« Nous sommes en guerre »a martelé à plusieurs reprises le Président de la République dans son discours à la Nation du 16 mars et réaffirmé le 26 mars devant la tente couleur kaki d’un hôpital militaire ce campagne. La métaphore guerrière en temps crise est un classique du genre pour ne pas dire une facilité. Paul Ricoeur que le Président a lu, estimait le discours politique fragile[1]parce qu’il repose en même temps sur la démonstration rationnelle et sur la captation de l’auditeur par des moyens de communication qui relèvent souvent de la manipulation : le flou, l’évidence approximative, la fausse alternative, la coïncidence élevée au rang de causalité, la rhétorique du sophiste, la formule accrocheuse ou encore la métaphore paresseuse. Pour le philosophe cette fragilité est inhérente au politique parce que celui-ci est dans l’action conduite au moyen de paroles[2].Il expliquait aussi que le recours à la métaphore pour, étymologiquement, porter le discours au-delà de sa signification première était le procédé le plus efficace pour trouver « une fécondité heuristique et une efficacité herméneutique[3] », autrement dit pour chercher le sens d’un évènement et l’interpréter. On oublie souvent que la quarantaine que nous subissons tous est elle-même une métaphore qui porte notre confinement forcé au-delà de sa signification sanitaire et lui donne une dimension métaphysique. Ce sont les quarante années d’errance du peuple Hébreu, les quarante jours dans le désert de Jésus. C’est la durée du carême, nous y sommes, ou au moyen-âge la période pendant laquelle un seigneur offensé suspendait sa vengeance. C’est sans doute à cause de cette signification religieuse que le vilain néologisme « quatorzaine » est utilisé. Le nom de la mobilisation financière exceptionnelle pour l’hôpital est lui-même une métaphore qui nous vient de la science des matériaux, la résilience.
Dans un de ses derniers livres, au titre à la fois poétique et métaphorique, Le temps des crises, Michel Serres compare l’histoire de l’humanité dans la longue durée au mouvement des plaques tectoniques à la surface du globe. Elles semblent immobiles à notre échelle humaine, mais leur mouvement inexorable fait toujours se soulever l’Himalaya et s’élargir le Rift Ethiopien où l’homme serait apparu. Nos civilisations fonctionnent de la même manière à l’échelle des générations successives : parfois les plaques se frottent et provoquent des tremblements de terre ou des tsunamis bibliques meurtriers, puis les choses reviennent à l’équilibre mais le paysage a été modifié. C’est ce que nous vivons en ce moment.
« Les peureux sont les adversaires les plus terribles que je connaisse. La peur est capable de tout et elle tue sans pitié », fait dire Jean Giono à l’un des personnages de son célèbre roman Le hussard sur le toit qui raconte l’histoire d’un jeune révolutionnaire italien en fuite pendant la grande épidémie de choléra de 1830. Un jour il se réfugie sur les toits de la ville de Manosque où depuis son belvédère, il observe les ravages de la maladie. Cette même peur engendre la haine qui, selon le personnage de Giono, « n'est pas le contraire de l'amour ; c'est l'égoïsme qui s'oppose à l'amour, ou plus exactement, monsieur, un sentiment dont vous entendrez désormais beaucoup parler en bien et en mal : l'esprit de conservation ». La peur commeles microbes a toujours été un danger mortel pour les humains, elle ne survit qu’en cherchant de nouvelles victimes pour s’y introduire et s’y développer : « l’homme est aussi un microbe têtu », ajoute Giono. De même que le coronavirus arrêtera de se propager quand il ne trouvera plus d’humains pour l’accueillir et lui permettre de s’y déployer, l’égoïsme de nos sociétés ne se contiendra que le jour où les humains dans leur majorité réaliseront que leur conservation passe par l’autre et la solidarité. Nous n’y sommes pas encore, mais l’épidémie actuelle pourrait en être une gigantesque expérimentation, la plus vaste jamais organisée à l’échelle de la planète, au moment où celle-ci n’a jamais été aussi proche d’elle-même au travers des réseaux sociaux et qui aura vu des milliers de personnes tuées par un virus mutant, quelque fût leur situation, leur rang ou leur richesse. Le postulat du libéralisme économique selon lequel l’agrégation des intérêts individuels fait l’intérêt collectif aura été invalidé définitivement dans une immense démonstration par l’absurde vécue en live par plusieurs milliards de personnes.
Filons la facile métaphore guerrière. Il y a trois ans, Emmanuel Macron a gagné le pouvoir à la hussarde : rapide, provocateur, déterminé et mobile. Il a vite muté en lansquenet luthérien pillant la République sociale comme le firent à Rome en 1527 ceux du Connétable de Bourbon. Il avait écrit un livre Révolution mais « la première vertu révolutionnaire, c'est l'art de faire foutre les autres au garde-à-vous » comme le rappelle l’ami de Angelo, le héros du hussard sur le toit dont Giono disait qu’il « voyait toujours la liberté comme les croyants voient la Vierge ». En trois ans notre Président a bien vieilli : le 16 mars dernier, comme quatre jours plus tôt, il nous est apparu le visage sans affect devant son prompteur et il était à la fois le Churchill déterminé et le vieux Pétain protecteur et acteur de la débandade du printemps 40, il y a 80 ans. A force de ne vénérer que la liberté d’entreprendre, il a oublié le monde réel. A force de petits mots, il a cédé à lui-même, il a « cédé au plaisir immédiat de répondre à un insolent par une insolence »comme le dit la belle aristocrate Pauline de Theus à Angelo, et elle ajoute « ce n'est pas une force ». Une immense plaque tectonique a bougé provoquant un tsunami en train d’engloutir notre Président sous nos yeux.
[1]Entretien avec Éric Plouvier Paul Ricoeur, agir dit-il, Politis, 7 octobre 1988.
[2]Paul Ricoeur, autour du politique. Fonds Ricoeur
[3]Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli. Éditions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.