Pierre Theillard de Chardin était un paléontologue de renommée internationale. Il était aussi Jésuite et philosophe. Dans les années cinquante, dans une synthèse originale entre l’état de la science, ses travaux et l’approche phénoménologique qui s’introduisait peu à peu dans la philosophie française, il proposa une lecture de l’apparition de la vie et de l’homme à partir de la matière. Selon lui l’évolution de la vie était une montée convergente vers un principe ultime dont l’homme était une étape. En équilibre sur un centre de gravité à équidistance entre science, philosophie et théologie, sa théorie lui valut de sérieux ennuis avec le Vatican et au mieux la curiosité polie de la communauté scientifique.
En conclusion du livre qui fit sa notoriété grand public, Le phénomène humain, il écrit : « Je serai compris quand j'aurai été dépassé ».l’article qui suit est l’ébauche d’une réflexion dans la continuité du travail de Pierre Theillard de Chardindans sa dimension phénoménologique. Le cœur scientifique de sa pensée réside dans l’observation du phénomène de complexification croissante de la chimie organique depuis que notre planète a émergé du chaos initial. Une fois la stabilisation des éléments chimiques achevée dans le monde minéral, le développement continu de longues chaines carbonées dans les océans fit émerger des enroulement protéiques hélicoïdaux qui, sous l’effet de la lumière du soleil, donnèrent peu à peu naissance à des structures capables d’autonomie par rapport à leur milieu aqueux : la vie était née et se propagea sur la Terre comme« une pulsation solitaire ». A partir des première cellules émergèrent les bactéries, les protozoaires qui se développèrent et donnèrent naissance aux règnes végétal et animal. Récemment à l’échelle du temps, dans ce monde du vivant en évolution permanente « l’homme est entré sans bruit »chez les grands singes dans la famille des hominidés.
Pierre Theillard de Chardin poursuit son observation et explique que le phénomène de complexification croissante ne s’est pas arrêté à l’organisation du vivant, l’onde initiale a continué à un niveau supérieur de structuration : le cerveau humain. Composé de 85 milliards de neurones et de 100 000 milliards de connexions nerveuses (synapses), le cerveau humain est dans le monde animal le plus lourd ramené au poids total de son corps. Cette cérébralisation el la biochimie ont permis que« pour la première fois, dans un vivant, l'instinct s'est aperçu au miroir de lui-même ; c'est le Monde tout entier qui a fait un pas ». Cette auto réflexion du vivant qui se replie sur lui-même a donné la capacité de conscience. « Dans notre conscience, à chacun de nous, c’est l’Évolution qui s’aperçoit elle-même en se réfléchissant ».
Pierre Theillard de Chardin estimait qu’il n’y aurait pas d’avenir à l’évolution de l’homme sans sa mise en relation avec tous les autres. A la fin des années cinquante, les techniques de communication autour des ondes électromagnétiques ainsi que les évolutions formidables dans les domaines du transport aérien, de la balistique hors de l’atmosphère et des satellites arrachés à la pesanteur terrestre, avaient fait dire à son contemporain le philosophe phénoménologue Maurice Merleau-Ponty que « l’humanité n’avait jamais été aussi proche d’elle-même ». Que dirait-il aujourd’hui ? A l’échelle de la planète les chiffres de l’internet sont hallucinants : en 1994 il y avait 3000 sites internet, la courbe de progression est exponentielle nous en sommes en 2020 à près de deux milliards[1]. 4,4 milliards d’humains utilisent internet (57% de la populations mondiale). 90% des ménages français sont connectés (ils étaient 40 % en 2006). Facebook, à l’occasion de la crise COVID vient de dépasser les 3 milliards d’utilisateurs réguliers mensuels d’au moins une de ses plateformes en ligne. La diffusion de la 5G accélèrera encore le phénomène. Dans un processus de connexion croissante, comme un précipité chimique, la digitalisation du monde s’impose à nous.
Curieusement, symboliquement serait-on tenté de dire, l‘expression World Wide Web qui désigne l’ensemble des liens hypertexte sur internet, a été créée en 1991 au Centre Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN) en Suisse. Son inventeur qui avait bien saisi l’importance potentielle de son application technologique pour relier les chercheurs du centre entre eux, avait pris le mot web qui veut dire en anglais la toile mais aussi la toile d’araignée. Sur le nom de ce qui était au départ une simple application, se concentre ce qu’est la réalité du web aujourd’hui : la complexité qui étymologiquement vient de complexus, ce qui est tissé ensemble, et une convergence planétaire vers des centres de la toile de l’araignée. Rarement un néologisme récent associant l’organique et la matière nucléaire du centre de recherche genevois aura été aussi porteur de sens.
C’est grâce à internet qu’une bonne partie de l’activité humaine a été maintenue pendant la crise du COVID. Le télé travail, les activités éducatives, sportives et culturelles en ligne ont amorti les conséquences du confinement. Les liens affectifs ont été maintenus pendant cette période. En revanche le risque de la techno surveillance généralisée comme en Chine est déjà en débat en France. Les propos haineux sur Facebook ont presque doublé entre le dernier trimestre 2019 et le premier trimestre 2020, passant de 5,7 millions à 9,6 millions justifiant le passage en force de la loi Avia qui donne à des entreprises privées la possibilité de sanctionner la liberté d’expression. Comment ne pas voir dans le phénomène internet où se côtoient le pire et meilleur, l’amour et la haine, cette même involution, ce même enroulement comme un cyclone, qui donna la vie puis la conscience ?
Pierre Theillard de Chardin y verrait-il encore l’effet de son intuition, la pulsation solitairequi pousse vers un niveau supérieur d’organisation du phénomène humain ? « L’Homme, non pas centre statique du Monde, comme il s’est cru longtemps, mais axe et flèche de l’Évolution, ce qui est bien plus beau » Car « Tout ce qui monte converge ».
[1] Pour les chiffres cités dans l’article voir le site d’infographie : statista.com