Achille Mbembé vient de publier son dernier essai La communauté terrestre . Un texte qui désarçonne où l’historien camerounais déploie sa vision du monde dans la trajectoire du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et de la digitalisation mondialisée des relations humaines. Quand le président Macron lui demanda en février 2020 de rédiger un rapport sur les relations entre l’Afrique et la France et de préparer en amont le sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, beaucoup ne comprirent pas comment l’un des contempteurs les plus virulents du néo-colonialisme et du néo-libéralisme prédateur, pouvait accepter cette invitation venant d’un dirigeant dont les choix économiques, climatiques, militaires et africains, allaient à contre-courant de ses idées. Il avait même eu l’occasion d’épingler rudement le président français quand celui-ci, à l’université de Ouagadougou en 2017, avait demandé au président Burkinabé qui souhaitait s’absenter quelques minutes, d’en profiter pour faire réparer la clim. « Il y a quelque chose de l'Afrique qui empêche la retenue », avait lâché Achille Mbembe à propos de cet épisode. A ceux qui critiquaient son choix de répondre positivement à la demande d’Emmanuel Macron, il avait répondu : « toute réponse affirmative à une sollicitation de ce type n’est pas nécessairement mue par un désir de compromission. Répondre, c’est aussi prendre à témoin, et, au besoin, prendre date ». De l’eau est passée sous les ponts depuis le sommet de Montpellier qui s’était conclu sur la nécessité d’un « nouveau narratif sur l’Afrique, qu’il fallait construire ensemble ». Emmanuel Macron a présenté le 28 février sa « nouvelle » stratégie pour l’Afrique, avant de s’envoler pour 4 jours en Afrique centrale. « Il faut faire preuve d’une profonde humilité face à ce qui se joue sur le continent africain » disait-il. Le dernier épisode de la conférence de presse à Kinshasa avec le président Tshisékédi, montre que le nouveau narratif et la profonde humilité tardent à s’exprimer au sommet de l’Etat et cela malgré le coaching d’Achille Mbembé. Dans ses essais, toujours roboratifs, Achille Mbembé montre un même calvaire africain depuis l’esclavage, la colonisation, les indépendances sous tutelle jusqu’au pillage contemporain des ressources du continent. Il nous explique que la figure du « Nègre » montre une construction historique qui nous éclaire sur notre humanité en mutation. « Le devenir nègre du monde », annonce-t-il : un monde organisé comme un immense apartheid planétaire où le facteur discriminant ne sera plus la couleur de la peau mais celui de la capacité financière. Avec son dernier essai, il poursuit sa réflexion. S’ils veulent continuer à vivre sur la Terre, les humains doivent se la réapproprier dans son unité fondamentale : biologique, organique mais aussi sociale et politique. Il ajoute que l’ordre de la technique et l’ordre du vivant sont maintenant inséparables, ils se nourrissent l’un et l’autre. Il trouve chez le grand préhistorien André Leroi-Gourhan ses arguments pour montrer la continuité entre le corps humain, la main et les technologies, entre la nature, le vivant, la pensée et les outils fabriqués par l’homme. Selon Achille Mbembé, ces liens qui fondaient les sociétés traditionnelles sont en passe d’être rompus. Une deuxième Terre, artificielle, virtuelle, numérique, « computationnelle » se met en place. Elle absorbe tout, son objectif est « la conversion de toutes les substances en quantité », en laissant la première Terre à sa « combustion interne ». Écrit dans son style paroxystique, le constat d’Achille Mbembé, n’est cependant pas nouveau. Il y a trente ans dans Terre-Patrie , Edgar Morin le faisait déjà. On était au lendemain du sommet de Rio, le processus systémique de la technologie, des marchés et de la science, qui accélérait la dégradation de l’environnement était déjà décrit. Vingt ans plus tôt dans Raison et légitimité , Jürgen Habermas montrait le lien entre le développement du capitalisme et celui des techniques, qui annonçait le possible effondrement de nos sociétés dans le contexte du premier choc pétrolier si nos démocraties et nos économies libérales continuaient sur leur trajectoire destructrice. L’originalité de l’essai d’Achille Mbembé réside dans sa convocation de l’animisme des anciennes sociétés africaines pour nous aider à réfléchir, à nous ressaisir et donner à notre communauté terrestre les moyens intellectuels de reprendre la barre dans la dérive mortelle contemporaine. Ni religion, ni philosophie, l’animisme est une compréhension de la nature qui nous apprend à mieux habiter le monde. Achille Mbembe va chercher ses références dans l’ethnologie de l’époque coloniale en citant Marcel Griaule ou Germaine Dieterlen qui montrèrent comment les mythes de la création de l’homme chez les Dogons au Mali avaient une réelle cohérence cosmo-biologique. Dans son ouvrage de référence, l’Invention de l’Afrique , Valentin-Yves Mudimbé, qu’Achille Mbembe cite dans ses dernières pages, disait qu’il fallait démanteler les bibliothèques coloniales pour repenser les différences. On se demande si Achille Mbembé ne participe pas d’une réinvention de l’Afrique. Mudimbé disait aussi, en citant Lévi-Strauss, qu’il ne fallait pas séparer le travail de l’historien de celui de l’ethnologue sur les pensées traditionnelles afin d’abandonner notre vision sur leur supposé caractère primitif ou sauvage en se les réappropriant aujourd’hui pour penser le monde.Si elle ne débouche pas sur un énième syncrétisme new-âge ou à un ré-enchantement du monde, la piste ébauchée par Achille Mbembé mérite d’être poursuivie, mais à un autre niveau de pensée. Bruno Latour le faisait avec la pensée chrétienne. Le ton quasi apocalyptique de son essai, ses aphorismes abscons, ses métaphores appuyées, ses néologismes laborieux et ses discours d’autorité, toutes ces facilités rhétoriques, le rendent presque illisible et n’invitent pas à une réflexion sereine. On avait déjà noté chez Achille Mbembé cette tendance qui allait s’aggravant : une écriture nerveuse, fébrile. Cette fois-ci, on aimerait dire qu’elle est sibylline ou prophétique, alors qu’elle est confuse pour ne pas dire amphigourique. Souhaitons qu’il revienne à un style plus cohérent, simple, pédagogique, pour qu’il continue à nous partager son imaginaire, nous aider à penser les crises contemporaines pour en sortir par le haut.
Billet de blog 25 mars 2023
Achille Mbembe, néo-animiste
Achille Mbembé vient de publier son dernier essai La communauté terrestre . Un texte qui désarçonne où l’historien camerounais déploie sa vision du monde dans la trajectoire du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et de la digitalisation mondialisée des relations humaines.
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