L’injonction contradictoire du 24 avril
Emmanuel Macron a finalement été élu avec 58,5 % des suffrages exprimés et 42 % des électeurs inscrits après un psychodrame collectif à gauche : s’abstenir ou voter pour lui ? A cause des institutions de la Ve République et du mode de scrutin, on nous a enjoint de faire barrage à Marine Lepen et sauver la République alors que le candidat sortant n’a eu de cesse depuis le début de son quinquennat d’en dégrader les digues démocratiques. En cinq ans les libertés publiques, les droits économiques et sociaux, la liberté d’expression et le droit d’asile, ont été ravinés et charriés dans les eaux boueuses des inégalités.
En psychologie, l’injonction contradictoire, on dit aussi paradoxale, est un ordre auquel on obéit et on désobéit en même temps. Soit libre ! Soit spontané ! Quoiqu’on fasse on est perdant et cela entraîne souvent de la culpabilité. Chez les enfants de parents séparés, sommés de choisir entre l’un ou l’autre parent, cela peut entraîner des troubles psychologiques voire psychiatriques. Dans la vie courante nous sommes souvent confrontés à ces injonctions contradictoires, depuis la vie familiale, jusqu’au monde du travail. « L’injonction paradoxale choque par la contradiction qu’elle contient (…) Des travaux récents montrent qu’elle imprègne notre société dans une dynamique pathogène[1] »
C’est exactement ce que beaucoup ont vécu collectivement pendant l’entre-deux tour dans leur entourage, sur leurs réseaux sociaux et avec une bonne partie des médias mainstream. Sauve la République et la démocratie en votant Macron ! Tu seras responsable de la dictature qui s’annonce si tu t’abstiens ! L’ébauche d’un doute, un début d’argumentaire, le commencement d’un raisonnement sur la nature de la démocratie, bref, une hésitation, étaient balayés d’une formule lapidaire : choisis ton camp : le Bien ou le Mal. En face les arguments des abstentionnistes étaient souvent aussi peu nuancés : tu donnes ta voix à Macron, alors tu votes pour l’oligarchie financière dictatoriale. Sauf que depuis 2005 les premiers sont les mêmes qui nous disent que voter contre la constitution européenne entraînera le chaos, que les Indignés étaient des doux rêveurs, les Nuits debout des idéalistes gauchistes, les Gilets jaunes des complotistes antisémites et qu’expliquer la nature du terrorisme en France, c’était le justifier. A force d’être pris pour des cons, beaucoup d’électeurs qui subissent les conséquences de la mondialisation financière, y ont joué. Pendant ce temps, la crise climatique s’est approfondie, les inégalités se sont creusées, les droits et libertés ont été rabotés à gros copeaux et le radicalisme violent continue de s’étendre. Des phénomènes auxquels l’ordre libéral économique participe et dont nos derniers présidents de la République ont été les fourriers, la palme revenant à Emmanuel Macron.
Ce nouveau psychodrame dans l’espace public laissera des traces. Macron et ses politiques nous rendent fous. A moins d’une alternative politique, humaniste, égalitaire, solidaire, écologique qui propose un contre modèle et l’impose dans l’espace public et dans les urnes, nous serons dans la même situation dans cinq ans et elle se sera aggravée. Le 24 avril au soir, c’est la carte électorale d’un vote de classe pour Marine Le Pen que nous avons sous les yeux. C’est celle de la désindustrialisation, du chômage, des aides sociales, des victimes des délocalisations, des territoires oubliés, de la fermeture des services publics de proximité, des emplois précaires et des ronds-points de l’hiver 2019-2020. Il y a un siècle on aurait dit les prolétaires. L’extrême droite vintage Hôtel Lutetia, siège de la Kommandantur à Paris entre 1940 et 1944 ou celle du Petit Clamart ou même de la paroisse Saint Nicolas du Chardonnet, est minoritaire, mais active dans l’électorat de Marine Lepen. Les Antilles et la Guyane qui avaient déjà donné plus de 50 % de leurs suffrages à Jean Luc Mélenchon au premier tour, ont voté à 60 % à Marine Le Pen au second tour, sauf Saint Barth, curieusement. Un vote de classe doublé d’un vote sécessionniste.
Alors, au lieu de mépriser ceux-là qui ont hésité, se sont abstenus ou voté Le Pen, leur faire la leçon, les prendre de haut, les culpabiliser, entendons-les. Au lieu de leur faire une nouvelle injonction contradictoire à défendre leurs droits politiques, civils, économiques sociaux et culturels à l’abri d’un barrage bâti par ceux-là mêmes qui veulent les noyer, reprenons avec eux les plans et la construction de digues solides pour canaliser, dans le cadre d’un Etat de droit et d’une République sociale, les crues climatiques, économiques et démocratiques qui arrivent. Les fissures de l’ancien barrage ne sont plus réparables.
[1]Julie Bourocher. L’injonction contradictoire.Dictionnaire de sociologie clinique. Éditions Eres. 2019 p. 365.