La mode, comme l’aide au développement, se définit difficilement à partir de son objet. La première concerne aussi bien l’habillement, le luxe, la nourriture, que la cosmétique ou les parures, jusqu’aux uniformes des douaniers ou la pilosité masculine[1]. La seconde touche aussi bien à l’économie, la culture, que la santé, l’agronomie ou la justice, jusqu’aux tarifs des douanes ou le secteur informel de la coiffure. Ces deux secteurs d’activité ont en commun qu’ils touchent directement au changement social, à l’intersection de nombreuses disciplines qui impliquent les sciences sociales et la technique. Cette proximité dans leur travail sur les processus sociaux mérite qu’on les compare. De la métaphore au rapprochement analytique, la comparaison de ces deux secteurs ouvre des perspectives d’explication sur les limites de l’aide au développement, un secteur économique piloté par des opérateurs financés sur fonds publics, sans que les bénéficiaires ne régulent leurs activités et dont les enjeux (pouvoir, capacité à mobiliser des fonds, prestige) sont liés à leurs discours, à leur image ou leur positionnement dans le champ du développement plus qu’à leurs résultats.
En effet la métaphore de la haute couture et de l’habillement, considérés comme l’essence de la mode, appliquée à l’aide au développement, est particulièrement féconde. Paul Ricoeur estimait que l’efficacité d’une métaphore[2] est le signe qu’il faut en dépasser l’aspect illustratif pour aller sur le terrain comparatif. Dans le cas de l’aide au développement, la mode nous permet de comprendre le fonctionnement de la configuration développementiste[3] et, quelque part, le fait qu’elle n’a répondu que partiellement aux attentes après cinquante années de politiques publiques en Afrique. L’aide n’est pas la seule en cause dans un contexte de mondialisation économique libérale, mais on peut légitimement questionner le bilan de tous ces projets de développement dans l’amélioration concrète du quotidien des citoyens de la plupart des pays africains qui vivent encore largement en deçà des conditions de vie des pays développés, que ce soit en termes de représentation démocratique, d’alimentation, de santé, de loisirs ou d’accès à la connaissance.
Le batik, le pagne et le coton
Avant le terrain comparatif entre la haute couture et l’aide au développement, la mode contemporaine africaine est d’abord une illustration étonnante, presque une allégorie, de l’articulation entre l’histoire mondiale des goûts et l’insertion primaire des économies africaines dans l’économie mondiale. L’armée hollandaise au XIXe siècle dût recruter dans ses comptoirs africains (dans l’actuel Ghana ou au Bénin) des auxiliaires pour lutter contre les incessantes rebellions dans les Indes néerlandaises (Indonésie). Une fois démobilisés ces supplétifs rentraient au pays avec dans leurs bagages des balles de cotonnades imprimées à la cire (batik), des tissus colorés aux motifs variés qui rencontrèrent un immense succès. Ces militaires démobilisés se muèrent en commerçants prospères en pays Ashanti (Ghana) que l’empire britannique colonisa dans des guerres meurtrières. Depuis longtemps les cotons imprimés en Angleterre ou en France, appréciés des élites des royaumes côtiers, servaient, avec les armes, de monnaie d’échanges contre les précieux produits tropicaux et les esclaves pour les colonies antillaises. Les industriels néerlandais et anglais surent alors améliorer la technique de la cire (wax en anglais et en néerlandais) pour répondre à cette demande en constante augmentation dans les comptoirs africains et s’imposer face au batik indonésien. Le pagne africain en tissus coton wax est ainsi devenu dans toute l’Afrique l’élément de base de l’habillement de la femme. La manière de porter le pagne, les couleurs choisies et les motifs colorés sont aujourd’hui des codes vestimentaires et des symboles, ancrés profondément dans les pratiques du quotidien. Au delà de cette riche histoire de métissage culturel par le goût, c’est aussi celle de l’industrie du coton qui se dessine avec l’incapacité du continent africain à maîtriser sa filière coton. Ainsi, au Mali, au Burkina Faso ou au Bénin, où le coton peut représenter 40% des exportations, cinquante ans après les indépendances, ces pays ne maîtrisent toujours pas les prix et les débouchés industriels de la filière qui reste une culture de rente et d’exportation soumise aux aléas d’un marché mondial dominé par les producteurs américains depuis le XIXe siècle par l’exploitation d’une main d’œuvre servile africaine. L’économiste