« Je suis très impressionné par l'implosion de la Russie qui avait un système patrilinéaire modéré, et par la diminution de la population russe. Si curieux que cela puisse paraître, je ne pense pas du tout que l'Occident soit foutu ». Disait Emmanuel Todd en 2011 au Figaro[1]. Cinq jours avant, au journal Marianne, il déclarait qu’il ne croyait pas au déclin de l’occident[2]. Treize ans plus tard dans son dernier livre[3] La défaite de l’Occident, il écrit, même si c’est une surprise (mais pas à ses yeux, il va le démontrer) : « La dixième et dernière surprise est en train de se matérialiser, c’est la défaite de l’Occident ». Plus loin, sur la Russie : « Si l’on suit les données économiques de la Russie, on observe un rattrapage, une remontée du niveau de vie, rapide entre 2000 et 2010 ». Beaucoup d’évènements se sont produits entre ces deux dates, qu’il ne pouvait prévoir, certes, mais treize ans pour un historien qui se revendique de l’école des Annales et qui travaille sur le temps long de l’histoire, c’est court pour changer d’avis. Emmanuel Todd n’est donc pas un imbécile. Au contraire, mais cette observation liminaire permettra au lecteur d’aborder le dernier opus de notre Cassandre national plus sereinement, tant ses prévisions sont inquiétantes : il annonce la victoire de la Russie en Ukraine avant cinq ans et il entrevoie la possibilité d’une guerre atomique que l’hubris nihiliste américain pourrait déclencher du fait de la nouvelle doctrine du Kremlin d’emploi de l’arme nucléaire si les intérêts vitaux russes étaient menacés. Ils pourraient l’être par le nouveau bellicisme polonais que Londres et Washington attisent.
Curieusement en incipit du livre, Emmanuel Todd cite Raymond Aron : « Assurés de connaître d’avance le secret de l’aventure inachevée, ils regardent la confusion des évènements d’hier et d’aujourd’hui avec la prétention du juge qui domine les conflits et distribue souverainement les éloges et les blâmes. » Dans l’Opium des intellectuels, Raymond Aron raillait les intellectuels communistes qui voyaient dans l’Union Soviétique le pays porteur du sens de l’histoire. Emmanuel Todd semble se tirer une balle dans le pied, non par russophilie, mais parce que tout au long de son livre, quoiqu’il en dise, assuré de ses prédictions tirées de ses travaux scientifiques, il distribue avec gourmandise des compliments mais surtout des moqueries, particulièrement aux politiques français et aux journalistes, du Monde entre autres qui en retour ne le ménagent pas dans leurs éditoriaux.
Il a une ascendance anglaise, il dit lui-même qu’il est issu de « l’establishment intellectuel », il a fait une partie de ses études à Cambridge et, un peu comme Roger Moore incarnant James Bond assis à la table de jeu d’un casino international sur les bords de la mer Noire, certain de sa martingale anthropologique des structures familiales, on le trouvera péremptoire. Disons qu’il manie cet humour anglais qui nous agace parfois, que l’on appelle l’understatement, cette capacité à s’exprimer en étant un peu décalé, en dessous de ce qui est, pour faciliter l’énoncé d’un propos souvent difficile à entendre, ici le nihilisme des Etats Unis et la perte d’indépendance des Européens : « Croule Britannia » en sous-titre de son chapitre sur l’abaissement de la Grande Bretagne comme nation autonome. La France est marginale dans son essai mais il ne peut s’empêcher d’ironiser :« L’espace mental du Quai d’Orsay, loin d’être mondial, ne s’étend pas au-delà̀ de Berlin, Beyrouth et Brazzaville », écrit-il, c’est drôle. L’agent 007 qui se moque d’OSS 117.
