et libéré après une année de prison en Algérie alors qu’il avait été condamné à cinq ans pour atteinte à l’unité nationale après des propos tenus en France dans le follicule d’extrême droite Frontières, déclarations jugées révisionnistes par les autorités algériennes. Il opposait la construction nationale du Maroc autour d’un royaume unifié allant jusque l’oranais à celle de l’Algérie dont la conscience nationale se serait forgée tardivement dans une guerre meurtrière de libération contre la France. Dans le contexte de la crise diplomatique entre la France et l’Algérie après l’alignement de Paris sur le Maroc à propos de la question sahraouie, l’emprisonnement de Boualem Sansal pour ses idées, permettait comme d’un précipité médiatique, l’agrégation visible de toutes les obsessions françaises droitières sur l’Algérie : les conditions de l’indépendance, la nature de l’islam, l’identité française et l’immigration. Dans les médias de la galaxie Bolloré, élargie aux médias mainstream, ce qui jusqu’alors pouvait relever d’un impensée colonial, s’est révélé sans fard comme du racisme anti magrébin décomplexé et de l’islamophobie sans retenue La grâce présidentielle de l’écrivain pour des raisons humanitaires a été obtenue après une collaboration diplomatique entre la France et l’Allemagne. Les ressorts de cette libération sont connus : l’intérêt de l’Allemagne dans ses relations énergétiques, économiques et sécuritaires avec l’Algérie, l’impasse diplomatique pour l’Algérie et le changement de pied français qui a abandonné les rodomontades de l’ancien ministre de l’intérieur Bruno Retailleau pour une approche plus pragmatique. Plutôt que se réjouir à juste titre de la libération d’un écrivain emprisonné pour ses idées, les vieilles rancœurs post coloniales, toujours à l’oeuvre dans l’espace public, ont vu dans le rôle central de la diplomatie allemande, une nouvelle humiliation de la France. Rien de neuf dans nos passions tristes françaises. L’absence de solde mémoriel de la question algérienne la fera rebondir sur un autre motif dans les semaines qui viennent.
Un Etat contre la liberté d’opinion et de création
La veille de la libération de Boualem Sansal, Mohamed Tadjadit le jeune poète du soulèvement algérien de 2019, surnommé « le poète du Hirak », âgé de 31 ans, était condamné à cinq ans de prison pour apologie du terrorisme alors que ses vers dénoncent simplement un régime qui étouffe les libertés publiques. Avant lui le romancier Anouar Rahmani avait été arrêté en 2017 par la police sous l’accusation d’insulte à l’islam pour son roman La ville des ombres blanches[1]. c’était à Tipasa, où Camus en 1938 célébrait « les noces de l'homme avec le monde ». L’article 144 bis du code pénal algérien menace de trois à cinq ans de prison « quiconque offense le prophète (…) ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen ». Le passage incriminé du roman met en scène un vagabond fou qui prétend être Dieu, descendu parmi ses créatures pour les éprouver. Dans son délire, l’homme dit avoir créé le ciel avec du chewing-gum. Est-ce du dénigrement de l’islam ? Si c’est le cas, il est dit par un personnage de fiction, dont pourtant le narrateur dans le texte désapprouve le propos et la conduite. Cet écrivain âgé de 33 ans défend aussi les droits LGBT, il a encore été condamné en 2020 pour injure à des fonctionnaires alors qu’il dénonçait leur corruption. Il vit aujourd’hui en exil. Le 22 avril 2021 l’islamologue universitaire, Saïd Djabelkhir était condamné à trois ans de prison, également au titre de l’article 144 bis, pour ses recherches critiques sur certains hadith apocryphes. Lors de l’énoncé du verdict, il fut immédiatement incarcéré. Il a finalement obtenu un non-lieu en appel le 1er février 2023 après 22 mois de prison. En juillet 2024 il était à nouveau mis en garde à vue à cause de la nature de ses travaux. Que nous disent ces affaires judiciaires d’un pays qui condamne et enferme ses écrivains et ses penseurs ? Un pays qui a signé en 1989 le pacte international relatif aux droits civils et politiques et dont la Constitution garantit dans son articles 42 la liberté de conscience et la liberté d’opinion, ainsi que dans son article 44 la liberté de création intellectuelle, artistique et scientifique ?
Boualem Sansal, d’abord un écrivain.