Togolais Kako Nubukpo[4] a montré comment l’Agence Française de Développement et la Banque Mondiale ont tenté chacune, dans des luttes d’influence homériques, à grands coups de subventions et de prêts, d’imposer aux Etats bénéficiaires de leur aide, leur modèle d’organisation de la cette filière : organisation verticale pour la première, horizontale pour la seconde. Résultat, à part quelques niches de qualité, le secteur est toujours à la traîne, les prix ne sont pas rémunérateurs pour le producteur, l’industrie de transformation sous capitaux publics est sinistrée, et les tissus wax ou bazins sont toujours produits en Hollande ou en Allemagne. Cette situation paradoxale d’un continent qui produit et consomme en grande quantité le coton mais qui ne maîtrise pas la filière, n’empêche pas le métissage culturel autour du vieux batik indonésien, de continuer son histoire propre. Depuis quinze ans à Abidjan, au Kenya, en Afrique du sud, au Nigéria ou au Niger des créateurs de mode, insérés dans la créativité mondiale, introduisent avec succès les modèles wax dans leur production et quelques grandes stars de la culture mondialisée, comme Lady gaga ou Rihanna, portent ces modèles. Des marques de prestige comme Burberry intègrent ces motifs dans leurs collections. Le dessin du sac à main de Michèle Obama imprimé sous de multiples déclinaisons est aujourd’hui un motif très populaire. Pendant ce temps de nombreux Béninois continuent de s’habiller avec les friperies d’habits en coton fabriqués en Asie, importés d’Europe et vendus au grand marché de Dantokpa à Cotonou.
Le rendement de la métaphore
Les modes théoriques dans l’aide au développement se succèdent, particulièrement en Afrique. Tous les ans, de manière cyclique, de nouveaux concepts, des derniers modèles théoriques apparaissent, disparaissent ou réapparaissent sous une forme renouvelée : la gestion des terroirs, les démarches participatives, la lutte contre la pauvreté, le genre, la société civile, la bonne gouvernance, les budgets participatifs, la résilience, le renforcement des capacités, etc. Tous ces modèles sont essayés et habillent l’abondante littérature grise de l’expertise en développement (identifications de projet, termes de référence, rapports d’activité, évaluations, cartographies et capitalisations) produite par les innombrables projets de développement et dominée par quelques grands façonniers : la Banque Mondiale, l’Union Européenne, l’Agence Française de Développement, la coopération allemande (GIZ) ou la Banque Africaine de Développement. Comme dans la haute couture et ses « fashion week » annuelles, ces modèles théoriques permettent la tenue saisonnière de grands colloques réunissant des créateurs de concepts, des experts et des bailleurs qui font défiler sous leurs yeux leurs dernières créations jugeant l’esthétique du modèle plutôt que sa fonctionnalité. Il est facile et particulièrement réjouissant de filer la métaphore de la haute couture appliquée à l’aide publique au développement. Les grandes marques onusiennes (PNUD, UNICEF, FAO, HCDH) ne maîtrisent plus la création depuis longtemps, mais leur ancien prestige leur permet encore de continuer à imposer sous leur enseigne la diffusion du prêt à penser développementiste : cadres de concertation, approches genre, prévention des conflits. De leur côté, comme des boutiquiers à la recherche de financements, les ONG de développement, avec leurs enseignes internationales ou locales, distribuent les dernières modes au « plus près des populations à la base » bénéficiaires et clientèles passives de projets, Ces marques dominantes n’empêchent pas la créativité de proximité dans la mode africaine avec la présence d’artisans de qualité qui portent de l’innovation voire des transgressions symboliques comme la critique politique du système économique dominant autour de l’altermondialisme. Mais ces petits entrepreneurs ne font aujourd’hui pas le poids face aux géants de la distribution des valeurs symboliques du développement. Au contraire certaines de leurs créations comme le plaidoyer sont recyclées et améliorent l’esthétique des inusables modèles participatifs, au rendement commercial soutenu, autour de l’animation permanente de séminaires comme autant de petits ateliers de confection. Les indémodables « indicateurs de genre » des appels à proposition de projets lancés par un bailleur de fonds au niveau local ou international, relèvent bien souvent de la contrefaçon, comme les sacs à main Prada en cuir synthétique fabriqués au Nigéria : le signe importe plus que l’utilité.