Les éditions Gallimard ont bien travaillé le lancement médiatique du dernier livre d’Emmanuel Todd. En une semaine on l’a entendu sur tous les médias mainstream qui, pour le légitimer scientifiquement, ouvraient systématiquement l’interview de l’intellectuel hétérodoxe de service sur le rappel de sa prophétie de 1976[4]. Todd avait alors vingt-cinq ans, il annonçait la fin de l’empire soviétique à partir de statistiques démographiques. La prophétie attendra treize ans avant de se réaliser. Avec du recul, lui-même doute des liens de causalité avec les statistiques qu’il avançait, préférant aujourd’hui la montée en puissance de classes moyennes éduquées pour expliquer la chute des régimes communistes. Emmanuel Todd atteindra une réelle notoriété scientifique en 1983 avec son ouvrage La troisième planète[5] où il affirme que les grandes idéologies qui se répartissent sur la planète s’expliquent essentiellement par la structure familiale et les règles de transmission du patrimoine. Il voit trois types familiaux : la famille communautaire exogame, la famille souche autoritaire et la famille nucléaire égalitaire. La première véhicule des valeurs d’autorité et d’égalité, comme en Russie. La seconde amène les principes d’ordre et d’autorité dans la société, comme en Allemagne. La troisième induit des comportements individualistes et s’est développée notamment en Angleterre et dans le grand bassin parisien. Ces trois types familiaux ne pas sont étanches, il y a des infiltrations réciproques. Le problème, c’est que pour forcer au chausse pied certaines démonstrations, il manipule lui-même les valves d’étanchéité entre les types familiaux. En 1984, le professeur de sociologie d’Emmanuel Todd à Sciences-Po, Henri Mendras, dans la prestigieuse Revue Française de Sociologie, dans un article[6] ironique mais très positif, présentait le livre de son ancien élève en expliquant en introduction : « sans doute faut-il n’avoir guère plus de trente ans pour poser des questions aussi générales et fondamentales et surtout y répondre. Si les réponses paraissent parfois un peu péremptoires (…) il faut les mettre sur le compte d’une juvénilité indomptable. ». Henri Mendras concluait : « Ce déterminisme familial est acceptable comme parti de recherche et se révèle très fécond ; il est inacceptable comme clé unique d’interprétation ». Déjà, il y a quarante ans, Emmanuel Todd agaçait et manifestement, depuis, il n’a pas tout à fait écouté le conseil de son maître. Il a toutefois étoffé ses outils d’analyse en faisant le lien entre les structures familiales et les pratiques religieuses. Il a forgé le concept de « religion zombie » qui montre la perte d’influence des religions, réduites aux pratiques sociales autour de la naissance, du mariage et de la mort. Il avait utilisé ce concept à propos du phénomène Charlie, expliquant que les centaines de milliers de manifestants de janvier 2015 ne reflétaient qu’une partie de la France, celle des classes moyennes urbaines et déchristianisées qu’il appelait les « catholiques zombis ».
Sans que ce soit un jugement moral mais un signe anthropologique, il observe que le mariage homosexuel marque maintenant le passage de la plupart des pays occidentaux au niveau « zéro de la religion » où l’espace moral et social n’est plus encadré par la religion. Depuis, nous faisons « l’expérience du vide » particulièrement dans les pays anglo-saxons où le protestantisme zéro, allié à la forme familiale nucléaire la plus aboutie, amène une forme de nihilisme radical qui se traduit par un libéralisme financier sans frein, l’appât du gain sans limite et in fine, depuis la seconde intervention de 2003 en Irak, le choix systématique de la violence brutale par les Etats-Unis en réponse aux crises du monde. Ce constat pessimiste est illustré par la catastrophe en cours en Ukraine mais aussi à Gaza. Le nihilisme américain a amené les Etats-Unis à foncer comme un taureau furieux dans la muleta que la Russie a agitée en Ukraine, pour tomber dans un piège : ils n’ont plus les capacités techniques militaires pour soutenir le régime ukrainien aveugle au réel et prisonnier de ses chimères nationalises.
Emporté par sa conviction, Emmanuel Todd ne fait pas dans la nuance. Le lien mécanique qu’il fait entre effondrement religieux et atomisation individualiste sans morale de nos sociétés, est problématique : la loi morale aurait nécessairement besoin d’une transcendance et de rites pour exister ? Les droits de l’homme et du citoyen ont une genèse chrétienne mais ont été portés par la notion rationnelle de droit naturel. Mais, il le dit lui-même à propos de son livre : « mon dessein n’est pas d’atteindre un haut niveau de perfection académique mais de contribuer à la compréhension d’un désastre en cours ». La démonstration qu’il assène a la force de la cohérence. En dix chapitres denses et didactiques, il décrit tour à tour la résilience de la société russe, les forces centrifuges qui travaillent la société ukrainienne (ses pages les plus intéressantes, cartes à l’appui), les contradictions des anciennes démocraties populaires, l’aporie du rêve européen d’indépendance et de paix, la dilution du Royaume-Uni en tant que nation, le retournement scandinave, pour arriver au cœur du sujet du livre, ce qu’il appelle le nihilisme du « trou noir américain ». C’est certainement la partie la plus novatrice de son essai, mais aussi la plus incertaine.