Tout au long son œuvre, Boualem Sansal nous donne sa réponse : l’Algérie est passée d’un colonialisme d’apartheid à un projet islamiste totalitaire encadré par un pouvoir militaire avec ses élites structurées autour de la captation des prébendes étatiques. Il nous montre une société algérienne bloquée dont la jeunesse prise entre le chômage, l’arbitraire et les rêves d’ailleurs, n’a d’autres issues que la corruption, l’émigration[2], la révolte ou l’enfermement religieux. Dans son premier roman publié en 1999, le sang des barbares[3], dans la veine littéraire policière des enquêtes du commissaire Ibrahim Lob[4] de Yasmina Khadra, il nous décrit les ravages de la corruption, de la violence islamiste et de la guerre civile. La majeure partie de son oeuvre est un long récit sur la société algérienne prise entre l’idéologie islamiste, la violence sociale et le déni démocratique. En 2015, Boualem Sansal a reçu le prix de l’Académie française pour son roman 2084, la fin d’un monde[5]. Une dystopie en référence au roman 1984 de Georges Orwell, qui nous décrit un pays totalitaire où dominent le contrôle sécuritaire, la peur, la propagande religieuse et l’oubli de l’histoire. On pense en le lisant au grand récit Alamut[6] où le Slovène Vladimir Bartol raconte l’histoire de Hassan Ibn Saba créant une secte et un paradis artificiel pour fabriquer des combattants fanatiques, les Assassins, en manipulant leurs perceptions. Avec son livre Boualem Sansal reprend le procédé littéraire de Vladimir Bartol en le développant à l’échelle d’un vaste pays. Au risque d’une comparaison qui en dit plus sur celui qui la propose que sur le fond de son énoncé, on a pu dire que Boualem Sansal était le Voltaire algérien. Son écriture est classique, linéaire, sans emphase et didactique. Elle n’a pas le souffle des ses prédécesseurs de l’indépendance mais la précision clinique d’un ressentiment . Une alternance entre des phrases descriptives denses, au rythme lent et des formules sèches et réalistes : «c’est un regard qui attira celui d’Ati, c’était le regard d’un homme qui, comme lui, avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel.» Dans son dixième roman paru en 2024, Vivre le compte à rebours[7], il quitte la critique amère de son pays ou virulente de l’islam pour une dystopie d’anticipation apocalyptique qui montre les fanatismes gangrénant l’humanité dans le contexte de l’IA et du changement climatique.
Boualem Sansal, un écrivain algérien.
Boualem Sansal a été un haut fonctionnaire algérien au ministère de l’industrie, à ce titre il a publié des ouvrages scientifiques dans les années 80. Il commence sa carrière littéraire dans le contexte des années noires de la guerre civile algérienne (1992-2002) qui fit entre 60 000 et 150 000 morts. Comme pour la période coloniale et la guerre d’indépendance, cette période traumatisante porte une littérature algérienne tourmentée autour de l’identité de l’écrivain et de sa relation avec sa terre/mère natale, avec son pays, au point que le grand écrivain algérien Mohamed Dib dira qu’il y aurait comme un complexe d’Œdipe entre l’Algérien et la terre algérienne. Kamel Daoud estime que tous les Algériens sont camusiens pris entre leur part culturelle française et l’amour de leur patrie. Boualem Sansal s’inscrit dans cette belle histoire littéraire algérienne, celle du Kabyle Jean Amrouche[8] pourtant intégré dans l’ordre colonial mais bouleversé par les massacres de Sétif en 1945 où celle du communiste Kateb Yacine et son magnifique roman Nedjma[9] qui montre les difficultés du peuple algérien à se raconter lui-même sous la férule coloniale. Les épigrammes qui ouvraient les différentes parties du rapport Stora de 2021 sur la colonisation et la guerre d’Algérie, citaient des écrivains comme Albert Camus, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Marie Cardinale ou Leïla Sebbar qui écrivait en 2013 : Le pays natal, le mien, c’est là où je suis née pour partir. Je suis sortie, j’ai franchi les frontières, je me suis évadée. Mais je ne suis pas partie. Je veux dire que je ne suis arrivée nulle part. Autrement dit je n’ai pas réellement atterri[10]. Benjamin Stora mettait ainsi en avant l’apport essentiel de la littérature dans tout travail à la fois de mémoire et d’historiographie et Boualem Sansal y participe par son écriture.
Il ne faut pas réduire la littérature algérienne à cette littérature de temps historiques chargés, une nouvelle génération d’écrivains aborde des sujets plus intimes, des histoires familiales de la diaspora, souvent avec humour. Kamel Daoud avec sa réécriture de L’étranger de Camus[11] montrait ce renouveau littéraire algérien. Mouloud Feraoun, l’écrivain Kabyle, assassiné par l’OAS le 15 mars 1962 dans son journal écrivait : « Le pays se réveille aveuglé par la colère et plein de pressentiments (…) Il est tout effrayé encore mais bientôt il en aura pleinement conscience. Il s'en servira et demandera des comptes à ceux qui ont prolongé son sommeil ». Alors, au-delà de la qualité littéraire de son œuvre, que chacun peut juger, la question que l’on peut poser à Boualem Sansal est de savoir si ses engagements auprès des franges les plus droitières françaises qui sont dans le déni de l’histoire coloniale algérienne, ne participent pas de cette prolongation du sommeil français à propos de la colonisation et de l’Algérie en particulier, voire du maintien de notre roman national dans un coma artificiel ? La même question peut être posée à Kamel Daoud et ses accointances avec le Printemps Républicain et leur islamophobie identitaire. En définitive lisons Boualem Sansal, tout comme Kamel Daoud comme une histoire algérienne, une histoire de la littérature algérienne.
[1] Anouar Rahmani. La ville des ombres blanches. Editions Cedalion. 2018
[2] Boualem Sansal. Harraga. Gallimard. 2005
[3] Boualem Sansal. Le sang des barbares. Gallimard. 1999.
[4] Yasmina Khadra. Morituri. Edition La baleine 1997. Folio policier 2002..
[5] Boualem Sansal. La fin d’un monde. Gallimard. 2015.
[6] Vladimir Bartol. Alamut. 1938 Traduction française. Phébus 1988.
[7] Boualem Sansal. Vivre le compte à rebours. Gallimard. 2024.
[8] Lire notamment Etoile Secrète. Edition Mirage 1937. L’Harmattan. 1983
[9] Kateb Yacine. Nedjma. Editions du Seuil. 1956
[10] Leila Sebbar, Le pays natal. Elyzad 2013
[11] Kamel Daoud. Meursault. La contre-enquête. Actes Sud. 2013