La haute couture : une économie de la créativité
La mode peut être comprise comme une transformation cyclique des goûts collectifs, notamment vestimentaires dans le domaine de la haute couture dont le système économique, fait de biens issus de la créativité, est caractérisé par une offre de symboles et une demande de signes[5]. L’offre de symboles est le fait de quelques grands créateurs, héritiers d’un patrimoine historique et artistique, qui interprètent leurs sociétés. La mode dispose d’une autonomie esthétique et créative qui révèle les mécanismes de l'influence sociale. Roland Barthes[6] montrait qu’elle fait système dans un monde symbolique riche de sens, en fonctionnant autour d’un certain nombres de mythes[7] : minceur, jeunesse, transgression esthétique. Les créateurs répondent à une demande de signes qui ne vient pas d’un client final, utilisateur du vêtement (le consommateur) mais de marques, d’enseignes ou de façonniers, leaders du secteur qui orientent les goûts du public en tentant de le convaincre au travers de stratégies marketing puissantes, d’acquérir tel ou tel modèle. Dans un contexte de mondialisation économique, c’est la créativité qui est le moteur de la différentiation et du succès. Le modèle économique de la haute couture trouve ses racines historiques dans les cours royales des XVIIe et XVIIIe siècle, particulièrement en France. La famille royale et la haute aristocratie donnaient le la en matière vestimentaire à partir des propositions de quelques créateurs dont la créativité était alimentée par l’afflux des nouvelles étoffes, de nouveaux imprimés en provenance des colonies ou produits par l’amélioration des techniques de tissage. Dans les capitales, autour de la cour, des artisans couturiers et des modistes de grande qualité répondaient à cette demande en constante évolution, financée par des fonds publics ou les revenus nobiliaires et ceux des grands commis d’Etat. Paris était le centre mondial de la mode. Ce modèle a fonctionné jusqu’au second empire en France, au milieu du XIXe siècle, quand la grande bourgeoisie bancaire et industrielle fit évoluer le système une première fois en élargissant l’offre vers une nouvelle clientèle fortunée, les élites bourgeoises enrichies et demandeuses de luxe. Cette nouvelle phase durera un bon siècle en s’adaptant : boutiques de mode, nouveaux créateurs, passage d’une production artisanale à une production industrielle, revues féminines, mais la configuration de la haute couture restait fondamentalement élitiste. C’est avec l’arrivée du prêt à porter et de la consommation de masse que le modèle économique de la haute couture sera profondément reconfigurée. La mode française saura s’adapter à ces transformations grâce au maintien d’une haute exigence de créativité et grâce à la réactivité de la filière aux demandes des consommateurs. Elle est passée d’un système aristocratique sur fonds de prébendes publiques à un modèle de marché.
Dans ses fondamentaux l’aide au développement semble être restée dans la configuration de la haute couture qui prévalait jusqu’au second empire : un modèle piloté par l’offre, un système de signes, un patrimoine historique, des fonds publics ou des revenus issus de l’Etat, l’entre soi des quelques grandes maisons avec les étroites élites clientes, une créativité hors sol non sanctionnée à l’épreuve du réel telle la crinoline ou le corset à lacets qui affinait la silhouette en provoquant des occlusions intestinales.