Il utilise le mot nihilisme dans le sens du refus de ce qui est, avec deux conséquences. D’abord une pulsion de destruction ; le choix de la violence par les Etats-Unis particulièrement depuis 2003 le montre. Ensuite un amoralisme fruit de l’absence de valeurs morales de la part des élites dirigeants américaines aujourd’hui. Dans La Légende du Grand Inquisiteur, Ivan Karamazov dit : « Ce n’est pas Dieu que je repousse, c’est la création ». Pour Todd, ce même nihilisme taraude la société ukrainienne. Et on ne comprend pas bien pourquoi ce fond nihiliste de la grande littérature russe ne concernerait pas le Kremlin, Poutine et son entourage. Dans l’Homme révolté, Camus écrivait « A ce tout est permis commence vraiment l’histoire du nihilisme contemporain ». La complaisance dans l’absurdité du monde ouvre la voie au nihilisme et en conséquence aux crimes collectifs. Ce que Camus n’avait pu observer, c’est que le XXIe siècle annoncerait le meurtre de masse, non au nom des idéologies, mais au nom du nihilisme lui-même. Pour le grand journaliste Olivier Todd[7], père d’Emmanuel Todd, et biographe de Camus, la conception de l’absurde par ce dernier qui la voyait comme une sorte d’objet entre l’homme angoissé et l’irrationalité du monde, ne tenait pas la route. Le monde n'est ni absurde ni noir ou rose : il est. Le meurtre de masse par volonté de puissance gardant encore « son air d’effraction », il fait la une des médias. Les analystes y voient toujours des engrenages historiques, jamais une pensée absurde.
Ce serait une erreur de lire Todd comme un déterministe forcené, il travaille les statistiques, et ses degrés d’invariance ne sont pas des prédictions mais des probabilités. Pour autant pourra-t-on sortir de ce nihilisme qui amène l’humanité à la sortie de route existentielle ? Pas en le niant, et après tout, Todd nous aide à le regarder en face, même s’il semble borgne en ne voyant pas le nihilisme russe. Chez Camus on connait l’articulation entre l’absurde et la révolte. Peut-on encore s’imaginer Sisyphe heureux ? Curieusement, il faut chercher cette possibilité chez Lyotard, l’un des philosophes de la « French theory » déconstructivistes des années 70 dans les universités américaines, qui, si l’on suit Emmanuel Todd, avec Derrida, Deleuze et d’autres, auraient participé du nihilisme américain contemporain. Lyotard a pensé le nihilisme inscrit au cœur du capitalisme, il parlait « d’économie libidineuse ». Chez Lyotard, l’impossible moralisation de la politique, le moindre mal, pouvait être une forme de nihilisme complaisant. Mais il estimait en dernière analyse qu’il faut affronter les postures verbales des discours, parce que la cause de la justice existait au tréfonds des peuples. Il ne faut donc pas ne rien faire, mais continuer de combattre pour la justice. Ne le voyant pas et ne le comprenant pas Emmanuel Todd est à sa manière, nihiliste.
[1] Interview au figaro du 1er septembre 2011
[2] Interview à Marianne du 27 août 2011
[3] Emmanuel Todd. La défaite de l’Occident. Gallimard 2024.
[4] Emmanuel Todd. La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique. Robert Laffont 1976.
[5] Emmanuel Todd. La Troisième Planète : Structures familiales et systèmes idéologiques. Seuil 1983.
[6] Henri Mendras. Compte rendu de la troisième planète. Revue française de sociologie. 1984 pp 484-489
[7] Olivier Todd Camus une vie Gallimard 1996.