De la description au discours performatif
Filons encore la métaphore en mentionnant l’incontournable structuration d’un modèle en quatre niveaux de la société civile que les associations et les ONG africaines doivent enfiler si elle veulent accéder aux financements de l’Union Européenne au travers des ses projet d’appui aux « renforcement de leurs capacités ». Comme une sorte de « dress code » les citoyens africains organisés collectivement dans leurs associations sont répartis en niveaux de structuration qui leur assignent des rôles de responsabilité et de représentativité selon leur place dans le modèle. En bas de la pyramide les associations et communautés « de base », en haut leurs représentants selon les secteurs d’activité au niveau local ou national. Ce modèle pyramidal quatre pièces est aujourd’hui l’habit obligatoire que doivent endosser les associations africaines pour passer à la grande table de l’aide au développement. Il est distribué en exclusivité dans tous les projets de l’Union Européenne qui visent la société civile. Dessinée par un universitaire et consultant créateur italien[8], expert de la Commission Européenne, cette coupe avait au mieux une valeur descriptive, elle a maintenant une valeur prescriptive. Telle une couleur de saison mais sur une longue période, cette proposition modifie la réalité sociale, enjoignant aux acteurs du développement (experts, ONG, associations) d’intégrer cette représentation comme réelle, ce qu’ils font : les projets sont maintenant construits autour de cette structuration, des financements adaptés aux différents niveaux se mettent en place, les associations se définissent elles mêmes comme appartenant à l’un ou l’autre niveau, ce que leurs dirigeants précisent sur leur carte de visite. Quant au concept de société civile censé décrire la vie sociale en dehors de la sphère de l’Etat, il est devenu incontournable depuis la chute du mur de Berlin dans les discours des agences de développement et a induit auprès des acteurs sociaux une vison duale et a politique de la société où l’Etat doit être au service des initiatives des citoyens qui évoluent dans une sphère où l’entrepreneuriat, la morale et le consensus dominent. Au début des années 90, les fonds de modèles émancipateurs et tiers-mondistes des grandes marques du développement ont été peu à peu remisés pour des coupes plus libérales. Un peu comme si la vareuse soviétique boutonnée jusqu’au cou ou le col Mao avaient définitivement laissé la place à la cravate unie, claire, sur le costume sombre du consultant d’un cabinet d’audit anglo-saxon.
Les échecs fréquents des projets de développement vécus et supportés par les supposés bénéficiaires ne sont pas sanctionnés par un abandon du modèle ou de la théorie, voire le licenciement du créateur du modèle ou du concepteur du projet, comme dans le cas des échecs dans la commercialisation de produits industriels ou de consommation. Non, ce sont les populations qui n’auront pas « bien joué leur rôle » ou les consommateurs jugés trop conservateurs dans leurs goûts. Au mieux, dans une sorte d’ébauche d’une prise de conscience de l’inadaptation du modèle, ce sera l’agent commercial de la marque (l’équipe projet) qui n’en aura pas compris les subtilités.
Une question de goût
La pensée sur le développement produit les modèles théoriques d’intervention sur le développement en Afrique, elle est héritière de plusieurs traditions de l’histoire de l’aide au développement comme l’ethnologie, le tiers-mondisme et le populisme méthodologique, la gestion du développement avec ses méthodes de conduite de projets accompagnant les plans d’ajustement structurels ou encore la pensée libérale dépolitisée. Ces modèles sont construits autour de représentations comme la lutte contre la pauvreté, continuatrice d’une pensée coloniale qui pensait le développement de l’indigène (les populations ou le pauvre, aujourd’hui) à sa place. A partir de grandes matrices de représentation issues de l’histoire des sciences sociales du développement, les experts indépendants mais dépendants des « grandes maisons » (Union Européenne, Banque Mondiale, GIZ, AFD) proposent les modèles théoriques des projets de développement que ces mêmes marques financent dans des projets de développement qui seront mis en œuvre à partir de ces cadres théoriques. Depuis une vingtaine d’années, le cadre logique, l’approche genre ou les démarches participatives restent indémodables malgré l’étroitesse théorique de la coupe et l’inadaptation des modèles aux réalités sociales ou à l’incertain démocratique. Comme pour l’économie de la mode, les projets de développement avec leurs modèles théoriques seront proposés aux bénéficiaires (les « populations à la base », en général) car l’objet de leur demande potentielle de développement ne sera objet de développement que parce que consacré comme tel par la mise en oeuvre des autres projets.
Les grandes marques qui ont bien lu le sociologue Pierre Bourdieu[9] ont compris que les modèles permettent au consommateur de s'ajuster à la fois à la distinction sociale et à la conformité sociale pour « avoir du style » et suivre la mode tout en s'en détachant par quelques touches personnelles. De manière analogue, la mise en œuvre de modèles théoriques par les projets de développement (gestion de terroirs, adduction en eau potable, périmètres maraîchers, organisation de filières) s’articulera sur des logiques de distinction ou de mimétisme en fonction des modèles théoriques disponibles sur le moment. La lutte d’influence entre la Banque Mondiale et l’Agence Française de développement sur l’organisation de la filière coton en Afrique de l’Ouest dans les années 90/2000 en est l’illustration. Cette construction des préférences est portée non pas au niveau des consommateurs finaux de l’habillement ou les bénéficiaires de l’aide (« les groupes cibles »), mais par les prescripteurs : les agences de développement onusiennes, multilatérales et bilatérales, les ONG internationales et les agences publiques qui fonctionnent de manière auto référencée sans que les usagers finaux aient la capacité de sanctionner. Dans le cas de l’habillement le consommateur final est devant un choix individuel qui n’engage que lui. Dans le cas de l’aide au développement, le choix du modèle impacte plusieurs centaines voire des milliers de personnes.
Signes, mythes et symboles
Roland Barthes a montré que la mode est un système de significations. Les hommes donnent du sens à leur habillement de la même manière qu’ils produisent de la parole qui cache parfois plus qu’elle ne montre.La haute couture donne à voir dessignes vestimentaires à la fois porteurs d’identité personnelle et d’affirmation d’appartenance à une société. Ces signes montrent les mythes souvent contradictoires de notre époque : métissage culturel et repli identitaire, décontraction affichée et contrôle de son image[10]. De la même manière, au delà de que disent les grands créateurs de l’aide au développement, on peut aisément aujourd’hui reconnaître le fond idéologique de leur pensée dans leurs productions et dans les projets qu’ils financent. Roland Barthes explique que le mythe est une parole a politisée qui veut dire au delà de sa lettre. L'Empire français ? Mais c'est tout simplement un fait : ce brave nègre qui salue comme un gars de chez nous (…) Dans le cas du nègre-soldat, par exemple, ce qui est évacué, ce n'est certes pas l'impérialité française (bien au contraire, c'est elle qu'il faut rendre présente) ; c'est la qualité contingente, historique, en un mot : fabriquée, du colonialisme »[11]. Il en est ainsi du prêt à porter participatif dépolitisé des grandes marques onusiennes ou des imprimés soignés de l’UNICEF, efficace marketing « mère et enfant » qui évacue toute critique du simple traitement symptomatique de la pauvreté proposé par l’UNICEF. Déballer un modèle de l’Union Européenne et en retirer toutes les aiguilles et agrafes pour comprendre le jeu complexe des fermetures à bouton afin d’atteindre les poches, demande une expertise spécialisée qui sera elle même vendue très cher aux bénéficiaires. On se demande comment la marque AFD qui termine la lente absorption de la vieille maison de la Coopération Française en intégrant les projets de gouvernance et de société civile saura troquer son classique costume de cadre bancaire pour les vêtements de travail plus rustiques des terrains associatifs. La lutte contre le djihadisme terroriste au Sahel remet au goût du jour les couleurs camouflage et kaki en confiant aux militaires des projets de développement à l’ancienne, vintageguerre d’Algérie : des puits et des dispensaires, la « pacification » a laissé la place à la « prévention des conflits » dans les discours des agences de développement. Les agendas du développement (OMD et ODD) parachèvent la configuration de l’aide au développement en imposant au niveau mondial le mythe de l’ingénierie sociale autour d’un modèle millénariste et bureaucratique néolibéral.
Eclairer au delà de ce qui est montré, c’est bien la signification de la métaphore. Les signes proposés par la haute couture comme par l’aide publique au développement participent d’une forme de pensée commune. Le cadre logique, l’alpha et l’oméga de la pensée développementiste, en croyant maîtriser le réel, est le témoignage de la pensée moderne prélogique décrite en 1922 par l’anthropologue Levy Bruhl[12] tout comme l’étaient les incantations chamaniques des faiseurs de pluie. En définitive le darwinisme sociétal, la bienveillance compassionnelle et l’ingénierie sociale, caractéristiques de la pensée développementiste, ne nous montrent-ils pas une pensée sauvage contemporaine, tout comme l’étaient dans l’habillement, selon Claude Levi Strauss[13], l’étui pénien amazonien, le tatouage Nambikwara, la collerette d’Elizabeth d’Autriche ou le haut de forme troisième république. Les rastas et chemises batik des jeunes européens qui jettent leur gourme en Afrique, serait on tenté d’ajouter.
Conclusion : la métaphore et le modèle
La métaphore de la mode appliquée à l’aide au développement est porteuse de sens et éclaire les pratiques de l’aide au développement en Afrique, un continent habitué à se voir pensé par d’autres. Les sciences sociales réalisent le monde qu’elles pensent décrire, ainsi la qualité des projets de développement s’appréciera plus à leur conformité aux canons d’une mode dominante qu’à leurs résultats dans un contexte spécifique : le respect des indicateurs de genre, de participation citoyenne ou de « résilience des populations à la base ».
[1] Frédéric Godart ; Sociologie de la mode, Coll. Repères, éd. La Découverte, 2010.
[2]Paul Ricoeur ; La mémoire, l’histoire l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris,2000, p 582
[3]Jean Pierre Olivier de Sardan; Anthropologie et Développement, Essai en socio anthropologie du changement social. Paris, Karthala. 1995 p.7 : « On appellera « configuration développementaliste » cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONG, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projet, d’agents de terrain, qui vivent en quelque sorte du développement des autres et qui mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables »
[4]Kako Nubukpo ; L’improvisation économique en Afrique de l’Ouest : du coton au Franc CFA. Paris, Karthala 2013
5] Lire Christian Barrère et Walter Santagata ; Février 2003. Economie de la créativité et du patrimoine : la mode. Synthèse du rapport pour le département des études et de la prospective du ministère de la communication. Université de Reims, laboratoire d’économie et de gestion.
[6]Roland Barthes ; Le système de la mode, Paris Le Seuil, 1967
[7]Roland Barthes ; Mythologies, Le Seuil, 1957
[8]Commission Européenne : La structuration de la société civile (Floridi, Sanz Corea, 2005).
[9]Pierre Bourdieu. La distinction, critique sociale du jugement. Éditions de Minuit, 1979 coll. « Le sens commun ».
10]Roland Barthes ; Le système de la mode, Paris Le Seuil, 1967
[11]Roland Barthes ; Mythologies, Le Seuil, 1957 p 197 et 217.
[12]Lucien Levy Bruhl ; La Mentalité primitive, Alcan. 19222
[13]Claude Levi Strauss ; 1962, la pensée sauvage, Paris, Plon.